Pierre Campion
Conférence donnée au Lycée Chateaubriand, octobre 1995.
© : Pierre Campion.
Trois images poétiques dans Éluard, Proust et Hugo
Que voyons-nous quand il y a image poétique ?
Dans le cadre dun cycle de conférences qui traite des images au sens propre et de limage sous toutes les acceptions de ce terme, il ne serait peut-être pas inutile de rechercher sur pièces ce que nous entendons, les uns et les autres, par la notion de limage poétique.
Pourquoi donc appelle-t-on image ce que les traités de rhétorique appelaient, déjà par une métaphore, « les figures du discours », cest-à-dire les expressions, notamment poétiques, dans lesquelles le travail de la langue transpose les réalités, abstraites ou concrètes, de quelque manière que ce soit : tous les tropes donc, et notamment, quand il sagit de la poésie, la métaphore et la comparaison ?
En dautres termes, si nous prenons au pied de la lettre la métaphore assez usée que forme ici le terme d'« image », quy a-t-il à voir avec la vue dans limage poétique ?
Comme bien souvent, le dictionnaire (en loccurrence le Robert) nous met sur la voie, en faisant remonter jusquà Brunetto Latini, au XIIIe siècle, le premier emploi en ce sens du mot d'image :
(V. 1265, B. Latini.) Évocation dans le discours d'une réalité (souvent abstraite) différente de celle à laquelle renvoie le sens propre littéral du texte, mais liée à elle par une relation de similitude, d'analogie.
Premier point : limage appartient au discours, et donc, en un sens, à lordre de la parole. Deuxième point : limage est de nature représentative. Imitant et représentant des réalités abstraites ou concrètes, ou mieux encore les évoquant, elle procurerait aux yeux un artefact sensible de la chose ou de la notion, artefact nécessairement analogique, imitatif, et donc distinct de cette chose ou de cette notion.
En ce sens, toujours à son entrée « Image », le Robert cite donc Boileau :
Ces « images », que d'autres appellent « peintures » ou « fictions », sont aussi d'un grand artifice pour donner du poids, de la magnificence et de la force au discours. Ce mot d'« image » se prend en général pour toute pensée propre à produire une expression, et qui fait une peinture à l'esprit de quelque manière que ce soit ; mais il se prend encore, dans un sens plus particulier et plus resserré, pour ces discours que l'on fait « lorsque, par un enthousiasme et un mouvement extraordinaire de l'âme, il semble que nous voyons les choses dont nous parlons, et quand nous les mettons devant les yeux de ceux qui écoutent. » Boileau, le Longin, Traité du sublime, XIII.
Notons demblée que, pour Boileau, le caractère pictural et fictionnel de limage est lié à celui de lexpression et notamment à celui de son énergie représentative et dun certain état émotionnel, intense et comme inspiré, lenthousiasme. Mais, pour le moment cela ne nous en dit guère plus sur ce que nous voyons quand nous sommes en présence de limage poétique, ni sur le fait même que nous voyons et comment nous voyons.
Pour avancer, il faut analyser des images, et dabord une image dÉluard, parmi les plus célèbres de la poésie française.
« La terre est bleue comme une orange »
Tout le monde connaît le début de ce poème du recueil lAmour la poésie (1929)[1]:
La terre est bleue comme une orange Jamais une erreur les mots ne mentent pas [
].
Rien de plus visuel que cette image, ou plus exactement rien de plus fidèle, en apparence, à un spectacle, à une « chose vue », à une « vision » ou à une « illumination » de poète.
Pourtant, en me fondant dabord sur laffirmation du deuxième vers et sur la position, seconde justement, quil confère à cette affirmation, je voudrais proposer lhypothèse suivante : la formule de limage est première ; cest une formation et une assertion essentiellement verbales ; la vérification de lassertion suit, certes immédiatement, mais enfin elle vient ensuite, et elle nest pas nécessairement une confirmation par conformité à une chose vue. En somme, dans le poème, il ny a rien avant ce vers, et il faut tirer toutes les conséquences de ce simple fait.
Quels sont les caractères de cet énoncé, en tant quénoncé justement ?
Premièrement, comme tout énoncé, il se produit nécessairement dans les lois et dans le trésor de la langue : cest une formation syntaxique simple, courante, parfaitement grammaticale qui emprunte un modèle connu et presque minimal : sujet, verbe (être), prédicat, proposition comparative elliptique du verbe. Mais il est dans la langue dune autre manière encore : en ce quil évoque dautres énoncés, existants et reconnaissables. Le premier de ces énoncés se dit et sécrit ainsi : « La terre est ronde comme une orange », et le deuxième : « Le ciel est bleu »[2].
À quel registre et à quel monde de la langue appartiennent ces énoncés abolis par et dans limage ? À ceux de lécole.
Quest-ce que ce fait signifie ? Limage réunit en un seul deux énoncés, elle les contamine, elle les abolit en elle, et son étrangeté vient dabord de là : on ne peut dire à la fois ces deux énoncés (ni deux énoncés en général), et elle le fait, par lénonciation de celui-ci et au prix évidemment dune autre violation de lobligation imposée généralement aux énoncés linguistiques, celle de la conformité à la réalité.
Si nous poursuivons la référence mallarméenne de labolition, limage annihile les deux énoncés, mais pas nimporte comment : elle le fait de manière positive, en les prononçant ensemble et comme une affirmation nouvelle. Par là, elle les garde comme reconnaissables, elle les dépasse en les conservant, elle les nie en sétablissant, elle les dialectise. Mais que nie-t-elle en les niant, à quoi contredit-elle ? Non pas exactement (ou pas seulement) au contenu de leur affirmation à chacun mais justement à ce quils signifient dès quon les nie ensemble et lun par lautre : elle nie leur monde, cest-à-dire les énoncés de la langue de lécole et les énoncés de la langue en général, non pas dans leur syntaxe mais en tant quexemples de phrases, et de phrases conformes à la réalité des choses, en tant que phrases qui figurent dans la leçon de lecture et décriture, dans la leçon de grammaire et de vocabulaire, dans « la leçon de choses », dans toutes les leçons.
Autrement dit, lénonciation est première, comme phénomène langagier, indépendant de toute chose vue et même de toute image déjà formée et de tout concept reconnu et consacré de la réalité des choses : sil est évident que le ciel est bleu et sil est reconnu, par la médiation du fruit offerte aux enfants, que la terre est ronde, limage énonce une vérité que personne na jamais vue ni pensée au préalable. Personne, et notamment pas le poète.
Ainsi donc cette image nie les évidences du regard comme les évidences de lesprit en tant que ceux-ci se représentent les choses, et elle nie ces évidences en tant quelles sont recueillies dans le trésor des formules pédagogiques en vue de leur transmission.
En abolissant ces formules, limage nie donc la réalité en tant que telle et tout entière, et notamment le monde triste et contraignant de lécole[3]. Mais que dit-elle positivement, dans sa formule absolument affirmative, et dont la positivité se fonde sur la négation que je viens dessayer danalyser ?
Que la terre, en sassimilant ainsi au ciel, devient matière légère et aérisée, que sa couleur se change en bleu ciel, et que, conservant en elle la notion et la réalité de lorange, elle se laisse pourtant prendre dans la main et devient mangeable : manger donc la Terre, confondre à la vue et à la prise des mains la terre et le ciel, cest exprimer à travers des impossibilités fondamentales, comme un fait actuel et réel, ce qui ne peut être comme réel. Cest dénoncer la réalité comme réalité : tel est le travail langagier de cette image.
Ce que nous dit donc encore cette image, et que confirmerait la suite du poème (qui est un poème damour), cest à la fois la vérité et la réalité du désir, entendons : le désir de tenir en main la terre et de la manger comme ce qui ne se mange pas, cest la vérité des êtres humains exprimée par la réalité impérieuse de leur désir, qui ne se laisse jamais oublier. Autrement dit encore : si la réalité des choses et celle de notre langue simposent absolument à nous, sans démonstration, notre désir qui les nie simpose aussi à nous, avec le même caractère dévidence, dindubitabilité et de nécessité que toute réalité. Mais, de même que nous voyons les choses et que nous les pensons dans la langue et dans les représentations qui nous sont maternelles, de même notre désir les nie dans des représentations qui simposent à nous de manière indubitable mais, et cest là lessentiel, de manière entièrement nouvelle.
Cest pourquoi limage ne décrit ou ne note rien qui existe préalablement à sa formulation, pas même une vision de limagination : le désir est ce qui surgit dabord et immédiatement, à travers la parole, et en dernière analyse cette image-ci ne dit que ce désir.
Revenons maintenant à la question du début : que voyons-nous par et dans limage poétique ? Je répondrai en deux temps, dabord par des formules dAndré Breton, puis par une brève suggestion sur la nature de limagination dans limage poétique[4].
Il y a dans le recueil de textes de Point du jour un article intéressant de 1933 intitulé « Le Message automatique »[5]. Breton y décrit encore une fois lapparition dune de ces « formations verbales », quil appela le premier « images surréalistes »,
[
] formations verbales particulières qui [
] par la soudaineté de leur passage et le manque total, frappant, dhésitation que révèle la manière dont elles sordonnent, apportent à lesprit une certitude trop exceptionnelle pour quon nen vienne pas à les considérer de très près (p. 164).
Après sêtre posé diverses questions concernant lécriture automatique de notre « murmure intérieur », et notamment après avoir critiqué les dérives esthétisantes de cette pratique et les empêchements que produit lapparition des images visuelles dans la notation de ce murmure, si lon ny veille pas de près, Breton proclame :
Toujours est-il que je tiens, et cest là lessentiel, les inspirations verbales pour infiniment plus riches de sens visuel, pour infiniment plus résistantes à lil, que les images visuelles proprement dites. De là la protestation que je nai jamais cessé délever contre le prétendu pouvoir « visionnaire » du poète. Non, Lautréamont, Rimbaud nont pas vu, nont pas joui a priori de ce quils décrivaient, ce qui équivaut à dire quils ne le décrivaient pas, ils se bornaient dans les coulisses sombres de lêtre à entendre parler indistinctement et, durant quils écrivaient, sans mieux comprendre que nous la première fois que nous les lisons, de certains travaux accomplis et accomplissables. L« illumination » vient ensuite. Toujours en poésie lautomatisme verbo-auditif ma paru créateur à la lecture des images visuelles les plus exaltantes, jamais lautomatisme verbo-visuel ne ma paru créateur à la lecture dimages visuelles qui puissent, de loin , leur être comparées. Cest assez dire quaujourdhui comme il y a dix ans, je suis entièrement acquis, je continue à croire aveuglément (aveugle
dune cécité qui couve à la fois toutes les choses visibles) au triomphe, par lauditif, du visuel invérifiable (pp. 185-186).
Tout est dit ici : le caractère premier et prééminent de limagination verbale, les développements visuels quelle suscite, le genre de vérité des images auditives qui ne tient nullement à leur conformité descriptive avec la réalité, disons même : qui tient à leur rigoureuse autonomie à légard de cette réalité ou plutôt à la négation stricte quelles produisent à son égard. Non, décidément, les mots ne mentent pas.
Résumons : voir, cest reconnaître comme telle la réalité ; parler en liberté, cest manifester la vérité de lhomme qui est le désir, cest le laisser parler[6] ; écrire poétiquement, cest capter à la source et avant toute visualisation le murmure incessant du désir. Et vérifier cette parole, cest constater quelle a réalisé et rempli les demandes impérieuses du désir, et cest lui seul qui peut le dire.
Mais noublions pas que les associations verbales engendrent des formations visuelles, selon ce que dit Breton lui-même et selon ce que nous savons tous intuitivement. Il y a bien image, au sens propre, même si cest a posteriori.
Comment alors voyons-nous et que voyons-nous ?
Si les représentations visuelles sont secondes, cest quelles se forment dans les procédures langagières et quelles leur demeurent liées. Quest-ce à dire ? Nous « voyons », mais littéralement en termes de lignes, couleurs et formes, et non pas des lignes, couleurs et formes. Nous « voyons » donc certes, mais, je suppose, comme voient les auditeurs de la musique, cest-à-dire des entités de lordre purement mental et affectif et encore certaines entités de cet ordre mental, celles qui nexistent que de manière auditive : architectures, mouvements puissants de laffectivité, formes diverses de la rêverie
Cest que le corps est de la partie, mais un certain corps, lui-même représenté.
En effet, la parole est une réalité de lordre physique (sons, débit, ton, accents, etc
) et lon sait que la physique de la parole porte des significations psychologiques et affectives considérables, notamment dans la formulation et pour ainsi dire leffectuation de lêtre moral et symbolique. Mais si je lis (si j'entends, si je dis, dans ma lecture) « La terre est bleue comme une orange », cest mon corps réel lui-même qui est nié et représenté, aboli, au même titre que la terre et le ciel et les formules du monde scolaire : autrement dit, cest ce corps-là, imaginé, tel quil se forme dans la formule quil prononce, cest ce corps-là qui « voit », mais littéralement et forcément, justement, comme « ne voient pas » nos corps réels, comme jimagine que voie ce corps ainsi créé et libéré. Corps de parole que celui du poète, et celui du lecteur, sil lit dans la fidélité à la parole de limagination poétique. Comme cette parole porte toutes les valeurs de la parole physique (ton, accents, syntaxe
) mais abolies en leur représentation imaginaire, de même la vision liée à cette parole portera toutes les valeurs de la vision des choses (formes et matières, couleurs, nombre
), mais abolies en la représentation de lacte de vision, et encore dune représentation commandée par celle, fondamentale, de la voix imaginée.
Mais tout cela est-il vraiment si étrange ? Non, car comme nous le savons maintenant, paraît-il, et de mieux en mieux, cest-à-dire de manière scientifique, la vision, au sens physiologique du terme, est un acte mental, y compris et dabord la vision des choses réelles. Simplement on pourrait peut-être ajouter que cet acte mental est dordre linguistique.
Cependant, arrivé ici, je laisse la parole, symboliquement, à ces sciences nouvelles quon appelle sciences cognitives, en leur demandant toutefois, et toujours symboliquement, de bien vouloir considérer aussi, dans leurs recherches, le statut et les effets mentaux de limagination poétique
Les fuchsias de Madame Loiseau
Mais, direz-vous, tout cela ne vaudrait que pour le cas très particulier des images qui fleurissent dans un environnement plus ou moins proche du surréalisme. Cest pour répondre davance à votre objection que je vous propose une image venue dun tout autre monde, celui de la Recherche du temps perdu.
Il sagit de léglise de Combray :
Léglise ! Familière ; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où était sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de Mme Loiseau, quelle touchait sans aucune séparation ; simple citoyenne de Combray qui aurait pu avoir son numéro dans la rue si les rues de Combray avaient eu des numéros, et où il semble que le facteur aurait dû sarrêter le matin quand il faisait sa distribution, avant dentrer chez Mme Loiseau et en sortant de chez M. Rapin ; il y avait pourtant entre elle et tout ce qui nétait pas elle une démarcation que mon esprit na jamais pu arriver à franchir. Mme Loiseau avait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui prenaient la mauvaise habitude de laisser leurs branches courir toujours partout tête baissée, et dont les fleurs navaient rien de plus pressé, quand elles étaient assez grandes, que daller rafraîchir leurs joues violettes et congestionnées contre la sombre façade de léglise, les fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela pour moi ; entre les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles sappuyaient, si mes yeux ne percevaient pas dintervalle, mon esprit réservait un abîme[7].
Voilà donc un lieu, et dans ce lieu des personnages : des fleurs en jeunes filles aux bonnes joues pleines et violacées, animées dun désir et insatisfaites. En somme, une métaphore un peu surprenante mais très juste finalement, comme on dit, pour décrire la forme et la couleur des fleurs ainsi que la profusion robuste et buissonnante de larbrisseau appelée fuchsia.
Lieu quelque peu étrange, cependant : cest celui où le sacré entretient une contiguïté immédiate avec le profane mais aussi sen sépare de manière invisible et cependant irrécusable. Contre cette démarcation idéale, lesprit, pas plus que les sollicitations érotiques des fuchsias, ne peuvent rien. Et pour cause
Cest que, précisément, ce lieu est dans lesprit, cest quil est lesprit lui-même et quil nest constitué que selon les seules et propres catégories de lesprit, catégories que celui-ci ne peut évidemment transgresser : divisé en deux, par l'une de ces distinctions et oppositions que seul lesprit connaît et forme, ce lieu revêt une réalité purement notionnelle et mentale[8]. Si on suit maintenant les analyses de Gérard Genette, on voit donc que, sur le fondement dune métonymie (la mise en évidence dune relation de contiguïté, distinctive, entre le profane et le sacré), il se développe une métaphore (la relation de ressemblance entre les fuchsias et les jeunes filles)[9] : ainsi y a-t-il ici deux images liées, parmi les plus fondamentales dans la poétique, et ces deux images ne sont que les effets conjugués dune vision intérieure à lesprit, et de lesprit à lui-même. Car, si la métaphore constate des ressemblances « aux yeux », la métonymie relève dune construction de lesprit qui établisse de manière active et dynamique les liens organiques entre les choses, en tant quil les pense, pour lui, par lui, en lui, et contre ce qui apparaît et simposerait aux yeux.
Autrement dit, comme plus haut mais à sa manière, limage proustienne complexe que nous avons ici constitue un effet décriture en vue dun effet de lecture. En effet, tout repose ici, littérairement, cest-à-dire au niveau de la poétique du récit proustien, sur la supposition générale dun sujet central, celui qui raconte et celui qui est le héros et lêtre de ce récit : or cet être est constitué, en tant que forme imaginaire, comme une conscience unique absorbant toute réalité en elle-même et dans les seules catégories de sa « vision[10] ».
Par conséquent, si, suivant la formule célèbre, « le style pour lécrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision[11] », inversement la vision elle-même nexiste que comme un immense édifice imaginaire langagier, dont la supposition fondamentale est celle-ci : le sujet absolu de toute chose se raconte au long dun soliloque unique qui est, fictivement, le livre entier de la Recherche du temps perdu.
Cela signifie encore que ce que nous « voyons », quand nous lisons cette uvre, nest rien dautre que ce que nous imaginons en termes de vision, dans les mots et dans les structures narratives de cette vision, quand lidentification romanesque nous assimile au corps représenté et à sa parole, cest-à-dire au corps parlant du sujet proustien, constitué dans la parole fictive qui est la sienne. Ce que nous « voyons » ainsi, cest donc notre propre corps ainsi imaginé à travers la parole muette et en mouvement que la lecture identifiante nous procure ; mais nous ne voyons cette espèce de corps propre quautant que notre corps réel se voit réellement, cest-à-dire très peu et essentiellement de manière symbolique.
Résumons donc encore une fois : cette image proustienne a bien à voir avec le fait de voir, mais elle ne fonctionne que dans un système décriture et de lecture. Et cela est si vrai que, chronologiquement, luvre proustienne sest élaborée très lentement comme on sait, et la plume à la main : le monde de Proust na jamais existé, même comme vision imaginaire, en dehors de et préalablement à lélaboration littéraire.
Un faucheur dans Hugo
Avec Hugo, on aborde ici, comme souvent, une sorte dobjection massive ou au moins un cas troublant. Car y a-t-il images plus visuelles que celles de Hugo et un goût de la « chose vue » comme le sien ?
Prenons telle image de Hugo, par exemple celle du faucheur qui figure dans le grand poème de 1872 écrit en hommage à Théophile Gautier, à la mort de celui-ci.
[
] Passons ; car cest la loi ; nul ne peut sy soustraire ; Tout penche ; et ce grand siècle avec tous ses rayons Entre en cette ombre immense où pâles nous fuyons. Oh ! quel farouche bruit font dans le crépuscule Les chênes quon abat pour le bûcher dHercule ! (v. 70) Les chevaux de la mort se mettent à hennir, Et sont joyeux, car lâge éclatant va finir ; Ce siècle altier qui sut dompter le vent contraire, Expire
O Gautier ! toi, leur égal et leur frère, Tu pars après Dumas, Lamartine et Musset. (v. 75) Londe antique est tarie où lon rajeunissait ; Comme il nest plus de Styx il nest plus de Jouvence. Le dur faucheur avec sa large lame avance Pensif et pas à pas vers le reste du blé ; Cest mon tour ; et la nuit emplit mon il troublé (v. 80) [
][12].
Mort du siècle, mort dune cohorte poétique, qui se forma vers 1830 et dont Hugo se voit désormais le seul survivant[13]. Mort des grands mythes contradictoires, celui de la Fontaine de Jouvence et celui du Styx, et mort de limagination ancienne qui les pensait de manière cohérente. Le mouvement inexorable porte donc tout simplement à la mort de limagination poétique, en général et particulièrement dans la personne du poète. Comment ce mouvement est-il orchestré ?
Observons dabord que cette image classique de la mort en faucheur appartient à un développement dénoncés. Dabord celui dune loi, qui énonce le mouvement universel, des hommes et de toutes choses, vers la mort, un mouvement qui sapparente au phénomène physique et cosmique de la pesanteur. Puis une sorte de discours dimages : successivement celle de lallongement des ombres le soir, celle de la mort dHercule, celle des chevaux de la mort substitués à ceux du soleil, celle dun vaisseau remontant contre le vent, celles jointes du Styx et de la Fontaine de Jouvence. Cette loi et ces images se forment et se développent dans un monde mental, celui du poète en tant quil actualise et récapitule le savoir et certains grands mythes de lhumanité. Mais observons aussitôt que presque toutes ces images comportent en même temps une dimension auditive et visuelle de réalisme campagnard et maritime : approche du soir par lallongement des ombres sur le sol, bruits du bois contre les haches, des troncs qui se déchirent, du choc des troncs et des branches sur le sol ; éclats sonores et mouvements dangereux des chevaux ; efforts du vaisseau contre le vent. Seule limage purement mythologique du Styx et de la Fontaine de Jouvence manque de ces résonances dans le réel.
Dautre part, tout le mouvement de limagination va vers un autre mythe, plus convenu dailleurs en apparence, celui de la mort en faucheuse. Mais justement et à lencontre de liconographie traditionnelle comme de la langue française, il sagit dun faucheur, parce que ce sont les hommes qui fauchent dans le monde paysan que le poète a sous les yeux.
Autrement dit, nous pouvons formuler déjà trois conclusions provisoires :
1 Ces images se forment dans et appartiennent au monde des représentations symboliques. 2 Elles comportent un dynamisme, qui exprime la capacité toujours vivante, elle, de limagination. 3 Elles ne demeurent vivantes et actives quautant quelles entrent en résonance avec le monde réel et quelles linforment[14].
Mais justement : comment seffectue cette mise en résonance et que signifie-t-elle ? Elle seffectue dans lesprit et elle signifie quelque chose de lui et pour lui : sa capacité demeurée intacte à linvention poétique.
En effet, où se produit le mouvement qui porte du mythe mourant au mythe vivant ? Au sein dun distique (v. 77-78), entre les deux vers, au moment où le mot de Jouvence appelle et attend sa rime, qui sera un verbe daction, le verbe du mouvement de la mort à luvre (mais cela, on ne le sait pas encore). Cest à ce moment que limagination, en tant quelle constate la mort des plus grands mythes de la mort, et notamment de celui du Styx, cest à ce moment-là quelle doit produire un acte décisif dinvention, qui est dabord un renouvellement dans liconographie : la mort devient un être masculin. Mais cette espèce de coup de force, qui rappelle le mythe à lordre de la réalité, cest-à-dire à lordre de sa propre relation symbolique aux choses paysannes, dépend dun autre effort que nous ne connaîtrons que dans le deuxième hémistiche du vers 79. En effet, quelle idée étrange et quel mouvement dans limagination du poète que daller se représenter et se penser en dernier carré dun champ de blé ! Cest ici quon peut saisir à luvre la capacité spéciale de linvention mythologique chez Hugo, cest-à-dire sa capacité à investir la réalité par le mythe et la vigueur comme la pertinence et la valeur signifiante que celui-ci en retire.
Seul un poète imaginatif, attentif à la vie paysanne de son moment, et animé par langoisse de la disparition de la poésie en ses amis, en son temps et en lui-même, peut aller de limage ancienne de la mort à celle du point de vue et de la conscience dune masse végétale. Cest le soir, et le blé qui est encore debout voit arriver sur lui, non pas la figure décharnée habillée de ses oripeaux habituels, mais le mouvement mesuré et infaillible dun athlète dont la puissance musculaire des bras, des reins, des jambes ainsi que la concentration efficace de lesprit se mesurent à la seule largeur de son coup de lame[15]. Littéralement et suivant ladage ancien du droit français, le mort (la forme ancienne et mourante du mythe) saisit le vif (les réalités de la vie rurale, mais aussi le poète encore vivant) pour linvestir de sa puissance et de son sens, et pour se continuer et se renouveler[16].
Cest pourquoi cette vision dun carré de blé, fût-ce au propre point de vue du blé, ne saurait être vraiment négative dans la pensée dun poète averti des choses paysannes : au contraire, il y a une joie profonde et positive du faucheur dans la diminution progressive et rythmée de sa tâche et à constater que la nuit verra la fin de cette tâche. Et surtout il y a un acquiescement du blé à sa moisson, car il est dans sa nature de mûrir puis dêtre fauché pour donner du pain aux hommes et même, pour une partie de la récolte, de mourir ensuite en terre pour leur procurer de nouvelles récoltes : « Si le grain ne meurt
»[17]. Le véritable coup de force de limagination hugolienne, ici, consiste donc bien dans linfléchissement brusque du discours poétique qui, partant du texte de la loi physique et universelle et franchissant les anciens énoncés de limagination humaine, aboutit à une nouvelle énonciation. Celle-ci consacre la capacité de la pensée à créer encore, cest-à-dire à transférer verbalement le sentiment de la déréliction sur un objet de la nature, à choisir pour cela un objet qui pérennise la puissance créatrice de cette nature, à prouver ainsi, et de deux manières, la participation de limagination énonciatrice à cette puissance[18].
Ainsi la réalité des « choses vues » nest-elle pas ici première et imitée : elle nexiste comme signifiante que par le mouvement que linvention poétique fait faire aux représentations anciennes en les retrempant au sein de cette réalité.
Les représentations hugoliennes sont donc premières et cest elles qui conduisent à la « chose vue », et non linverse. Cela dit, il est certain que ces représentations sont essentiellement visuelles.
Ce qui pourrait signifier deux choses, nullement contradictoires avec les observations et hypothèses que jai proposées à propos des deux images de Proust et dÉluard :
1 Les images hugoliennes à caractère visuel et même plastique ou iconographique sont des formations mentales et symboliques, commandées par le développement dun discours entre elles et par les dispositifs intériorisés et prégnants de la métrique : accents, rythmes, rimes.
2 Elles engendrent, pour le lecteur, des représentations en termes de vision, que celui-ci se formule au sein de ses propres identifications à limagination poétique et plastique et de ses propres formulations de la réalité. Quant à cette réalité elle-même, telle que lanimait et la comprenait le poète au sein de ses formulations imaginatives, il faut bien dire quelle séloigne de nous très vite et quelle est même déjà disparue : nous ne voyons plus de chevaux dangereusement lâchés sur nos routes ou dans nos rues, ni de faucheurs à la tâche. En somme, ces « choses vues » ont rejoint pour nous, à leur tour, les grandes représentations mythiques : bûchers funèbres, fleuve des morts, source de Jouvence
Mais justement elles nous sont désormais entièrement intérieures, représentations en termes de vision, choses vues en esprit sinon en vérité.
Pierre Campion
NOTES
Le dur faucheur// avec sa lar//ge lame avance (4/4/4) Le dur faucheur avec// sa large lame avance (6/6).
|