Pierre Campion : Compte rendu du recueil de Robert Nédélec, Contre-jour. Texte mis en ligne le 27 octobre 2007. © : Pierre Campion. Robert Nédélec : Contre-jour, L'Arrière-Pays, 2007. Le recueil Contre-jour a obtenu le Prix Louis Guillaume 2007 du Poème en Prose (note du 21 novembre 2007). De la dérélictionRobert Nédélec : envers et avec toutDu sein d'un monde désespéré et qui devrait plutôt arracher des
cris, Robert Nédélec fait se déployer, selon de longues phrases
— souvent une phrase par poème, sur une page ou même sur plusieurs,
insistante et plusieurs fois relancée —, la grammaire impeccable
d'un français qui porterait toutes les marques d'une langue morte, même quand
telle expression contemporaine vient confirmer que nous sommes bien au présent
d'un supplice. En chaque texte, la phrase de Nédélec est faite comme pour
entraîner le lecteur dans le mouvement irrésistible de ses anaphores, en lequel
cependant des obstacles l'arrêteront pour le faire revenir en arrière, le faire
remonter les alinéas, pour l'obliger à rechercher le sujet, le verbe, les
circonstances, conditions, concessions, inflexions, reprises et
tempéraments : pour le faire prendre en charge, lui lecteur, ce discours
étrange, en lui demandant de confirmer à tout instant sa volonté d'avancer en
dépit de tout, de comprendre… Ce sont les diatribes d'un Juvénal qui ne s'en prendrait qu'à
lui-même, ou les séquences de quelque poète ancien de basse époque, à la langue
obscure, tourmentée et rigoureuse ; c'est une parade sauvage dont nous
n'aurons pas toutes les clés ; ce sont des mouvements sans cela
erratiques, dont la syntaxe justement constitue « le pivot de
l'intelligibilité » et le trait de la vérité. Ce sont des espèces de
proses d'église mais sans Dieu, et d'un paganisme de volonté. (Voir par
ailleurs, sur ce site, quatre poèmes entiers.) Ne pas ajouter au « vacarme » régnant (le premier
mot : « On ne s'entend plus au milieu des hommes »,
p. 9) ; créer des zones de silence contraintes et mesurées par une
langue impérieuse ; y imposer, mais proférée à notre présent, la prégnante
parole d'une époque désormais infiniment reculée où son baptême pouvait être
intolérable à un certain baptisé, et où tel autre confessait en lui-même la
trace d'un vieux plumage, détestée mais indubitable. (Voix de nos
contemporains, en toute bonne foi :
« Où donc est le problème ? ») À des moments, en effet, la virulente critique de Dieu et de ses
ministres ne parvient plus à étouffer tout écho séducteur des fêtes anciennes : Des trous du mur sortiront peut-être des flonflons de fête
sacrée ou profane. Mais le mur semble encore lisse quand s'annonce le
dénouement. Au long de la plinthe glissent les aveux. Prends-les par la
queue, chantent les enfants pour voir s'ils se cassent, […]. Dans l'angle du plafond, au-dessus de la frise, il semble
bien que l'on ait écrit sur le papier. Poèmes en pattes de mouche, Reprennent les enfants — mais leurs voix tremblent
déjà, et certains prétendent que ce ne sont que faux dérisoires Vu que, dans cette pièce-là, n'officie toujours qu'un chœur
de vieillards —, même pas lisibles, tachés d'excréments, Sortons les canons et tirons à vue depuis les miroirs,
sortons sans crainte les torchons pour parachever le massacre, La lessive et l'éponge aussi car la notice spécifie qu'en
l'espèce toute surface est lavable, et puis, quand elles paraîtront, ネiminons les traces du dieu caché depuis le début dans les
trous du mur, parmi les mouches à mots et les blattes — ou celles de
son cadavre. (« Intermezzo », pp. 82-83) Perdu dans ses solitudes, le moi se dédouble, s'échappe et s'effrite : dans des détails éprouvants (rapports de laboratoires, perte de cheveux et de cils…), dans des reflets, dans des extérieurs intérieurs habités de spectres et de tireurs embusqués (« Et l'on s'acharne maintenant à coups de poings sur les volets, et tu entends hurler dehors quand le grondement de l'herbe qui se casse/ Ni le tumulte des feuilles froissées ne couvrent la voix de celui qui murmure tout près que tout est pareil de chaque côté de l'ouvrage », Un pas de plus, et s'effacent, p. 33), dans des spectacles de dérision et d'épouvante, — dans des personnages obsédants de silence : une mère abandonnée à quelque maison de retraite, « quelqu'un qui voulut être toi » (un père, qui tranchait le cuir et que l'on voit sur son lit de mort ?), et surtout un enfant à l'ancienne… En fait, il n'y a presque plus de subjectivité — sauf sous la forme de celle qui s'implique parfois dans « toi », « nous », « il » ou « on », et une fois dans « mon père » —, il n'y a plus que ce discours impersonnel, dans lequel s'abîment et se tiennent l'être et tous ses états. La poésie même est soupçonnée de complaisance, et l'accusation
de mensonge déléguée à la cruauté d'une certaine voix, féminine mais non
maternelle, elle sujet bien explicité, pour trois textes et quatre pages d'une
rare atrocité : De lui, dit-elle, je n'ai su que le monstre nu, celui qui
s'est construit à l'entour de sa bouche et ne parle jamais Aujourd'hui qu'elle ne soit remplie d'abord de matière
rougie, terre, sans mémoire, malgré l'apparence, […], De lui, quand la lumière mange les yeux, ce cri douteux qui
signifie que l'on s'agrippe, ongles et peaux, À sa paroi et se déchire, que l'on modèle aussi parfois dans
une boue tombée des cieux Son propre signe, mais que l'on ne crée, quoi que l'on
imagine, qu'un genre de dieu bancal et débile […], De lui enfin, ce doux gémissement de supplicié, qui n'est que
mensonge, puisque l'autre, dit-elle, Qui n'a pas de nom, mais dont on devine, où que l'on se
trouve, la forme qui s'ouvre à peine ou s'apaise, Maquille d'un rien de poudre ou de sel le plaisir mauvais
d'écouter son cœur battre sous la plaie. […] De lui, dit-elle, et maintenant que je ne m'égare plus, ou
suis égarée à jamais, pourquoi dissimulerais-je encore, Je n'ai su que ce beau tissu de mensonges sur lequel on jure
de dire la vérité — de lui, de moi, de qui j'ignore Tant il fait noir sous les pages et derrière les paravents
— et des silhouettes projetées sur le drap ou le papier. (« Le
mensonge », pp. 91-94) Mais cette voix, bien sûr, n'est que l'une des modalités de la
voix générale, et l'une des formes, toujours aussi rigoureuse et aussi éloquente,
de sa souffrance. Formulons cette hypothèse. Le monde de Nédélec est désolé parce qu'il
a été habité ; il est scindé parce qu'il fut unitaire ; il est privé
d'amour parce qu'il fut heureux (« En ce temps-là, l'aube s'habillait
court. Ses jambes cisaillaient rapidement les ciels, et l'on entendait aussi de
brefs claquements de talons dans le désordre des feuillages […] »,
p. 21) ; il est dépourvu d'histoire et d'avenir parce qu'il y eut,
une fois, l'espoir d'une Révolution (« Nous ne jurions plus que par elle
et par ses icônes… », p. 115). De cet état ancien témoignent des
vestiges, et justement, de manière paradoxale et ambivalente, cette langue,
mais moins comme le signe d'une nostalgie (fut-elle jamais écrite comme
cela ?) que comme la volonté d'aller en toute lucidité contre le malheur,
en veillant toutefois à ne pas le liquider et même plutôt en le radicalisant,
en l'exacerbant (en l'abolissant tout vif en elle-même ; en
l'exaltant ?). Car il y a pire que cette douleur, ce sont les illusions
anciennes, et pires que celles-ci celles qui se formeraient dans les regrets,
ou dans l'abandon et dans la complaisance au malheur, et encore, comme on l'a
vu, celles qui pourraient naître de la poésie elle-même. Le poète marche sur le
fil d'un rasoir et sans retour possible : Un pas de moins, une rétractation tardive peut-être, ou
l'indécence d'un regret, et c'est le chemin lui-même qui s'abolit, un pas,
comme retranché à l'errance ou la promenade, un pas de moins Ou en arrière, quand se liguent contre soi fatigues et
dégoûts, que lumières et nuits font masse commune, et voici qu'apparaît sur le
côté, rouge-vif parmi les arbres ultimes le panneau Danger […] (« Les illusions », pp. 77-78) C'est pourquoi toutes les issues sont soigneusement bouchées. Le
temps est nié (« Et puisqu'il semble enfin que rien ne bouge et que l'on
ait encore fait l'enfant ce soir, la bête ou le dieu, on barre au calendrier
les jours anciens et futurs d'identiques traits rouges », « Les
mêmes », p. 90) ; toute évocation du bonheur se paie d'un
sarcasme (« […] À part soi cependant, et même si nous trouvions à ce mot
une odeur de vomi, chacun d'entre nous convoquait le cœur », En ce
temps-là, l'aube s'habillait court,
p. 21) ; et, encore une fois, texte par texte, la syntaxe sature et
emmure le souffle vital dans des exercices de respiration contrôlée et
d'athlétisme moral. Et cependant, se faisant jour presque dès le départ et confirmée
dans le thrène au père (pp. 119-120), une ligne de frêles bonheurs pas
toujours ni systématiquement passés au lance-flammes : […] À l'orée de soi-même, on hésite certes à mettre ses pas dans ceux du géant sans ombre qu'on croise, et c'est cependant Le bonheur déjà, ce sol qui résiste, et cette chair qui se
conforme et s'éloigne de son vertige initial, cette brusque absence de
tremblement, Et c'est le bonheur ensuite, quand on rouvre son regard, ce
milieu du gué, ce creux sans douleur ou ce bombement presque imperceptible à
fleur d'eau Qui rapproche du soleil les visages chiffonnés
— le bonheur, ce miroir immobile qu'aucun reflet ne déchire ni
hante, qu'aucun cri morbide n'étoile, Et l'effacement progressif de cette friche, sur la première
rive, au cœur de laquelle on dressait, comme pour tenter de tutoyer le ciel,
ses châteaux de masques. (« La clarté », p. 42) Certes, il peut s'agir d'une approche de la mort et d'une
traversée esquissée du peu profond ruisseau, consentie et autant que possible
non morbide. Il n'empêche qu'une sorte d'apaisement apparaît parfois, même dans
des passages qui rappellent aux images honnies : … C'est certes le bonheur, dit-il, cette clarté neuve, et
cette femme sous le ciel, visage nu sans auréole ni halo, à peine entrevue dans
la foule opaque, au nom de laquelle on a lapidé […], Le bonheur quand le monstre boit dans le creux de sa propre
main, que l'on n'entend plus les cris de la meute et que s'évanouit l'odeur de
sang qui tournait autour des fourrés Et s'échappait des caves… […] […] Reste que l'on sonde toujours du doigt quelque plaie béante,
au côté droit ou dans les paumes, même si, quand c'est le bonheur, le
procurateur et le centurion sont souvent absents. (« La part
d'ombre », pp. 101-102) Ainsi, toujours toutes précautions gardées contre ses propres
entraînements mais en confiance toujours à l'égard de la langue et de ses
disciplines, la syntaxe, à nouveau… Car c'est bien elle qui fait tenir ensemble
dans son mouvement toutes ces cruautés et les conduit fermement à ce thrène où
l'acquiescement se fait au nom, pour la première fois semble-t-il, d'une
fratrie, et à la mort de chacun à travers celle du père : Meurs, mon père, meurs vraiment, puisqu'à présent même l'image
pâlit, que l'on ne dépose plus de fleurs sur ta tombe et que nos regards
s'habituent, meurs puisque nos mains aussi se sont recouvertes de cuir ou de
carton et n'adhèrent plus à la dalle, Rejoins les lointains et dis-nous pourquoi nous nous en
sentons si proches aujourd'hui, et dis-nous pourquoi nous sommes certains que
nous te touchons en tendant le bras, laisse-nous confondre ce qui fut ton nom
et ce qui toujours est un peu le nôtre, Meurs puisque l'heure approche et que nous allons d'un pas de
soldat ivre de ses mots vers où l'on ne sort que lavé de tous les péchés du
monde et du ciel, pardonné, dit-on, mais, en vérité, par qui et de quoi Quand on n'a jamais plongé au plus noir que pour tenter
d'apercevoir ensuite tes grandes flaques de lumière. […] […] (« Thrène », pp. 119-120) Le contre-jour n'est pas nécessairement l'éclairage le plus défavorable aux choses et aux êtres, et on voudrait, pour le poète, même si ce vœu a quelque chose
d'outrecuidant, que tel soit en effet le sens de son intransigeance et de sa
douleur. Pierre Campion |