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Colette Cosnier : Le Sexe du vin, texte inédit.

Ouvrages de Colette Cosnier (1936, La Flèche-2016, Rennes)

Romans :
Le Chemin des salicornes, Albin Michel, 1981
Les Gens de l'office, Cénomane, 1993

Biographies :
Marie Bashkirtseff, un portrait sans retouches, Horay, 1985
La Bolchevique aux bijoux : Louise Bodin, Horay, 1988
Marie Pape-Carpantier, fondatrice de l'école maternelle, Fayard, 2003
Henriette d'Angeville, la Dame du Mont-Blanc, Guérin, 2006

Essai : Le Silence des filles. De l'aiguille à la plume, Fayard, 2001

Théâtre :
Le Village ensorcelé, Magnard, Théâtre pour la jeunesse, 1971
Marion du Faouët, la catin aux cheveux rouges, Oswald, 1975

Histoire :
Rennes et Dreyfus en 1899. Une ville, un procès, en collaboration avec André Hélard, Horay, 1999, Prix des ƒcrivains de l'Ouest 1999
Les Dames de Femina. Un féminisme mystifié, Presses Universitaires de Rennes, Archives du féminisme, 2009

Autres :
aux éditions Guérin : Hugo et le Mont-Blanc, 2002, et Les Quatre montagnes de George Sand, 2004
aux éditions Horay : Georges Sand en verve, 2004, Femmes du XVIIème siècle en verve, 2010, Paul Scarron en verve, 2010
aux éditions Apogée : Parcours de femmes à Rennes, en collaboration avec Dominique Irvoas-Dantec, 2001, et Parcours de femmes au Mans, 2009
« Madame Destriché, une sarthoise en 1870 », préface à la réédition du Journal d'une paysanne, de Madame Destriché [1878], Le Mans, La Province du Maine, 2011

Page mise en ligne le 3 avril 2016

© : Colette Cosnier


Le sexe du vin

Ainsi il est dit que je n'irai pas visiter la cave. Tante Georgette a bougonné entre ses dents : on ne parle pas de ces choses-là, et il faut vraiment qu'un intérêt supérieur soit en jeu pour qu'elle fasse taire son habituelle pudeur. Elle a découvert le pot-aux-roses : puisque je ne suis pas allée me baigner ce matin, elle a compris. Elle ne dira pas « tu as tes règles », car il y a des mots qu'elle ne se décidera jamais à prononcer, mais elle m'a demandé à mi-voix :

— T'es indisposée ? Alors t'iras pas à la cave avec les autres. Ça ferait tourner le vin.

Mon état m'éloigne de l'eau du Loir et m'interdit également d'approcher des barriques. Je ricane, je proteste, a-t-on rien vu de plus grotesque ? Sur quelles bases scientifiques s'appuie-t-on pour décréter que mes fantaisies hormonales auraient quelque influence sur le vin qui se fait au creux des tonneaux ou qui dort, couché dans les bouteilles de verre sombre ? Folliculine et progestérone, quel Moyen åge obscur vous a prêté ces maléfices ? Tante Georgette gardienne de l'ordre répète :

— C'est comme ça. Y a rien à faire. Et ça s'est vu plus d'une fois que le vin aigrisse…

L'oncle a entendu : voici une seconde, il n'était qu'un vigneron débonnaire, tout en bienveillance couperosée et en rides de malice. Devant mon outrecuidance, il brandit sa lampe à acétylène, tel l'ange exterminateur son glaive :

— Sacrée maudite fumelle ! que j't'y voie entrer dans ma cave avec tes affaires… Approche seulement de la porte et je te fous mon pied où je pense !

Les cousins ricanent de loin, l'approuvent quand il leur affirme que « le vin c'est pas fait pour les bonnes femmes », et l'escortent en direction de la fente obscure qui s'ouvre dans le mur de tuffeau, de ce trou à flanc de coteau qui les attire, les happe, les retient, de ce gouffre où ils pénètrent la tête haute, le torse redressé : ils sont chez eux, entre hommes. Rien n'interdit aux mâles de visiter les caves : ils ont tout loisir de flairer le vin avec leur haleine empestée de tabac, ils peuvent entrer sous la voûte en traînant derrière eux des remugles de sueur rancie : nul ne s'en offensera.

C'est à moi, la femme, la maudite, la réprouvée qu'on défend l'accès de la cave ombreuse, douce aux cépages vieillissants, accueillante au vin nouveau. Qu'on me laisse à ma honte, à ma malédiction, à ma souillure contagieuse ! C'est la peste qui s'écoule de mon ventre avec mon sang, une peste pourpre qui va s'infiltrer dans la saine fraîcheur de la roche blanche, qui va répandre ses miasmes à travers le bois des cuves, une infection qui va faire éclater les douves du Vouvray, qui va corrompre à tout jamais le Layon sommeillant à l'abri des bouteilles veloutées de poussière et de toiles d'araignées. Je porte en moi la lèpre qui va gangrener le Jasnières et éteindre en lui son goût de pierre à fusil. Une goutte de mon sang et les bouchons sautent, et le vin tourné inonde les replis de la cave, déferle en flots coagulés à travers la cour… Une bouffée de mon souffle et tout fermente, tout bout dans une apocalypse putréfiée. Les fûts explosent dans des hoquets d'ivrognes, les barriques éclatent dans un geyser de vomissures violacées. Adieu tout ce qui faisait l'orgueil de l'oncle Eugène : adieu précieuses bouteilles, rarissimes fillettes, introuvable magnum… Adieu Brézé 47, adieu Marçon 70, adieu Chinon 49. Vous n'êtes plus que piquette, vinaigre ou pissat ! Maléfique, une femme est passée auprès de vous, une femme au mauvais œil, une jeteuse de sort…

Je divague doucement à l'ombre de la treille où les guêpes s'attardent, engourdies par le sucre des grappes déjà mûres. Rien n'est arrivé puisque dans sa grande sagesse, dans sa haute science d'homme, l'oncle Eugène m'a écartée des mystères que ses semblables célèbrent dans les profondeurs du tuffeau. Et les visiteurs émergent au grand soleil, la face enluminée et le verbe haut. Mis en goût par la dégustation commencée, ils en redemandent :

— Dites donc, père Eugène ? et vos fillettes ? on leur dirait bien un petit mot…

Une fillette, deux, trois… Les rires éclatent. Ces fillettes-là, c'est comme les autres : ça ne demande qu'à être baisées. Et on caresse les bouteilles du regard, et les yeux brillent, et les langues claquent, et les histoires grasses s'enchevêtrent. C'est qu'ils savent y faire : ils ont la manière, pour le vin comme pour les femmes. Ils le savent d'instinct, ou s'ils l'ignoraient, ils l'ont appris dans un livre qui fait autorité : « La dégustation n'est pas qu'un plaisir. Avant de faire son bonheur avec un vin, il faut se rappeler le conseil des auteurs de fabliaux à qui voulait prendre femme : lui administrer d'abord une bonne raclée » (Raymond Dumay, Le Guide du vin). La première gorgée, ils lui « troussent les jupes », ils font « valser ses bonnets », ils la déshabillent, la brisent et la laissent « écartelée sur le sol ». Ah mais ! ce sont des hommes, des vrais : à la hussarde, ils vont la prendre la fillette !

Assis sous la tonnelle, calmés après le premier assaut, ils clignent de l'œil en mirant leur verre dans le soleil. Sur la route passent des jeunes filles à bicyclette, sur la table s'entassent les fillettes vides… Filles, fillettes ? le vin ou les femmes ? ils ne savent plus… Qui a une jolie robe, la Simone ou le Champigny ?

Et moi, à l'ombre de la treille, j'attends. Viendra un jour où en compagnie d'autres maudites, j'aurai le droit d'approcher à tout moment des tonneaux, de guetter sans peur et sans reproche le murmure des chantepleures… Madelon ne leur servira plus à boire. Et nous rirons, Simone, Margot et Jeanneton de voir dans nos verres un vin qui aura du biceps, du gilet, du veston, et un joli pantalon…

Colette Cosnier

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