RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion

Compte rendu des livres de Pierre Michon, Abbés et Corps du roi.
Texte mis en ligne le 9 novembre 2002.
© : Pierre Campion.

 Abbés Corps du roi
Pierre Michon, Abbés et Corps du roi, Lagrasse, Verdier, 2002.

Sur Pierre Michon bien avant les Vies minuscules (1967-1968), lire le bel article publiˇ par Alain Paire sur le site de sa galerie, le 22 mars 2012.


DRÔLES DE CORPS !

Pierre Michon vient de publier deux livres à la fois, qui n'ont pas grand chose à voir entre eux, du moins en apparence : Abbés et Corps du roi[1]. Le premier, qui consiste en trois brefs récits « médiévaux », répond à une commande du Conseil général de la Vendée[2] ; le second, est plus élaboré, plus complexe, plus personnel, peut-être…

Les deux corps de l'écrivain

Regardons les deux photos reproduites dans Corps du roi : celle de Beckett, la cigarette aux lèvres, un certain âge ; celle de Faulkner, encore jeune, bras croisés, ou plutôt : l'avant-bras droit, au premier plan et tenant toute la largeur du cadre, posé sur le bras gauche et le couvrant presque complètement, la lucky strike tenue entre deux doigts. (En ce temps-là, on photographiait les écrivains en fumeurs — Malraux ! —, sans penser à mal.)

Faulkner en buste, tête petite et corps massif, matière ombreuse, cheveux fournis et la moustache : un bloc saturé de réalité ; Beckett, seulement la tête, enlevée sur du noir, cou comme coupé, visage presque buriné, malicieux et lumineux. Beckett nous regarde de ses yeux bleus d'Irlandais, encore éclaircis au tirage ; Faulkner, lui, « jeune dipsomane cultivé d'un mètre soixante-trois, dans le cul-de-sac d'Oxford, Mississippi », regarde du fond de lui-même, il regarde la masse massive d'un certain éléphant, qui est tout ensemble le feu de la guerre, les filiations embrouillées dans les terres à coton, le bourbon et ses effets, le Sud ; et il se fait lui-même éléphant.

Les deux personnages, légèrement, se tournent de leur droite vers leur gauche : on ne voit de Beckett qu'une oreille, la droite, et de Faulkner on voit en plein la même oreille droite — mais l'un et l'autre quelles oreilles : grandes, larges, charnues ! Devant Beckett, le photographe s'efface, sa plaque plaide assez pour sa propre gloire ; l'avant-bras de Faulkner laisse distinguer, sur la manche du veston, la signature large de J. R. Cofield.

Même si ces reproductions ne paraissent pas de grande qualité, les deux images révèlent l'écrivain. Entendons-le comme Pierre Michon : « Le roi, on le sait, a deux corps : un corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre, et qu'on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett, ou Bruno, Dante, Vico, Joyce, mais qui est le même corps immortel vêtu de défroques provisoires ; et il a un autre corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s'appelle et s'appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l'œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c'est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine[3]. » Une fois pour toutes, telle année 1961 ou 1931, tel jour à tel instant, bien avant leur mort et leur résurrection, le corps glorieux de Beckett ou celui de Faulkner a brûlé la pellicule, nonobstant le corps mortel de chacun et la fragilité bien connue des émulsions photographiques. Bien mieux : cette gloire n'éclate qu'en raison de la réalité matérielle et instable, périssable, des composés chimiques, chairs et plaques sensibles.

De cet instant fugace et éternel témoigne l'incandescence de l'une des cigarettes (elle fait s'élever une légère fumée) ou la cendre s'accumulant de l'autre : si l'homme bouge, elle va tomber. Mais curieusement, l'une et l'autre semblent rapportées au modèle par les soins de quelque retouche : aux lèvres de Beckett, ou entre les deux doigts de Faulkner. Ils y tiennent si peu, et elles à eux.

Faulkner et autres souverains…

Dès avant d'avoir lui-même écrit un livre, Michon s'intéressait à Faulkner comme à « la littérature en personne ».

J'avais plus de trente ans. Je n'avais pas écrit une ligne. J'ai lu par hasard Absalon ! Absalon ! alors réédité en poche : j'y ai trouvé dès les premières pages un père ou un frère, quelque chose comme le père du texte. Quelqu'un qui écrivait de et par la constellation émotive qui était à peu de choses près la mienne ; dont la phrase respirait et voulait à mon rythme ; dont le nihilisme s'échangeait en son contraire par la grâce massive de ce rythme : j'avais la clef pour mes petites histoires, elle était là, dans cet impeccable pavé, cette impeccable coulée, où, plus que dans La Recherche, c'est la littérature elle-même qui parle, la grosse voix d'outre-tombe par laquelle ce monde-ci apparaît dans sa terrible vie, son immense joie en larmes[4].

Mais il ne s'agit pas vraiment d'une influence, ni même d'une ressemblance particulière. Cette paternité ou cette fraternité a pour lieu le texte et la littérature, en tant que tels et plus ou moins réalisés. Jusqu'à ce que Michon les ait avouées, elles n'étaient pas discernables. Et il se reconnaît d'autres pères ou frères, bien différents de Faulkner : Flaubert en premier et trop humain comme on va voir, mais aussi Daniel Oster qui vient de mourir, l'évêque Huet, Joseph Joubert et ce Maurice de Guérin, qui eut une fois l'étrange idée, mais si juste, de se représenter en arbre. Commentaire de Pierre Michon : « Ne rendre à l'aventure que des sons vagues et profonds, devenir un arbre que le vent étreint et berce, c'est un but vers lequel on peut s'efforcer ; par le plus humain des moyens qui est le langage ; être sorti de l'humanité et proférer des sons de feuilles, de gong, d'avalanches, sortir de l'humanité et la surplomber, la couvrir de son bruit, l'enfouir sous son feuillage, cela est digne d'efforts.

Le feuillage, c'est le livre. Le corps est de bois. »

Elles sont, la réalité et la littérature, radicalement étrangères l'une à l'autre, et cependant immanentes l'autre à l'une, jusque dans — et nommément dans — la personne de l'écrivain. C'est dans la littérature que le corps de l'écrivain éprouve exactement et pleinement sa matérialité et celle des autres corps et celle de toutes choses, mais également son inaptitude organique à tout ce qui n'est pas lui : les choses, les autres corps, et le sien propre. Cela est vrai des arts en général, et de toutes les activités de l'esprit, et de toute activité réellement humaine, car à aucun égard ce qui est ne nous est familier, amical ni inamical, humain ni inhumain. Pour peu que nous voulions bien ne pas l'oublier — nous l'oublions couramment —, la réalité nous ignore, indubitablement. Cela est vrai du pouvoir et de la sexualité, que raconte Abbés, de l'alcool et des souverainetés que Corps du roi évoque, et sûrement, quoique Michon n'en parle pas ouvertement, de la philosophie, de l'industrie, de l'économie et du commerce, des jeux, tous feuillages que la différence humaine déploie sans se lasser à l'encontre de et en hommage à ce qui est, comme le signe de sa continuité à elle, de sa très légère consistance, et de son consentement trop rarement réfléchi.

Fort bien. Mais justement, pas de malentendu, pas de confusion. Pas de ces fétichismes sous lesquels Flaubert a succombé, pas de ce masque cartonné auquel il finit par faire adhérer sa peau, de son vivant. Ne pas s'inventer une théologie de pacotille. Ne pas confondre l'exactitude et la perfection, l'écriture et le vissage, le style et la langue de bois, l'immortalité (la postérité, l'Académie…) et l'éternité : bien distinguer, ici maintenant, le bois et le feuillage. Ne pas diviniser la littérature, ne pas bétonner le corps glorieux par-dessus le corps de chair, les travailler au contraire l'un par l'autre et les rappeler l'autre à l'un, faire clocher la prose absolue par le boitement des choses, immuniser ainsi le corps glorieux contre la gloriole. À tout le moins, suspendre la pétrification, à l'instar de Flaubert se livrant quand même un instant aux choses, le matin du 16 juillet 1852 : « Il a fini dans la nuit la première partie de Madame Bovary. […] On n'est pas de bois, on jouit des arbres. Le monde au-delà de la Seine est fait de chaumes d'or, de javelles éclatantes, de hêtraies lointaines où le cœur bat. […] Le monde se passe de prose. » Laisser aux choses leur indifférence définitive, et briguer la seule gloire, frêle, de les célébrer comme telles[5].

L'incorporation du texte

Michon, dit-il, récite des textes, la Ballade des pendus par exemple, et surtout Booz endormi. Quand on l'invite dans les universités pour le bicentenaire de Hugo, ou seul à seul et tout d'un coup, devant le corps de sa mère, ou bien à la naissance de sa fille (« hasard tardif de [sa] propre vie »), ou bien sur un plateau de l'Éthiopie à l'occasion d'une rencontre éludée : « Le faux patriarche n'avait pas voulu de la vraie glaneuse. » Ce sont autant de prières, s'achevant parfois en soûlographies, où le récitant paye de sa personne : de sa mémoire, de sa concentration, de sa parole, de son histoire. Où sa parole entée sur son passé actualise le texte d'une Histoire ancienne et sainte.

Depuis que l'enfant entendit Booz « au début de juillet, juste avant les vacances d'été, à l'école de Mourioux, vers dix ans », et après que la première expérience se fut renouvelée en une autre, un mois d'août cette fois, « ce qui en bruit de fond dans [sa] mémoire scande les vers ou l'intervalle entre les vers, c'est le bruit des batteuses ». Un soir en effet, après les battages, quittant en douce la tablée des travailleurs, l'enfant fut le témoin d'une brutale copulation : « J'assistai, avec un plaisir et une angoisse féroces j'entendis croître et s'accélérer la voix inexprimable, la voix qui est à elle seule un corps entier, la voix massive et indubitable comme un moteur de batteuse. »

Il y eut donc encore, récemment en somme, des moments de grâce et de dur labeur, où les hommes, les femmes et les enfants vécurent de plain-pied avec les campagnes de la Bible, dans la violence des travaux d'été et dans la poussière même qui entourait les patriarches : « […] dans une odeur très spécifique de paille broyée mêlée à celle du fuel, que je ne sentirai plus jamais, dans un nuage de poussière suffocante, travaillaient comme des forçats des hommes aux mâchoires serrées, tous les muscles noués, les manches nouées au poignet, un foulard noué au cou pour que la poussière n'entre pas, la balle du grain collée au visage par la sueur, des damnés. » Tels demeurent les battages, dans une mémoire juste, instruite à la réalité des choses et à la rigueur de l'alexandrin, quand la nostalgie ne les trafique pas en idylles.

Fonder et refonder

D'épisode en épisode, de scène en scène, de récit en récit, toujours sauvegardant l'obscurité irréductible de chaque moment et ne s'expliquant rien par rien — foin de la vulgate psychanalytique —, traversant des feuilletés non disposés selon la chronologie, on passe des circonstances du deuil et de la naissance, du plateau éthiopien, des récitations donc aux origines de la récitation, de là au texte de Hugo, de Booz endormi au livre de Booz où Ruth la moabite, sans savoir, s'offre juste au moment où la lignée d'Abraham va s'éteindre avec Booz, — puis au Christ :

« Après le poème, après l'accouplement dans le noir, après les rimes embrassées et les corps embrassés, naîtra Obed, qui aura pour petit-fils David, roi, qui aura lui-même pour lointaine progéniture Jésus de Nazareth, qui clora une fois pour toutes la lignée d'Abraham un vendredi à trois heures de l'après-midi — mais qu'importe la lignée d'Abraham dès lors qu'en trente-trois ans de vie on a installé l'Éternité dans le temps, l'incommensurable dans la mesure, le Créateur dans la créature, l'infigurable dans la figure, l'ineffable dans la parole, l'incirconscriptible dans le lieu, l'invisible dans les yeux des hommes. C'est cela que joue l'Étrangère qui s'offre, c'est l'Incarnation, l'événement prodigieux, le cœur battant de l'Occident, la raison et la folie de l'Occident. »

Cette incorporation, les écrivains la renouvellent et la célèbrent dans leurs textes qui sont autant d'événements de l'Incarnation, ils l'inscrivent ainsi dans leurs corps misérables qui en sont les supports innocents et souffrants. Et particulièrement l'écrivain Pierre Michon, qui honore le corps de la mère après sa mort, et chante le corps d'une enfant inaugurant à son tour son propre temps, ces deux demeures, à un moment, de la vie qui nous dépasse en arrière et en avant, mais qui n'existe pas sans le fait de nos corps. Et chaque lecteur — chaque enfant —, s'il le veut, perpétue ce mystère, en récitant Hugo, ou Genet, ou Michon.

Des abbés en Vendée

Dans un Moyen Âge plutôt rêvé mais des plus convaincants, sur la côte inhospitalière de la Vendée où « toutes choses sont muables et proches de l'incertain », trois histoires de fondation, dont l'une raconte une imposture. Dans les contrées indécises des lieux et des âmes, dans le Tohu et le Bohu des marais pélagiques, dans les emmêlements des lignées dynastiques et selon les retournements imprévus des événements, des abbés et une femme forte, un juif converti et aussi leur chroniqueur, décident de mettre de l'ordre : une agriculture et une économie, des institutions, de la chronologie : de la raison. Ils découvrent qu'il n'est pas de gloire sans sexe, pas de sexe sans jalousies mortelles ; pas de miracle sans supercherie ; pas de pouvoir sans violences ; pas d'action sans retournements pervers ; pas de récit sans arbitraire. Et que l'on ne peut, par exemple, s'approprier le pouvoir du seigneur, et être aimée de lui.

Guéri d'abord de son bégaiement par une fausse relique, le prédicateur célèbre perd la parole à l'annonce de la vérité, des années après. La dame — elle s'appelle Emma ! — qui, pourchassant un sanglier enchanté au fond des bois, inventa l'abbaye de Maillezais, jette sa rivale aux valets et aux chiens et puis elle s'abîme au fond des vasières ou bien s'en va, paquet ignoble au fil de l'eau. S'inspirant de l'histoire de David, Bethsabée et Urie, le fondateur de Saint-Michel-en-l'Herm, livre aux bœufs de labour son jeune rival en pouvoir et en amour. Plus heureux cependant que les autres, il verra un jour lui revenir, lumineuse à la proue d'un bateau, la petite fille que l'amour lui valut. Mais c'était le premier des trois récits, et le dernier mot est pour celui de l'imposture.

 

La gloire tient aux sujets, aux lieux et aux modes de la souveraineté : la paternité des abbés et de toutes les sortes de pères ; le sexe des femmes, origine du monde ; l'écriture, et sa royauté précaire, qui s'exerce pourtant sur toutes les choses du monde : sur le savon ou les lacs, les arbres et les cygnes, les corbeaux et le temps perdu, les bourgades de l'Artois et la guerre d'Espagne…

La gloire et ses équivoques, de fonder et de commander, de forniquer et de tuer, d'engendrer, de prêcher, et d'écrire. L'ordre des corps, comme disait l'autre, renferme à lui tout seul toutes les dignités et indignités mêlées selon leurs obscures hiérarchies, et Pierre Michon nous raconte que les récitations s'achèvent parfois en un esclandre quand l'écrivain, bourré d'alcools raides, de paternité et d'alexandrins, se fait jeter sur le pavé, d'où, se prenant pour Booz, il contemple couché les étoiles telles qu'elles sont.

« Le ciel nous porte. Le ciel est un très grand homme. Il est père et roi à notre place, il fait cela bien mieux que nous. »

Pierre Campion

 


À lire :

Écrire avant l'autodafé, entretien avec Pierre Michon, Magazine littéraire, nº 415, décembre 2002, propos recueillis par P.-M. de Biasi.

Pierre Michon, la littérature en personne. Interview par Daniel Morvan dans Ouest-France, 10 décembre 2002.

Rencontre entre Pierre Michon et Jean-Claude Pinson. Lieu Unique de Nantes, le 21 novembre 2002, article d'Ouest-France.

Pierre Michon, l'écriture absolue, Actes du colloque international Pierre Michon, Saint-Étienne 8 au 10 mars 2001, textes rassemblés par Agnès Castiglione, Publications de l'Université de Saint-Étienne.

La bibliographie exhaustive et raisonnée de Pierre Michon, établie et mise à jour par Agnès Castiglione sur le site des éditions Verdier.

 


 

NOTES

[1] Ces deux livres ont reçu ensemble le prix Décembre 2002.

[2] Selon l'entretien accordé par Pierre Michon au Nouvel Observateur, numéro 1981 du 24 au 30 octobre 2002. Ne raillons pas trop la ringardise de tel homme politique, généralement méprisé des hommes de culture, sauf dans son département.

[3] On connaît l'ouvrage monumental de l'historien Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, 1957, trad. française Gallimard 1989, rééd. dans Kantorowicz, Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000. « Le concept juridique des Deux Corps du Roi ne peut, écrit-il, […] être séparé de Shakespeare. Car si cette curieuse image, qui a disparu pour ainsi dire complètement de la pensée politique moderne, a encore un sens très humain et réel aujourd'hui, c'est en grande partie dû à Shakespeare. C'est lui qui a rendu éternelle cette métaphore (p. 674). »

[4] P. Michon, Trois auteurs, Verdier, 1997, p. 81.

[5] Michon aurait pu, sans doute, adresser le même reproche à Mallarmé. Celui-ci sait aussi s'abandonner aux choses, dans ses lettres : à repeindre son bateau et le banc du jardin, à courir après un entrepreneur pour les aménagements de Valvins et à craindre le propriétaire qui ne sait rien de ces travaux, à regarder les terrassiers du chemin de fer et à subir leurs avanies… Mais le rêve d'une absolue prose du monde revient toujours le hanter.


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