RETOUR : Autobiographies intellectuelles
Dans la succession des diplômes universitaires et au-delà de la thèse, il y a l'Habilitation à diriger
des Recherches (HDR). À ce niveau, le candidat doit rédiger une synthèse de ses propres
recherches, de leur nature et de leur esprit. Le candidat doit écrire
ce qu'il a fait et ses projets — bref qui il est. Anne Coudreuse est Maître de conférences à l'Université Sorbonne Paris Nord. Anne Coudreuse : Des journées entières dans les livres. Mis en ligne le 23 janvier 2023. Des journées entières dans les livresCette autobiographie intellectuelle s'arrête à la date de mon HDR (février 2014). Depuis, j'ai réalisé
des projets et effectué d'autres recherches, dont il n'est pas fait état ici. SOMMAIRE DE CE TEXTE
La définition : tel est le sujet que j’ai choisi à l’épreuve orale de culture générale de l’ENS de Fontenay/Saint-Cloud en juillet 1988. Il y avait aussi, comme me l’a rappelé récemment Francis Marmande qui m’interrogeait avec Christiane Marchello-Nizia, un sujet portant sur « plume, stylo, clavier », mais c’est déjà une autre histoire… C’est bien en tout cas la question des limites qui m’intéresse et qui a présidé à mon parcours et à mes recherches : - limites entre la fiction et la diction, les formes reconnues et canoniques de la littérature comme le roman ou le théâtre, la poésie ou les essais critiques et les genres marginaux, longtemps mal définis et mal vus dans la poétique comme le journal personnel, la correspondance et toutes les formes d’écriture de soi que l’institution mettait dans une classe à part et inférieure de la Littérature, comme si elles n’y étaient admises qu’en fraude, et sur un strapontin… - limites entre la littérature du XVIIIe siècle et celle du XXe et du XXIe siècles, objets d’un intérêt jamais démenti et d’une passion peut-être parfois aveuglante que j’ai essayé de concilier dans mon inédit sur « l’héritage des Lumières dans la littérature française contemporaine ». - limites entre les disciplines des sciences humaines, mes recherches combinant la littérature et l’histoire, en particulier dans tous les articles que j’ai consacrés aux Mémoires de la Révolution française. Je ne m’interdis pas non plus une approche psychanalytique des textes littéraires, notamment quand leurs auteurs ont un rapport particulièrement intéressant à la psychanalyse, comme c’est le cas de Michel Leiris, dont j’ai étudié le Journal dans mon DEA, alors qu’il venait d’être publié, en septembre 1992, soit deux ans après la mort de son auteur. Francis Marmande, à qui j’avais demandé de diriger mon travail m’avait fait ce commentaire : « Cela vous demandera plus de courage que de travailler sur la ponctuation dans l’œuvre de Fénelon ! » Ou du moins une autre forme de courage… - limites entre la création et la réception de l’œuvre littéraire, puisque je me suis intéressée aussi bien à la position de l’auteur et à ses stratégies (en particulier dans toutes mes réflexions sur le pathos qui est conçu avant tout comme une élaboration stratégique d’un effet à produire), qu’à celle du destinataire, dès ma maîtrise sur « La Religieuse de Diderot et ses destinataires », pour laquelle j’ai lu, grâce à Georges Benrekassa, les travaux de Wolfgang Iser sur L’Acte de lecture, mais aussi de Hans-Robert Jauss sur l’esthétique de la réception et l’horizon d’attente, et de Michel Picard sur la lecture comme jeu, sans oublier les livres, très stimulants pour une jeune étudiante, d’Umberto Eco. - limites entre féminin et masculin qui ont retenu mon attention dès la première année de mon parcours de chercheuse : Diderot, auteur masculin, donne la parole à Suzanne Simonin, narratrice homodiégétique dans le dispositif textuel complexe de La Religieuse, dont j’ai analysé les stratégies de séduction par rapport au marquis de Croismare, premier destinataire, masculin, de son récit, dans mon mémoire de maîtrise et dans un article centré plus particulièrement autour de l’incipit de ce roman-mémoires : « Pour un nouveau lecteur : La Religieuse de Diderot et ses destinataires ». J’ai également posé la question du genre dans les Mémoires de la Révolution, en cherchant à analyser s’il y avait une dimension spécifique des écritures mémorialistes au féminin. J’ai organisé le 6 novembre 2009 une journée d’études sur la question du genre dans les Mémoires, à laquelle j’ai invité Béatrice Didier notamment, dont l’autorité sur ces questions n’est plus à prouver. J’ai également publié de nombreux articles sur des femmes épistolières comme Julie de Lespinasse, ou mémorialiste comme Mme Campan, Mme de La Tour du Pin, Justine Guillery, etc. Le choix d’un pseudonyme épicène par Camille Laurens m’a également conduite à m’interroger sur des questions de genre et d’hésitation entre le féminin et le masculin, sinon chez l’auteure, du moins explicitement pour le lecteur dans le premier article universitaire publié sur son œuvre (son premier roman publié), à l’occasion d’un colloque sur l’incipit organisé à Poitiers où j’étais Allocataire monitrice normalienne (AMN) : « Le doigt dans l’engrenage : l’incipit d’Index de Camille Laurens ». - limites entre théorie et pratique que je n’ai cessé d’interroger et de faire jouer ensemble chez des auteurs qui ont souvent été de grands théoriciens du théâtre, comme Diderot et Beaumarchais pour le drame bourgeois, Chamfort et son Dictionnaire dramatique, mais aussi souvent des praticiens novateurs, comme le montre l’usage des didascalies dans les pièces des deux premiers. C’est ainsi que je me suis intéressée à des questions esthétiques essentielles pour le XVIIIe siècle, comme celle de la vraisemblance, après une commande de la Revue des Sciences humaines, ou celle de la bienséance et de ses réévaluations dans le théâtre de la Révolution, en travaillant sur l’insulte dans Le Jugement dernier des rois de Maréchal, sur les conseils de Pierre Frantz. Les notions de pathos et de pathétique au XVIIIe siècle, auxquelles j’ai consacré mon doctorat, se situent bien au croisement de questionnements théoriques sur la littérature et ses effets, et de pratiques de lecture et de réception qui varient selon les époques et peuvent faire naître des effets inattendus, et plus vraiment programmés par les œuvres à l’origine. - limites entre écriture académique et universitaire, « objective », et écriture plus libre, « subjective », dans le cadre de revues de littérature, entre lesquelles je n’ai pas voulu choisir depuis mes années à l’ENS, où j’ai publié des articles strictement universitaires dans la revue La Voix du regard, dirigée par Jocelyn Maixent et Christèle Couleau, qui ont aussi accueilli des textes plus personnels. Ces deux types d’approche se rejoignent dans la revue Les Moments littéraires où je tiens une chronique littéraire depuis le numéro 17 en 2007, pour laquelle Gilbert Moreau, le directeur de publication, m’a donné carte blanche. Jouant ainsi sur les limites des disciplines, des approches des genres, et des canons institutionnels et les faisant jouer entre elles, je ne surprendrai personne en disant que c’est précisément à la transgression que je dois mes plus grandes joies et aussi, on s’y attend, mes plus grands malheurs. Mais avant cela, j’ai peut-être pu donner l’impression de suivre des chemins tout tracés, et d’abord cette fameuse « voie royale » des études littéraires que constitue l’entrée à l’ENS. Cependant cette voie ne m’a jamais interdit de prendre des chemins de traverse, voire des chemins qui apparemment ne mènent nulle part. Je n’ai jamais voulu que cette voie soit une autoroute, où jamais l’herbe de ma curiosité ne repousserait. Dès mon année de khâgne au lycée Chateaubriand de Rennes, mon goût m’a portée vers la littérature du XVIIIe siècle et la littérature contemporaine, abordées sous l’angle privilégié des écritures de soi. Comme les quatre premiers livres des Confessions de Rousseau étaient au programme de l’ENS de Fontenay/Saint-Cloud, Pierre Campion qui nous préparait à cette épreuve de dissertation sur une œuvre, nous avait demandé pour nos premiers exercices oraux de lire un corpus autobiographique. C’est ainsi que lors de ma première colle sur « une œuvre autobiographique », j’ai présenté Les Armoires vides d’Annie Ernaux, en faisant remarquer que le pacte autobiographique n’y était pas entièrement respecté, mais sans aucune prescience des débats actuels sur le roman autobiographique et l’autofiction, sur lesquels Jean-Louis Jeannelle fait le point dans sa contribution à un numéro de La Nouvelle Revue française sur « Je & Moi », intitulée « D’une gêne persistante à l’égard de l’autofiction », qui commence ainsi : Il me faut ici abandonner la rassurante neutralité du discours universitaire et débuter par un aveu. J’ai beau avoir lu (à peu près) tout ce qui s’est écrit sur l’autofiction, avoir même commis à mon tour quelques articles sur la question, je serais bien en peine de donner une définition précise de ce terme. Ou plutôt, il me faudrait en livrer cinq ou six, incompatibles entre elles. Or parler d’un genre dont l’identité reste si confuse me donne l’impression d’une imposture. Années de formation : travaux et rencontres Mon goût pour la littérature moderne doit aussi beaucoup à mon année de Licence à Paris 3, et aux quelques cours de Francis Marmande à l’ENS, où il a organisé notamment une rencontre avec Jean Echenoz. Découvrant Queneau et Perec grâce aux cours de Claude Debon à Paris 3 en 1989, j’ai été séduite par le parcours de Bernard Magné qui, après avoir consacré sa thèse d’État à la querelle des Anciens et des Modernes, s’était pris de passion pour l’œuvre de Georges Perec, dont il était devenu l’ami et l’exégète le plus attentif, sans jamais se laisser gagner par l’esprit de sérieux, et utilisant l’humour comme un antidote salutaire à la volonté pesante de toujours avoir raison, qui caractérise bien des universitaires. Je l’ai connu plus tard dans un cadre amical, et j’ai pu apprécier toutes ses qualités d’intelligence facétieuse et de distance, sa grande curiosité intellectuelle et sa passion pour l’œuvre de Perec que rien n’avait entamée dans son long et lent travail d’explicitation, d’édition et de commentaire. Claude Debon nous avait également parlé de Jean-Yves Pouilloux, spécialiste de Montaigne et de Rabelais, mais aussi de littérature contemporaine et en particulier de Queneau que j’ai lu alors avec délices. Le Chiendent étant au programme d’un cours sur « le roman du roman », j’en ai profité pour rayonner et musarder dans toute l’œuvre du cofondateur de l’Oulipo. J’ai été séduite par l’humour présent dans cette œuvre, qui passe aussi par une grande créativité lexicale, et j’ai même été tentée, brièvement, d’abandonner les études littéraires pour la linguistique, en commençant un second DEA sur « la néologie dans l’œuvre de Raymond Queneau », pour lequel j’avais contacté Pierre Fiala en 1991. J’ai établi un relevé de tous les néologismes présents dans le premier volume des œuvres de Queneau publiées dans la collection de La Pléiade, donc essentiellement dans sa poésie, et je l’ai présenté avec des pistes de recherche dans un séminaire de l’ENS. Il ne me reste aucune trace de ce travail qui a pourtant suscité mon enthousiasme pendant quelques semaines ou mois… Il figure donc ici à titre de fantôme, et témoigne de l’effervescente curiosité de la jeune étudiante que j’ai été qui espérait toujours repousser le moment de faire un choix et de s’y tenir. Mes recherches sur le siècle des Lumières et sur la littérature contemporaine n’ont jamais été organisées par un ordre chronologique, je les ai le plus souvent menées ensemble, conjointement, passant d’un chantier à l’autre avec beaucoup de plaisir, sûre de retrouver le précédent avec un intérêt renouvelé par ce parcours fait de va-et-vient. Après avoir d’abord contacté Claude Debon pour lui proposer de diriger mon mémoire de maîtrise sur Jacques Roubaud, que j’espérais rencontrer grâce à elle, j’ai compris confusément qu’il me fallait trouver un écart et une bonne distance entre mes objets ou sujets de recherche et moi, et, dans cette optique, d'éviter de choisir un de mes contemporains, par rapport auquel je risquais de manquer de recul. Ayant vu le film de Rivette tiré de La Religieuse de Diderot un soir de juin 1989, j’ai lu le roman dans une sorte de fièvre hallucinée, et sidérée par de tels tableaux et une telle violence polémique. Il me fallait en découdre avec mes impressions de lecture et l’univers sulfureux de ce roman-mémoires, présenté comme une histoire vraie, écrit d’abord au milieu des éclats de rire par Diderot aiguillonné par ses amis pour mystifier le marquis de Croismare, mais provoquant ensuite les larmes de son auteur, comme en témoigne la fameuse anecdote de d’Alainville trouvant Diderot en pleurs alors qu’il rédige le roman, et recevant cette explication pleine d’enseignements sur les pouvoirs de la littérature : « Je me désole d’un conte que je me fais. » Sur les conseils de Nicole Jacques-Chaquin, qui m’a dissuadée de travailler sur Alexis ou le Traité du vain combat de Marguerite Yourcenar, alors que sa forme épistolaire et son thème obliquement autobiographique retenaient toute mon attention, je suis allée voir Georges Benrekassa que m’a proposé de travailler en maîtrise sur « La Religieuse de Diderot et ses destinataires », en me faisant remarquer déjà que je semblais particulièrement intéressée par le pathétique caractéristique de l’écriture de ce roman et de ses effets sur le lecteur. Pendant toute cette année de Licence, qui a précédé et orienté mon choix de sujet de maîtrise, j’ai énormément lu, et aussi des ouvrages d’histoire, comme ceux de Michel Foucault (Surveiller et punir mais également les volumes de l’Histoire de la sexualité) et de Philippe Ariès (le tome 3 de l’Histoire de la vie privée : de la Renaissance aux Lumières et L’Homme devant la mort), et de psychanalyse (quelques volumes du Séminaire de Lacan et les travaux de Jean Bellemin-Noël sur littérature et psychanalyse). En 1989-1990, j’ai consacré mes deux travaux de maîtrise à la dimension philosophique de l’écriture autobiographique de Sartre dans Les Mots, et au retour du biographique, dans le cadre du séminaire animé collectivement par les enseignants de Paris 7 sur « Théorie littéraire et sciences humaines ». Je suis restée dans cette université pour mon DEA, préparé après l’agrégation de Lettres modernes passée en 1992, avec Francis Marmande sur le Journal de Michel Leiris, paru en septembre 1992, et que j’ai lu dès sa parution, avec un sentiment de liberté et de proximité, ou même de fraternité, avec son auteur. Après avoir passé une année sur un programme imposé, avec une bibliographie conséquente à connaître et à utiliser, et peu de place laissée, me semblait-il, à l’initiative personnelle, et à la construction de son propre cheminement intellectuel, j’ai eu besoin de me confronter, avec ma toute fraîche légitimité, à un livre sur lequel rien n’avait été écrit, à part quelques articles dans les journaux littéraires, ce qui ne me dispensait pas pour autant de lire la volumineuse bibliographie parue sur l’œuvre de Leiris, dont le Journal se donnait à lire comme le laboratoire et le réservoir. C’est à cette occasion que j’ai lu Lire Leiris de Philippe Lejeune, qui m’a plus appris sur mes aspirations et mes méthodes de chercheuse que Le Pacte autobiographique lu pendant mon année de khâgne, marqué par une forme de rigueur, voire de raideur des catégories poétiques et des discours, qui ne correspondaient pas vraiment à mes aspirations ni à mon fonctionnement intellectuel. Un des chapitres de Lire Leiris a pour titre une variation anagrammatique approximative, bien dans le goût des expériences poétiques de Leiris, aussi bien dans Glossaires : j’y serre mes gloses que dans Langage tangage ou ce que les mots me disent. Philippe Lejeune propose pour sa part « Leiris : s’y lire », chapitre où il signale d’une manière qui n’a rien d’anecdotique son expérience de la psychanalyse. Lisant un livre sur Leiris, on apprend aussi quelque chose de fondamental sur Philippe Lejeune, et sur ce qui précisément le pousse à « lire Leiris » et à écrire sur son œuvre. Je pressentais là une idée que j’allais formaliser plus tard de manière moins confuse : une grande œuvre autobiographique est aussi une œuvre qui pousse son lecteur vers l’écriture autobiographique, cette incitation pouvant rester à l’état virtuel ou entraîner un véritable geste autobiographique, qu’il soit simplement esquissé, ou pleinement développé. Ce rapport entre critique littéraire et autobiographie a été éclairé pour moi au moment où je préparais mon audition en vue de ma mutation de Toulon à Paris 13, sur le poste de Philippe Lejeune qui partait à la retraite en mai 2004. J’ai lu et cité cette phrase de Pierre-Paul Clément dans Jean-Jacques Rousseau. De l’éros coupable à l’éros glorieux : « Toute œuvre réussie de critique littéraire est autobiographique. » Dans mon DEA sur Michel Leiris, intitulé « Dans l’œil de Narcisse : une lecture du Journal de Michel Leiris », j’ai donné comme titre à la dernière partie « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », la phrase fameuse par laquelle Montaigne tente de rendre compte de son amitié pour Étienne de La Boétie, et j’ai conclu, avant de passer aux aveux et de révéler, même fugacement, ce qui me rendait proche de l’auteur que j’avais choisi comme sujet de recherche. C’est un mémoire que j’ai écrit avec une grande liberté, Francis Marmande n’ayant pas cherché à m’imposer ses perspectives ou ses approches, et m’ayant laissée interpréter la partition à ma manière, même s’il ne l’aurait pas jouée comme cela, pour reprendre l’expression qu’il a employée au moment de la soutenance. J’ai cherché dans ce mémoire à dégager les grands traits d’une poétique du journal personnel, en partant notamment de la lecture de Fiction et diction de Gérard Genette. Je me suis demandé notamment si l’on pouvait parler de « l’incipit » d’un journal, comme on le fait pour un récit romanesque ou une nouvelle, en partant de la lecture comparée de journaux de Gide, Léautaud, Drieu La Rochelle et Leiris. De cette réflexion j’ai tiré un article, « Ça a débuté comme ça : sur quelques débuts de journaux d’écrivains ». J’avais déjà réfléchi, dans ma maîtrise, à la poétique de l’incipit en étudiant celui de La Religieuse, et en mettant en évidence tous ses aspects retors et paradoxaux, qui semblent autant de stratégies pour convaincre et séduire le premier destinataire du roman, le marquis de Croismare. L’incipit de La Religieuse est un texte rempli de paradoxes et de surprises. Il suscite un lecteur singulier qui doit prendre pour modèle le premier destinataire du texte, le marquis de Croismare, et qui entre en concurrence avec lui. En s’appuyant sur les catégories de la réception définies par Wolfgang Iser dans L’Acte de lecture, on constate que le rôle du lecteur ainsi mis en place est radicalement nouveau dans l’histoire de la littérature et préfigure les recherches modernes de la fiction contemporaine. Cette année-là, Christian Biet m’a passé commande d’un ouvrage parascolaire pour une collection que lançait Gallimard, « Les écrivains du bac », sur Jacques le fataliste et son maître de Diderot. Mon étude a été publiée en 1993. Ce travail m’a permis de combiner, dans la même année, mon goût pour l’un et l’autre siècles et pour des expérimentations littéraires passionnantes. Ce fut donc pour moi tout à fait logique de faire figurer Jacques et son maître. Hommage à Denis Diderot de Milan Kundera dans le corpus de mon inédit sur l’héritage des Lumières dans la littérature française contemporaine. Les formes de la métalepse, les jeux avec le lecteur, la collaboration narrative et herméneutique du lecteur dans l’élaboration du sens de l’œuvre, que certains croient propres à la littérature moderne, et font démarrer dans les années 1950, avec la revendication d’un nouveau roman qui soit, selon la formule célèbre de Jean Ricardou, non plus « l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une écriture », sont très présentes déjà chez Diderot et dans ce roman expérimental qui comporte trois fins différentes ; on y trouve de nombreux récits enchâssés et quelques romans en puissance. Conformément à l’incipit de ce roman en liberté, c’est le « hasard » d’une commande qui m’a permis, cette année-là encore, de ne pas choisir vraiment entre les deux périodes et de mener de front deux chantiers passionnants, selon deux types d’écriture très différents. L’une suivait un cahier des charges très strict à respecter selon des visées pédagogiques. L’autre me donnait une très grande liberté d’exploration, dans un essai de catégorisation poétique du journal personnel, qui n’était pas aussi légitime en 1993 qu’il l’est devenu aujourd’hui, et dans une étude problématisée des effets de lecture de ce Journal, sur lesquels je suis revenue dans une sorte de « vingt ans après » critique, quand j’ai été invitée par Annie Pibarot à un colloque organisé à Montpellier en février 2011 pour le centenaire de Michel Leiris. Même si je pressentais alors la vérité d’une formule que je lirais plus tard dans La Préparation du roman I et II de Roland Barthes, selon qui « mieux valent les leurres de la subjectivité que les impostures de l’objectivité », je ne m’autorisais pas alors à écrire à la première personne, plaçant ce « je », sous le signe de l’interdit, puisque, comme on sait depuis Pascal, « le moi est haïssable ». J’essayais du moins, par un ensemble de stratégies d’évitement et de contournement, d’y introduire un peu de jeu. Pierre Testud m’a dit le jour de ma soutenance de doctorat qu’il avait apprécié l’humour qui caractérisait certaines de mes pages parce qu’il avait rendu sa lecture agréable. De même que j’ai repéré une forme d’« unité de voix » dans les journaux d’écrivains que j’ai analysés pour faire apparaître une poétique spécifique de l’incipit des journaux personnels, il me semble que la mienne s’est toujours fait entendre en sourdine dans ce léger décalage que produit l’humour : une façon d’être là sans y être, d’aller voir ailleurs si on n’y est pas mieux, de dire « je » en secret derrière le « nous » ou le « on » académiques, que toute ma scolarité m’avait inculqués. Même dans les années que j’ai consacrées à la préparation et à la rédaction de mon doctorat sur « Tentation et refus du pathos dans la littérature française du XVIIIe siècle : esthétique, éthique, réception », je n’ai pas renoncé à travailler sur la littérature du XXe siècle. Cette double orientation de mes travaux a tenu à des rencontres qui ont confirmé mes goûts et mes centres d’intérêt, et m’ont incitée à ne rien sacrifier. À l’automne 1995, j’ai rencontré Camille Laurens que je venais d’inviter à participer aux rencontres « Écrivains présents » organisées tous les ans à l’Université de Poitiers où j’étais AMN depuis un an. Elle n’était pas alors aussi célèbre ni aussi reconnue qu’elle l’est devenue, à la suite de la parution de Dans ces bras-là en 2000, et elle écrivait alors des romans très conceptuels aux dispositifs complexes et humoristiques en même temps, pour lesquels elle avait adopté l’ordre alphabétique. Elle avait publié trois romans qui avaient rencontré un bel accueil critique sans la faire sortir d’une forme de confidentialité, et un récit autobiographique, Philippe, sur la mort de son fils à la naissance. Parallèlement à mon travail de rédaction de mon doctorat, que j’ai commencé dans ces mois-là, j’ai entrepris un « Inventaire » de l’œuvre de Camille Laurens, reprenant moi aussi, par jeu, l’ordre alphabétique, pour rédiger des fiches critiques sur les différents aspects formels et thématiques de ses livres. Ce travail est resté inédit pour l’essentiel, car Paul Otchakovsky-Laurens, à qui j’ai proposé de le publier, m’a dit que c’était trop tôt pour proposer une telle somme critique sur un auteur peu connu, et que j’étais « trop jeune pour faire levier ». Loin de ces considérations mécaniques, j’ai beaucoup utilisé cet « Inventaire » lors d’un stage sur la littérature contemporaine que j’ai organisé dans le cadre de la MAFPEN pour les enseignants du secondaire, à Poitiers et à La Rochelle (deux fois deux jours). Et j’ai retravaillé mes pages sur l’incipit pour proposer une communication lors d’un colloque organisé à Poitiers. Ce fut donc une première fois au carré si l’on peut dire, ou même au cube : mon premier colloque, sur le premier roman publié par Camille Laurens en 1991, et le premier article universitaire publié sur son œuvre. Cet article intitulé « Le doigt dans l’engrenage : l’incipit d’Index de Camille Laurens » m’a permis de reprendre des lectures théoriques sur la question de l’incipit, après mon travail sur celui de La Religieuse et sur les débuts de journaux d’écrivains, mais aussi de continuer à réfléchir aux frontières entre la fiction et la diction, en particulier à propos de l’articulation (ou non) entre les trois romans et le passage brutal à l’écriture autobiographique interrompant une tétralogie conçue ainsi dès l’origine. Les questions du pathos ou du pathétique et de la réception ou de la destination de l’œuvre littéraire étaient encore tout à fait pertinentes dans ce travail, Philippe essayant à la fin de créer un lecteur performatif, capable de donner vie par sa lecture à l’enfant mort, ce qui témoigne chez l’auteur d’une confiance désespérée dans les puissances du pathos et de l’émotion contagieuse : « Pleurez, vous qui lisez, pleurez : que vos larmes le tirent du néant. » Cette relation amicale avec Camille Laurens s’étant interrompue, non sans brutalité, au bout de deux ans, et avant la parution du quatrième volume de la tétralogie, L’Avenir, en 1998, je n’ai plus cherché à faire publier mon « Inventaire », puisqu’aussi bien l’écrivain n’avait plus besoin de moi pour « faire levier ». De cette rencontre intellectuelle, il reste aussi un texte que je lui avais demandé pour le numéro 43 de la revue La Licorne, sur « Passion, émotions, pathos », que j’ai dirigé avec Bruno Delignon à Poitiers et fait paraître en décembre 1997 : « Le sel de la littérature » publié en envoi du volume. Alors que j’avais bien avancé dans la rédaction de mon doctorat, j’ai accepté une commande des PUF me demandant d’écrire très vite pour la collection « Major Bac » une étude critique sur La Chute de Camus, qui allait être au programme des Terminales L pour les deux années suivantes. Sans avoir vraiment conscience de la somme de travail que cette étude allait me demander, j’ai accepté, et je l’ai écrite avec enthousiasme et grand plaisir, heureuse de relire Camus, celui de La Chute certes, blessé et tourmenté, définissant après sa querelle avec Sartre, la morale comme « ce grand tourment des hommes », mais aussi celui, solaire et accompli de Noces et de L’Été, des Carnets et du Discours de Stockholm. C’était précisément ce dont j’avais besoin comme antidote au pathos larmoyant qui était mon univers de recherche quotidien, et que j’avais choisi d’étudier, en suivant le conseil sartrien de « penser contre soi », parce que ma perception (la perception que j’en avais) se partageait entre une forme de fascination pour ses effets et sa démesure (qui pourraient se résumer dans la formule « plus c’est gros, mieux ça passe »), et une nette répulsion pour ses procédés et ses stratégies, proches du chantage. Sartre écrit, à la fin des Mots, avoir « été amené à penser systématiquement contre [lui]-même au point de mesurer l’évidence d’une idée au déplaisir qu’elle [lui] causait. » C’est bien parce que le pathos, tout en me semblant être un phénomène essentiel dans la littérature du XVIIIe siècle, provoquait chez moi une certaine irritation, que j’y ai consacré mon doctorat, comme pour m’expliquer mon déplaisir. Camus pose la question de la responsabilité, du suicide, de la morale, dans un texte brillant et séduisant, aux références intertextuelles très nombreuses, que ce fut un plaisir intellectuel très grand de repérer et d’expliciter. Ce travail m’a donné l’occasion de relire les Maximes et pensées de Chamfort, dont Camus avait préfacé une édition, mais aussi La Bruyère, Pascal et La Rochefoucauld, puisque les livres des grands auteurs contiennent une bibliothèque secrète, et quelques fantômes. Ce travail de commande me donnait aussi l’occasion de réfléchir à ce qu’est une amitié littéraire, au-delà de la querelle entre Sartre et Camus, et à des questions de réseau, de champ littéraire et de stratégies éditoriales, dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu. Mais toutes les amitiés trahies ne donnent pas nécessairement naissance à des livres aussi réussis que La Chute… Mon doctorat, dirigé par Béatrice Didier, m’a permis de m’interroger sur les questions esthétiques et éthiques soulevées par le pathos dans la littérature française du XVIIIe siècle, et sur les problèmes de sa réception au XXe siècle, par un public dont les valeurs ont considérablement changé. La recherche s’appuie sur un corpus assez large, qui contient à la fois des textes narratifs, dramatiques, poétiques et théoriques. Mon choix méthodologique a été de partir d’analyses très précises de ces textes, pour proposer des perspectives plus générales et plus synthétiques sur le pathos au XVIIIe siècle. À partir de l’explication de certains extraits, choisis pour leur exemplarité, j’ai tenté de définir les caractéristiques essentielles du pathos, considéré comme l’ensemble des moyens mis en œuvre par le texte littéraire pour émouvoir le lecteur, ou le public dans le cas d’œuvres de théâtre. Il s’agit d’un travail à la fois lexicologique et syntaxique qui vise à établir une stylistique du pathos valable pour d’autres œuvres de la même période : quelle grammaire ? Quels champs sémantiques ? Quelle ponctuation ? Quelle organisation textuelle (scène, dialogue, tableau…) ? Quelle voix narrative, etc. ? La méthode analytique suppose un travail d’explication de textes, qui, s’il semble parfois d’une excessive minutie, trouve sa légitimation dans la synthèse sur laquelle il tente de déboucher : en regroupant les principaux critères du pathos et leur fonctionnement dans des textes différents, j’ai tenté de construire un modèle théorique ou une typologie pertinente pour d’autres œuvres, et idéalement pour l’ensemble de la production littéraire de cette période. Cette recherche se situe donc au croisement de la rhétorique, de l’histoire des mentalités, et de l’histoire des formes esthétiques, et en particulier des représentations picturales et théâtrales. La première partie est consacrée à une analyse lexicologique de la notion, dans laquelle j’ai tenté de distinguer le pathos et le pathétique, et de définir leurs rapports avec le tragique et le dramatique. J’ai utilisé la base de données Frantext qui fait apparaître une grande disproportion entre les emplois du mot « pathos » et ceux du mot « pathétique » dans les textes du XVIIIe siècle répertoriés. Après avoir étudié l’évolution des définitions du pathos dans les dictionnaires, j’ai cherché à définir ses territoires privilégiés dans la littérature du XVIIIe siècle, en m’appuyant sur les analyses des théoriciens de cette époque qui ont accordé au pathos une grande place dans leurs interrogations. Grâce aux travaux de Marmontel, de Chamfort et de l’abbé Du Bos, j’ai pu mettre en évidence l’importance décisive du pathos dans le champ esthétique de cette époque. Il trouve un terrain particulièrement favorable dans le roman et le théâtre de cette période, même si on ne peut pas pour autant négliger l’importance de la poésie pour cette notion. Dans la deuxième partie, j’ai cherché à mettre en évidence les traits caractéristiques du pathos au XVIIIe siècle, et les mutations esthétiques qui ont permis l’essor de cette notion, très propice au mélange des genres littéraires et des formes artistiques. Grâce au pathos, la littérature s’ouvre à la peinture et à la musique ; l’esthétique romanesque évolue au contact des représentations théâtrales et picturales de la souffrance. Le pathos accorde au corps une importance prépondérante et induit un traitement nouveau des représentations corporelles par le texte littéraire. En proposant une sémiologie du corps pathétique, j’ai tenté de montrer comment le corps social peut prendre en charge la menace que pourraient faire peser sur lui les dérèglements du corps souffrant. Le pathos implique également une redéfinition des rôles et des pôles sexuels dans la représentation des émotions. Au XVIIIe siècle en effet, les larmes ne sont pas l’apanage des femmes, même si on peut établir la spécificité d’un pathos féminin distinct des formes viriles de l’émotion. Le pathos suppose enfin une réflexion sur le langage et ses limites : sa grammaire cherche à dire l’indicible. Le pathos est donc pris entre l’expression hyperbolique des émotions et la tentation du silence. La troisième partie porte sur les paradoxes du public du XVIIIe siècle et sur l’importance décisive du pôle de la réception et du destinataire dans le fonctionnement du pathos. Il se déploie toujours dans un texte adressé qui cherche à avoir un effet sur le lecteur. Le choix des larmes, s’il répond à un goût prédominant du public de cette époque, est toujours aussi un choix des armes, déterminé par une stratégie, comme on peut le vérifier en analysant la prépondérance du pathos dans les procès, ou son utilisation ambiguë dans les romans libertins, et radicalement perverse dans l’œuvre de Sade. La quatrième partie est consacrée au refus du pathos, dans lequel se conjoignent des raisons éthiques, historiques et esthétiques. Le pathos peut en effet être considéré comme le comble de l’obscénité, en entraînant une dégradation irrémédiable du sujet, qui donne prise à la pitié, et éventuellement au mépris, de ceux à qui il donne sa souffrance en spectacle. Les bons sentiments ne sont pas toujours un gage de bon goût, et le pathos se prête complaisamment à toutes les parodies, même si leur portée critique est parfois limitée. C’est vers l’ironie et l’apathie qu’il faut se tourner pour trouver des armes réellement efficaces contre le pathos, comme en témoignent les systèmes discursifs élaborés par Voltaire et les principes du libertinage chez Sade. La spécificité du pathos au XVIIIe siècle tient donc à des raisons à la fois historiques, idéologiques et esthétiques. La lisibilité des textes pathétiques de cette époque ne va plus de soi aujourd’hui, où le pathos est toujours pris en mauvaise part, alors qu’il était associé au XVIIIe siècle à des valeurs philosophiques et morales aussi essentielles que l’énergie ou la sensibilité. En annexe du volume original, j’avais mis des documents extraits de l’Encyclopédie ou de parodies de drames comme La Lacrymanie et La Manie des drames sombres de Cubières ou Le Roué vertueux de Coqueley de Chaussepierre, ainsi que certains documents iconographiques (estampes insérées dans les romans, tableaux et gravures). J’avais également fait figurer une réflexion sur les rapports entre le modèle élégiaque, le souffle historique et le pathétique dans la poésie d’André Chénier, que j’ai également publiée ensuite dans un numéro de la revue Babel sur l’élégie. Revenant sur l’affirmation selon laquelle le XVIIIe siècle est un siècle pauvre en poésie, cet article s’intéresse à celle d’André Chénier, en se demandant si le genre poétique, et l’élégie en particulier, sont compatibles avec le souffle historique de la Terreur. Le pathétique propre à cette poésie est-il encore lisible pour nous ? Chénier a cru à la modernité d’une rhétorique demeurée pour ses contemporains purement substitutive. La figure n’est pas pour lui le signe d’une fuite devant le réel, mais d’une transformation de celui-ci en objet de plaisir ou d’émotion. Malgré l’originalité d’une tentative poétique cherchant sa voie entre la prose « philosophique » et la poésie ornementale du temps, son projet d’écriture n’a souvent produit que des exercices de style. Ce doctorat a été publié en deux volumes : Le Goût des larmes au XVIIIe siècle (PUF, 1999) et Le Refus du pathos au XVIIIe siècle (Champion, 2001). Le premier volume étant épuisé, je l’ai réédité dans une version actualisée aux éditions Desjonquères en 2013, en écrivant une conclusion nouvelle, où je fais apparaître une forme de retour du pathos ou de retour au pathos dans la littérature contemporaine, en particulier dans l’autofiction. Cette articulation pourrait faire l’objet d’un essai, où serait posée la question de la valeur de cette production, en termes de morale et d’esthétique, et dans une interrogation souvent négligée dans les travaux de Philippe Lejeune et de ses héritiers. La question de la valeur littéraire est en effet un sujet qui fâche, en particulier quand on affirme d’emblée la légitimité de toute production autobiographique, au moins comme document dans le fonds de l’Association pour l’autobiographie et le Patrimoine autobiographique (APA, fondée par Philippe Lejeune) à Ambérieu-en-Bugey. Stéphane Audeguy aborde cette question d’un point de vue polémique et avec humour dans « La bouteille à l’encre », sa contribution au numéro « Je & Moi » de La Nouvelle Revue française dirigé par Philippe Forest en octobre 2011 : Pour autant que je sois écrivain, je ne me sens ni plus ni moins narcissique que le plus éperdument autobiographique de mes contemporains. Un connaisseur a dit l’essentiel sur cette question : un égoïste, c’est quelqu’un qui ne pense pas assez à moi. Que serait, d’ailleurs, un individu absolument dénué de tout narcissisme ? Un surhomme ? Qu’on m’en présente un, et qui écrive : alors nous en reparlerons. En quoi Frank Herbert, auteur de Dune, ambitieuse saga de science-fiction brassant l’histoire des religions et celle des techniques, les siècles et les mondes, est-il moins narcissique que le scribe méticuleux, et pourquoi pas modeste, d’une mésaventure sentimentale personnelle, d’un drame intime ? Certes le narcissisme ne joue pas de la même manière : détourné ici ; là plus immédiat et même, si je puis dire, plus franc. Je ne cache pas que mes préférences vont ici à Frank Herbert et que, lisant le n-ième récit de vie qui est aussi l’histoire de l’ouvrage que tu tiens dans tes mains, ami lecteur, je me dis, au mieux : que d’énergie perdue, qui serait mieux employée à écrire un livre supérieur. Lequel ? Eh bien, par exemple : un roman (ne jamais oublier que si tant de récits autobiographiques arborent, sur leur couverture, l’appellation de roman, c’est uniquement parce que cette étiquette est censée vendre davantage). Je sais bien que la pratique du roman non autobiographique ne vaccine pas contre le manque de talent, contre la bêtise, contre le narcissisme le plus niais. Il y a des romans à la troisième personne d’une fatuité prodigieuse. Parallèlement à l’écriture de mon doctorat, j’ai co-dirigé avec Bruno Delignon un volume de La Licorne intitulé Passions, émotions, pathos que j’ai ouvert à des spécialistes d’autres siècles et à des chercheurs confirmés (dont certains de mes collègues d’alors à l’Université de Poitiers) ou à de jeunes chercheurs (comme Sylvie Loignon qui fait aujourd’hui partie de l’équipe chargée par Gilles Philippe d’éditer l’œuvre de Marguerite Duras dans la collection de La Pléiade, ou Marianne Charrier, devenue spécialiste des correspondances au XVIIIe siècle et rattachée au centre d’études des correspondances et journaux intimes de l’Université de Brest). J’ai rédigé la présentation du volume et un article sur « Flaubert lecteur du XVIIIe siècle : pathos, ironie et apathie dans la Correspondance ». C’était une façon de rendre hommage à Jean Goldzink et Gérard Gengembre dont j’avais suivi le séminaire « Le XIXe siècle lecteur du XVIIIe siècle » à l’ENS, même s’il n’avait pas abordé le cas de Flaubert, mais aussi de travailler sur un corpus très volumineux, conformément à mon goût pour les lectures intégrales et mon refus des extraits et des morceaux choisis. La Correspondance de Gustave Flaubert fournit un terrain d’étude particulièrement riche pour qui s’intéresse à la postérité littéraire de Voltaire et de Rousseau, et à ce que le XIXe siècle retient de l’héritage du XVIIIe siècle. La ligne esquissée au XVIIIe siècle entre des écrivains qui pratiquent l’écriture du pathos et ceux qui le refusent pour des raisons à la fois éthiques et esthétiques, devient au XIXe siècle une frontière de plus en plus nette qui oblige les écrivains à se situer clairement dans telle ou telle lignée. Si l’on considère le Romantisme comme l’aboutissement de la littérature sensible et vertueuse du XVIIIe siècle, et de ce que les historiens de la littérature appelaient autrefois « le Préromantisme », on peut dire que Flaubert écrit en réaction contre le Romantisme qu'il exècre, parce qu’il l'accuse d’être « convenu » et « faux ». Le pathos, en tant qu’il peut être compris comme une perversion du langage et comme un puissant moyen de pression sur le destinataire, fausse l'échange des idées et les rapports humains. Après le doctorat : quinze ans de recherches À partir de mon doctorat, les larmes m’ont semblé être un angle privilégié pour aborder et comprendre la littérature du XVIIIe siècle, mais aussi des siècles suivants, comme je l’ai répondu à James Dauphiné, lors de mon audition sur mon premier poste de maître de conférences à Toulon en juin 1998, quand il m’a demandé comment je pouvais utiliser une recherche aussi ciblée dans les cours que j’allais dispenser aux étudiants de Licence. J’ai ainsi publié toute une série d’articles portant sur le pathos et le pathétique, et reprenant souvent des passages de mon doctorat, revus et réécrits pour gagner en cohérence. Par exemple, j’ai approfondi l’étude lexicale des mots « pathos » et « pathétique » dans les dictionnaires du XVIIIe siècle, en confrontant les résultats de cette enquête à une étude statistique des occurrences de ces mots dans la base de données Frantext, pour faire apparaître des lignes de convergence : le terme « pathos » est très dévalué dans les dictionnaires, et il apparaît peu dans Frantext, alors que « pathétique », plus neutre ou mélioratif, y est beaucoup plus présent, en particulier dans les textes théoriques. J’ai développé la notion de « rhétorique des larmes » pour une commande de la revue Modèles linguistiques, dans le sens d’une stratégie concertée, reprenant des schémas antiques pour les mettre à la mode de la sensibilité, telle qu’elle se trouve valorisée au XVIIIe siècle. Sollicitée pour participer à un ouvrage collectif sur le Corps à fleur de mots, j’ai cherché d’autres textes où s’élabore ce « langage du corps souffrant », que j’avais commencé à analyser dans mon doctorat, dans la lignée des travaux d’Anne Deneys-Tunney sur l’Écriture du corps. Le roman Les Liaisons dangereuses ayant été inscrit au programme de l’agrégation de Lettres modernes en 1998, j’ai étudié les « stratégies du pathos » à l’œuvre dans ce monument de perversité, ou du moins cette polyphonie épistolaire très équivoque en insistant sur la maîtrise du langage, du corps, et du langage du corps qu’il suppose chez les libertins, qui sont aussi des acteurs hypocrites : ceux qui, au sens étymologique, portent un masque. Pour un numéro de la revue Babel consacré à l’élégie, j’ai prolongé des analyses que j’avais esquissées pour mon doctorat sur les rapports entre pathétique et histoire dans la poésie d’André Chénier, ce qui était une manière d’aborder des textes de la période révolutionnaire, et la production culturelle protéiforme de la Révolution, qui voit naître le mot, sinon la notion, de « démagogie », ce qui a peut-être à voir avec l’explosion du pathos dans ces années-là… J’ai également utilisé l’angle du pathétique pour aborder l’Histoire du marquis de Cressy de Mme Riccoboni, quand j’ai été invitée par Adélaïde Cron et Cécile Lignereux à participer à un colloque sur « Le langage des larmes aux siècles classiques » en 2006. J’avais défini le pathos comme un art de l’étalement, et même de l’étalage des émotions, et je voulais voir s’il était possible de « pleurer en bref », comme je l’indique dans le titre de mon article, et comment l’esthétique d’un genre bref comme la nouvelle pouvait être compatible avec le pathétique. J’ai alors beaucoup travaillé sur l’intertextualité racinienne dans cette œuvre, comme moyen efficace et économique d’émouvoir, grâce à toute une mémoire textuelle et culturelle. Huguette Krief m’a commandé l’article « Larmes » pour le Dictionnaire des femmes des Lumières qu’elle dirige aux éditions Champion. J’ai rédigé également un article sur cette notion pour le Dictionnaire Arts et émotions, à paraître chez Albin Michel dans le cadre du projet ANR « Les Pouvoirs de l’art ». J’ai aussi été invitée par Alexandre Gefen au colloque « Empathie et esthétique » à Bordeaux en 2010, où j’ai proposé une mise en perspective de mes recherches passées avec les nouvelles lectures faites depuis lors, en particulier dans la littérature contemporaine, mais aussi dans les Mémoires de la Révolution. Ma communication intitulée « Les infortunes de l’empathie : quelques interrogations sur mes expériences de lectrice » a dérouté certains auditeurs, car je devenais le sujet et l’objet d’une expérimentation intellectuelle. Georges Didi-Huberman m’a félicitée pour la beauté de mon intervention. J’ai essayé de rendre compte du paradoxe devant lequel je me trouvais : les souffrances réelles des témoins des horreurs passées (lues dans les Mémoires de la Révolution) m’émeuvent souvent moins que celles, fictives, des personnages des romans modernes. La question se complique avec des œuvres mixtes, aux frontières du factuel et du fictif, comme les derniers récits d’Emmanuel Carrère (Un roman russe, D’autres vies que la mienne) par exemple. J’ai donc voulu m’interroger sur la nécessaire historicisation de la notion d’empathie. Sans prétendre à une vérité théorique universelle, j’ai souhaité réfléchir sur mes expériences singulières de lecture, à cheval entre deux périodes, et sur ce qui m’émeut dans ce que je lis. J’ai poursuivi également mes recherches sur le théâtre, largement étudié dans mon doctorat, et que j’ai considéré à la fois sous un angle théorique et un angle pratique. C’est ainsi que j’ai proposé une communication sur « les didascalies dans la Mère coupable », comme lieu privilégié de l’expression du pathétique et possible émergence de la mise en scène au XVIIIe siècle, au colloque « Le texte didascalique à l’épreuve de la lecture et de la représentation », à Tunis en 2006. J’ai aussi étudié les figures de niais et les formes de la bêtise dans la trilogie de Beaumarchais pour un colloque sur « Sottise et ineptie de la Renaissance aux Lumières » où j’étais invitée à Paris 10 par Nicole Jacques-Lefèvre. J’ai mené ce travail en même temps que la rédaction d’un ouvrage parascolaire sur Le Mariage de Figaro pour Bordas, qui l’a publié en 2005, année où cet éditeur a aussi décidé de mettre un terme à la collection « L’univers des lettres » où il était publié sous la direction de François-Marie Mourad, ce qui fait qu’il n’a jamais été diffusé. J’ai dirigé le mémoire de maîtrise de Fabian Bouleau sur les formes de la critique dans Le Mariage de Figaro. Cet ancien khâgneux de Toulon a été reçu à l’agrégation l’année suivante. J’ai également mené une étude thématique sur la médisance dans deux comédies de Destouches et de Gresset, pour un colloque organisé à Reims sur cette question en 2003. Le thème de la médisance est éminemment théâtral, si l’on se rappelle que le théâtre est une mise en actes de la parole. Médire au théâtre permet de nombreuses mises en scène de cette forme particulière de la parole pervertie : dire du mal en l’absence des personnages qui font l’objet de cette médisance, surprendre la médisance, en se cachant pour espionner un personnage que l’on prenait jusqu’alors pour un homme bon et lucide sur la société, grâce à un traquenard ourdi par un maître de jeu choisi souvent parmi les domestiques et qui permettra d’éliminer l’élément perturbateur pour faire triompher la vertu au dénouement. Le grand modèle dramatique de la médisance est fourni par Célimène dans Le Misanthrope qui constitue un hypotexte imposant des deux pièces du corpus. La médisance s’allie souvent à l’hypocrisie, et c’est alors le modèle de Tartuffe qui est secrètement convoqué. La médisance peut être traitée pour elle-même, comme dans Le Médisant de Destouches, ou être un des traits de la méchanceté du personnage donné en contre modèle des vertus des Lumières, comme dans Le Méchant de Gresset. La médisance permet donc une utilisation particulière de la dramaturgie et renvoie, au XVIIIe siècle, à la crise du modèle de l’honnête homme, à une réflexion sur la vie sociale, la vie des salons, la possibilité de vivre ensemble conformément à un modèle vertueux et sensible qui émerge alors. Cette question recoupe celle de l’opposition entre Paris et la province, telle que la fixera Rousseau dans La Nouvelle Héloïse en 1761. La médisance fournirait un remède à l’ennui, dans cette société qui semble étouffer sous les bons sentiments, et ne veut pas renoncer au regard lucide sur les hommes et leurs travers. Même si elle est fermement condamnée au dénouement, son traitement dramatique est plus ambigu. C’est un enjeu essentiel pour ce siècle qui a eu tant de difficultés à penser le mal, et qui, en découvrant la perfectibilité de l’homme, a remis en question la fixité des caractères, telle que la pratiquait le théâtre jusque-là. Invitée à un colloque sur l’insulte par la linguiste Dominique Lagorgette que j’avais rencontrée lors de l’installation de la promotion 2007 de l’Institut universitaire de France, j’ai, sur les conseils de Pierre Frantz, étudié cette question dans Le Jugement dernier des rois de Pierre-Sylvain Maréchal, en cherchant à mettre en évidence des traits particuliers du théâtre de la Terreur. L’article de Pierre Frantz paru dans le numéro de Dix-huitième siècle sur Le Rire en 2000 m’a beaucoup aidée dans ce travail, tout comme ses réflexions sur la notion de tableau théâtral dans mon doctorat. C’est à Pierre Frantz également que je dois d’avoir travaillé sur le Dictionnaire dramatique de Chamfort et de La Porte, dont il m’avait proposé de publier une édition scientifique, qui me permettrait d’utiliser et de mettre en perspective les recherches que j’avais menées sur le théâtre du XVIIIe siècle et ses enjeux esthétiques dans mon doctorat. Ce travail d’édition scientifique du Dictionnaire dramatique a été fait par Nathalie Rizzoni et publié en ligne en 2002. À un colloque sur la critique au XVIIIe siècle organisé à Exeter en 2004, j’ai proposé une réflexion sur la critique par alphabet dans ce dictionnaire. C’est une étude de l’articulation entre le discours critique et la forme du dictionnaire dans cette œuvre publiée en 1776. En m’en tenant aux articles théoriques, j’ai montré comment ce dictionnaire met en forme un des rêves des Lumières : fournir de la culture classique un répertoire, la faire entrer, en somme, dans l’ordre alphabétique. Le travail du moraliste, auteur des Maximes et anecdotes, interfère avec l’élaboration critique. À ce même colloque, Sophie Lefay a fait le point sur son édition critique des Éléments de littérature de Marmontel, preuve que la forme alphabétique est bien privilégiée par les Lumières et leur besoin de mettre en ordre méthodique les formes culturelles et les connaissances, pour aller de l’une à l’autre sans forcément établir un palmarès. Je me suis aussi appuyée pour mener cette recherche sur les travaux de Béatrice Didier dans Alphabet et raison. Le paradoxe des dictionnaires au XVIIIe siècle. J’ai réfléchi à la question du vraisemblable dans le Dictionnaire de Chamfort, pour un numéro de La Revue des Sciences humaines sur « le vrai et le vraisemblable » pour lequel Yves Le Bozec m’avait demandé une contribution. Cette notion fondamentale dans la poétique classique commence à voir sa primauté contestée, dans une sorte de « début de la fin », comme je l’indique dans mon titre. Pour cet article, je me suis beaucoup servie des travaux d’Aron Kibédi-Varga.
Mes articles ont pris aussi des formes monographiques pour étudier quelques œuvres de certains auteurs. J’ai déjà évoqué la Religieuse de Diderot, dont j’ai analysé, dans un travail plus récent, la dimension idéologique de critique de la claustration conventuelle, lors d’un colloque sur l’enfermement, où j’ai été invitée à Montpellier en novembre 2012. J’ai également été sollicitée par Gérard Lahouati pour un article dans la revue Op. cit. sur Le Rêve de d’Alembert, Le Fils naturel et les Entretiens sur le Fils naturel, mis au programme de l’agrégation en 2000, et dans lesquels j’ai analysé le statut du dialogue, en partant de la célèbre remarque d’Ernst Cassirer : La « philosophie » des Lumières proprement dite est tout autre chose que l’ensemble de ce qui a été pensé et enseigné par les grands maîtres […]. Elle ne se dégage pas de la somme et de la succession chronologique de ces opinions car, d’une manière générale, elle ne réside pas dans une doxologie mais dans l’art et la manière de conduire des débats d’idées. J’ai voulu montrer dans cet article, intitulé « Diderot ou la dramaturgie des idées », qu’il s’agissait, dans l’écriture du dialogue chez Diderot, d’un « feuilleté dialogique », et d’une forme de dialogue sans dialectique : définitions, règles, argumentation, mise à l’épreuve des arguments, conclusion. La liberté de la parole est opposée dans une œuvre écrite à toute rhétorique de la disposition, ce qui vaut à Diderot ce jugement de Damiron, professeur de philosophie du XIXe siècle : « Comme il aimait ailleurs, il pensait ailleurs ». J’ai poursuivi mes lectures de l’œuvre de Rétif de la Bretonne entamées dans mon doctorat avec Monsieur Nicolas et La Malédiction paternelle, en proposant, à l’invitation de Pierre Testud, une version remaniée de mes analyses du roman et de ses illustrations pour sa revue des Études rétiviennes, et une étude sur « Rétif lecteur de Racine » dans un numéro ultérieur de la même revue. L’édition que Pierre Testud a donnée du Paysan perverti et de La Femme infidèle a été pour moi l’occasion de travailler sur les fonctions de la réticence dans ces deux œuvres, pour un colloque auquel j’avais été invitée en 2003 par l’équipe d’accueil FORELL de Poitiers avec laquelle j’avais gardé des liens. En étudiant les dispositifs textuels de la réticence (ponctuation, ellipse, résumé, suggestion etc.) je me suis intéressée aux moyens mis en œuvre pour pallier une défaillance du langage à dire le mal. Ce que le texte perd en dialogue, il le gagne en théâtralité, comme le montre cette phrase de récit qui suit une réplique interrompue par une aposiopèse pathétique : « Et il fit entendre, par un geste, ce qu’il voulait dire ». Cette esthétique de la réticence se concilie paradoxalement avec la redondance vertueuse. À la demande de James Dauphiné, j’ai publié un article sur la bibliothèque dans les Lettres persanes dans un volume de Babel, la revue de mon laboratoire d’alors à l’Université de Toulon. J’y ai montré que cette présentation de la bibliothèque de l’abbaye Saint-Victor fonctionne comme une critique de l’Exégèse. Pour les textes d’idées, j’ai aussi travaillé sur l’Histoire de Charles XII de Voltaire, pour une séance de séminaire de Catherine Volpihac-Auger à l’ENS de Lyon, avec pour thème « écrire l’histoire », en 2002. J’ai repris mon travail en suivant les conseils de Jean Goldzink, et je l’ai publié sous le titre « Pathétique et pédagogie : la leçon de l’Histoire de Charles XII de Voltaire ». Il s’agit du premier grand texte en prose de Voltaire, et j’ai voulu montrer qu’il fonctionne comme un apprentissage du récit et une réflexion sur la figure du grand homme. J’y ai fait apparaître des formules qu’on retrouvera presque inchangées en 1759, dans les passages les plus pathétiques sur la guerre dans Candide. À la demande d’Anne Richardot, j’ai proposé une étude sur « le bestiaire dans Zadig » pour un numéro de La Revue des Sciences humaines sur le bestiaire des Lumières. Dans Zadig, conte publié pour la première fois par Voltaire en 1747, les animaux sont nombreux, mais ne jouent pas tous le même rôle. Certains interviennent seulement comme des utilités dans la diégèse, à titre très anecdotique, ou pour lui donner sa couleur orientale. D’autres permettent une critique des superstitions religieuses et proposent une sorte de transposition à la sauce orientale du bestiaire biblique, dont l’utilisation directe exposerait Voltaire à la censure de l’Église. Certains animaux comptent moins pour leur description concrète dans le conte, que comme supports pour développer et expliquer la méthode hypothético-déductive chère à Voltaire dans ces années-là. L’écrivain propose cette gageure dans un conte de décrire les animaux sans qu’ils soient vus, paradoxe tout à fait savoureux dans une écriture narrative de divertissement, dont le but serait de faire voir. L’utilisation du « basilic » permet une critique de la médecine obscurantiste et un éloge de l’hygiène et du bon sens, tout en introduisant dans le récit une allusion grivoise. Le conte fait enfin la part belle à un mystérieux perroquet, animal tout à fait intéressant dans un conte, parce qu’il entretient des rapports avec la parole, le propre de l’homme. Mais ici l’oiseau ne répète rien ; au contraire, il permet une péripétie dans le conte. Plutôt que l’uniformité du piétinement de la parole, il introduit une polysémie qui donne à réfléchir et permet à cette écriture de faire miroiter toutes les facettes du sens et de son interprétation. J’ai abordé à nouveau cette question du bestiaire à propos des Dialogues de Jean-Jacques Rousseau, dans un article commandé par Gérard Lahouati pour la revue d’agrégation Méthode ! en 2003. L’évocation, dans le deuxième Dialogue, de Jean-Jacques entouré de ses animaux familiers est moins anecdotique qu’elle n’en a l’air ; elle s’inscrit en effet dans une stratégie argumentative, où comme l’a bien montré Philippe Lejeune, « il ne s’agit plus de construire un point de vue sur soi, mais d’en détruire un ». Ici, il semble que Jean-Jacques, déçu par les hommes, manifeste une bonté naturelle envers les animaux, qui savent la reconnaître d’instinct, alors que ses contemporains refusent de la voir, en le percevant comme un « monstre ». J’ai voulu montrer que le recours à des images animalières qui construisent de Jean-Jacques une image monstrueuse et défigurée, se retourne contre ses ennemis qui vont à leur tour devenir des êtres abominables, incapables de reconnaître l’humanité en l’autre, car c’est en eux que la nature est viciée et pervertie. Rousseau, à la fin de sa carrière, prêt à renoncer à toute communication, se nourrit apparemment sans s’en rendre compte d’un tuf littéraire qui renvoie à l’enfance, malgré la cruauté de ses images, mais on sait depuis La Fontaine que « cet âge est sans pitié ». Ce n’est pas la dimension la moins émouvante de cette reconquête éperdue, et presque impossible, d’une identité défaite dans le discours des autres, de cette recherche d’une parole éclatée mais vraie. Si « son cœur transparent comme le cristal ne peut rien cacher de ce qui s’y passe », son écriture fonctionne comme une lanterne magique où les images se font et se défont pour acquérir valeur d’argument, comme un kaléidoscope où, parmi les éclats de voix, se refait le visage d’un écrivain défiguré par le chagrin, et se ressaisit une unité toujours menacée. Plus récemment, à la demande de Laurence Mall, j’ai publié dans L’Esprit créateur consacré à « Rousseau et les émotions » pour le tricentenaire de sa naissance, un article sur « le trafic des émotions dans la Correspondance avec Mme de La Tour ». Cela m’a permis de combiner mes analyses sur le pathos, mon intérêt pour les formes plus marginales et moins étudiées de l’écriture de soi, comme les lettres, pour proposer une réflexion sur la notion de « trafic » en partant de la définition des « trois commerces » dans les Essais de Montaigne. Je me suis également intéressée aux lettres de Julie de Lespinasse, à l’occasion de deux colloques, en travaillant sur l’écriture de la passion et sur une forme de tentation de l’impudeur, et en mettant en regard les lettres à l’amant, Guibert, et celles à l’ami, Condorcet, pour poursuivre des analyses sur l’adresse du texte et l’orientation stratégique du pathétique vers le destinataire. Durant cette quinzaine d’années de recherches après mon doctorat, j’ai continué à travailler sur l’œuvre de Sade, qui occupait déjà une grande place dans Le Refus du pathos au XVIIIe siècle, en particulier dans les analyses de l’apathie des libertins et de la perversité du pathos sadien. J’avais fait une première lecture de Justine ou les Malheurs de la vertu pour intervenir dans le séminaire de Nicole Jacques-Chaquin et Sophie Houdard à l’ENS, et aborder la question décisive de la curiosité dans cette œuvre. J’ai présenté au colloque international de Charleston en 2003 une étude sur « éthique et pathétique dans le théâtre de Sade », qui m’a permis d’accroître ma connaissance de l’œuvre de Sade par la lecture de ses pièces. Alors que l’apathie constitue une référence constante des personnages libertins dans les romans de Sade, le théâtre sadien pour sa part accorde une large place au pathétique. On pleure beaucoup dans le théâtre de Sade, mais le pathétique peut être aussi dévoyé, on peut « jouer les larmes », ce qui donne lieu alors à une forme microstructurale de théâtre dans le théâtre. En m’intéressant à l’articulation entre éthique et pathétique dans ce théâtre, j’ai cherché à savoir si le pathétique le re-moralise ou le « dé-moralise » radicalement sous le masque de la vertu. Je me suis aussi arrêtée sur des textes de Sade que je connaissais sans en avoir fait l’objet d’une étude plus approfondie : les Lettres à sa femme et le Journal, où j’ai étudié l’articulation entre les formes du délire et la composition par le texte d’une figure ou de figures superposées de destinataire(s). La « tyrannie de la publicité » des lettres stimule la verve d’écrivain de Sade. Dans les deux textes, il manifeste un délire numérologique, voyant partout des signes de sa libération. Sans être absente, l’obscénité n’est pas prépondérante. Le Journal ne vaut guère plus que comme un document sur Sade vieillissant, alors que les lettres accèdent au statut d’œuvre. La littérature contemporaine entretient un lien privilégié avec l’œuvre de Sade, dont témoigne par exemple le titre d’Hervé Guibert, Vous m’avez fait former des fantôme, qui est une citation d’une lettre de Sade à sa femme le 25 juin 1783 : « Vous m’avez fait former des fantômes qu’il faudra que je réalise ». Dans la conclusion de mon essai original sur l’héritage des Lumières dans le roman français contemporain, j’ai mis en évidence l’importance de Sade dans cette « conscience du présent », à côté de Laclos et Rousseau, alors que Voltaire semble dévalué en France, pour rester une figure d’autorité à l’étranger, où il incarne encore les Lumières militantes. J’ai continué mes recherches sur Sade, en dirigeant avec Stéphanie Genand, un numéro de la revue Itinéraires sur « Sade et les femmes : ailleurs et autrement », qui paraîtra en décembre 2013 et qui fait la part belle aux articles de jeunes chercheurs et d’une nouvelle génération qui vient grossir les forces des études sadiennes. Voici l’argumentaire du volume qui a servi d’appel à contributions pour des propositions que nous attendions pour le 15 mars 2012: Si l’œuvre de Sade ne cesse d’interroger la critique – en témoignent les deux récents essais d’Éric Marty, Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux, Seuil, 2011 et de Franck Secka, Sade up, Le Rouergue, 2011 –, fascinée par son univers fantasmatique, la question des femmes reste le point obscur de l’analyse sadienne. La violence systématiquement infligée aux héroïnes féminines, jointe à la gloire solaire du libertinage de Juliette, « femme unique en son genre » (Œuvres, III, Gallimard, 1998), impose le voile d’une inévitable sexualisation de la lectrice. Qualifiée de « choc pulsionnel » dans l’étude fondatrice de Lucienne Frappier-Mazur (Sade et l’écriture de l’orgie, Nathan, 1991), cette passion, où l’admiration se conjugue au rejet, défie la réflexion critique et l’expose au double piège de la surenchère ou du silence. Incarnée par le féminisme virulent des années 1970, la première tendance, illustrée notamment par La Femme sadienne d’Angela Carter (Virago, trad. Henri Veyrier, 1979), dénonce l’insupportable tyrannie de la force dans l’univers de Sade. Écartelées entre la vulnérabilité d’une féminité traditionnelle, qui les désigne comme victimes, et leur consentement à la loi despotique, qui leur confère la puissance au prix du reniement de soi, les héroïnes constatent leur impossible insertion « dans un monde d’hommes ». Manichéen, dominé par le désir et l’autorité masculine, le monde sadien offrirait aux femmes la seule légitimité du travestissement ou de l’endurcissement moral. Cette impasse, lorsqu’elle est contournée par les approches structuralistes, n’en substitue pas moins à l’impossible féminin sa douloureuse restitution sur la scène de la cruauté : « cacher la femme », pour reprendre le titre de Roland Barthes (Sade, Fourier, Loyola, Seuil, 1971), souligne la nécessité d’une persistance féminine, seule capable d’alimenter le fantasme libertin de la « transgression » (p. 128). Être pour souffrir ou ne plus être pour faire souffrir, tel semble le dilemme réservé aux personnages féminins. Il détermine l’axe historiquement binaire des analyses de la question : du manifeste libérateur exhumé par Apollinaire (« Le marquis de Sade […] avait sur la femme des idées particulières et la voulait aussi libre que l’homme », L’Œuvre du Marquis de Sade, Bibliothèque des curieux, 1912) à la question polémique lancée par Simone de Beauvoir (« Faut-il brûler Sade ? », Privilèges, Gallimard, 1955), la violence traverse l’espace critique et somme les femmes qui s’y aventurent de choisir, à leur tour, entre Justine et Juliette. Plusieurs études récentes ont heureusement permis de dépasser ces clivages passionnés. Outre qu’elles manifestent le déploiement d’une parole féminine affranchie des systèmes – les études pionnières de Lucienne Frappier-Mazur, Béatrice Didier, Chantal Thomas et Annie Le Brun côtoient les essais (Marta Zajac, The Feminine of Difference. G. Deleuze, H. Cixous and Contemporary Critique of the Marquis de Sade, Peter Lang, 2002) et les semi-fictions (Noëlle Châtelet, Entretien avec le Marquis de Sade, Stock, 2011) –, elles témoignent d’un renouvellement des perspectives sous l’impulsion des études de « genre ». En se demandant : « Pourquoi Juliette est-elle une femme ? » (On n’enchaîne pas les volcans, Gallimard, 2006, p. 127), Annie Le Brun souligne la complexité de la féminité sadienne : tient-elle au corps et à la sexualité, ou offre-t-elle un paradigme où construire, au fil des textes, la réflexion sur la liberté ? Michel Delon soulevait déjà, en 1980, la question pionnière du « prétexte anatomique » (Dix-huitième siècle, n°12, 1980). Affranchis des déterminismes biologiques, le féminin et le masculin ne brouilleraient-ils pas les prérogatives en invitant à lire l’œuvre de Sade comme un possible théâtre de la confusion, sinon de l’inversion des genres ? De telles orientations requièrent d’envisager aujourd’hui la relation entre Sade et les femmes « ailleurs et autrement », pour reprendre le titre du dernier essai d’Annie Le Brun (Gallimard, 2011). Différents corpus peuvent être envisagés : l’œuvre romanesque, mais aussi le théâtre et la correspondance, ainsi que les analyses critiques. Il s’agit, dans ce volume, de croiser la représentation des femmes, leur inscription dans le champ philosophique, la question du féminin et la problématique de l’effet de lecture. Ce collectif, à paraître en décembre 2013, a permis de mettre en évidence le caractère central de la question de la femme dans l’œuvre de Sade. S’intéressant aux héroïnes sadiennes, la réflexion s’interroge sur le mythe d’un libertinage au féminin, en particulier autour des personnages de Clairwill (et de ses paradoxes) et de Léonore, dont Blandine Poirier propose de faire le personnage central d’Aline et Valcour. Le volume s’organise également autour des lectrices de Sade et apporte des éclairages neufs et des synthèses importantes sur des questions complexes comme le féminisme, l’émancipation des femmes et la construction du genre. Julie Feyel propose notamment une réflexion très éclairante sur la question des femmes et du féminin dans la lecture lacanienne de Sade. Eugénie de Franval est au centre de la réflexion, avec pas moins de trois articles. Vincent Jolivet propose d’y lire une « réécriture de soi » pour Sade, dans la perspective d’une autobiographie fantasmée, tandis que Chiara Gambacorti, réfléchissant à l’articulation entre inceste et émancipation, montre comment se construit la figure d’un « Pygmalion des Lumières ». Dominique Hölzle pour sa part s’interroge sur les questions complexes d’identité générique et d’identité sexuelle dans cette nouvelle des Crimes de l’amour. L’intérêt de la réflexion menée dans cet ouvrage collectif est aussi de prendre en compte le théâtre de Sade, comme le fait Bénédicte Prot dans son article sur les femmes et le comique dans ce corpus souvent délaissé par la critique sadienne. Les romans historiques de Sade (Adelaïde de Brunswick, princesse de Saxe et Histoire secrète d’Isabelle de Bavière), moins connus également que le reste de son œuvre, et qui ne figurent pas dans l’édition qu’en a donnée Michel Delon pour La Pléiade, sont au cœur de l’analyse menée par François Mouttapa sur « le Moyen-Âge des Lumières et l’héroïsation sadienne de la femme ». À ces perspectives déjà très riches, s’ajoutent la réflexion d’Éric Marty, qui a bien voulu nous accorder un entretien sur « la violence et le déni », et le regard de la réalisatrice Maria Pinto. Fascinée depuis longtemps par l’œuvre de Sade, elle lui consacre ses deux dernières créations : Un sauvage honnête homme (2012), entretien avec Jean-Jacques Pauvert et Annie Le Brun autour de la trajectoire de Pauvert et de son lien à Sade, et Moi qui duperais le bon Dieu, projet en cours de production centré sur la correspondance de Sade à Vincennes. J’ai publié dans ce volume, dans la partie consacrée aux lectrices de Sade, et sous une forme un peu différente, un chapitre de mon essai original sur « Chantal Thomas lectrice de Sade ». La lecture de Sade évolue-t-elle selon qu’on le lit d’une position universitaire ou du point de vue de la création romanesque ? S’attachant à l’œuvre de Chantal Thomas, spécialiste reconnue de la littérature du XVIIIe siècle passée à l’écriture de romans historiques, ma réflexion cherche à mettre en évidence une sorte de contestation possible d’une position par l’autre, comme si le roman révélait l’impensé d’une lecture plus universitaire de Sade. J’aimerais poursuivre ces recherches en lisant et commentant éventuellement, si cette lecture me semble intéressante, Sade scénario d’Alain Fleischer paru en 2013 au Cherche Midi. Un autre article, inédit pour l’instant, s’inscrit dans mes recherches les plus actuelles sur le XVIIIe siècle aujourd’hui : « La représentation du bonheur au XVIIIe siècle dans L’Art de nuire de Pierre Houdion », roman paru en 2013 aux éditions Thierry Marchaisse et que j’ai décidé d’étudier quand Guilhem Farrugia m’a commandé un article pour un numéro de La Licorne, qu’il co-dirige avec Michel Delon, sur le bonheur au XVIIIe siècle. Les écritures de soi, vers la Révolution française Ayant été recrutée en 2004 à l’Université Paris 13 sur le poste de Philippe Lejeune, j’ai orienté mes recherches plus spécifiquement sur les écritures de soi, ce qui n’a pas constitué une rupture majeure dans la cohérence épistémologique de mon travail. Il y avait en effet déjà dans mon corpus de doctorat des autobiographies, des correspondances et des écrits personnels, pleins de larmes, car c’est souvent pour dire leurs malheurs que les écrivains en « je » prennent la plume. Il m’a semblé utile d’étudier un corpus délaissé ou ignoré, celui des Mémoires de la Révolution, pour y travailler sur l’articulation nouvelle qu’on y voit naître entre la vie privée et la vie publique. C’est pour ce projet que j’ai déposé une demande de délégation à l’Institut universitaire de France en janvier 2007. Soutenue par Pierre Frantz, Malcom Cook et Elisabeth Zawisza, je l’ai obtenue pour la rentrée de septembre 2007. Ce projet trouve son origine dans mon doctorat, où j’ai pu constater que l’émotion, mise en évidence dans le pathos, est rarement une affaire strictement privée ; elle a souvent des rapports avec la vie publique et politique, et ces rapports semblent se faire encore plus étroits au moment de la Révolution. C’est une question qui a déjà été abordée, dans une perspective juridique, par l’historienne Sarah Maza dans Vies privées, affaires publiques (1997). Cette articulation du privé et du public se pose également de façon très frappante dans les Mémoires de Marmontel : le récit de la vie privée s’efface devant le récit des événements historiques dans la deuxième partie, dans laquelle le temps du récit et le temps de la narration tendent à se rejoindre. C’est comme si Marmontel n’arrivait pas à articuler les deux. Dans la première partie, l’histoire n’est qu’une toile de fond, sur laquelle se dégagent les grands événements de sa vie privée, et elle est surtout une histoire littéraire, avec des figures très intéressantes pour le lecteur moderne. Dans la deuxième partie au contraire, l’Histoire « avec sa grande hache », pour reprendre la formule bien connue de Georges Perec, fait de Marmontel un chroniqueur qui semble commenter les événements au jour le jour, sans réussir à y inscrire sa petite histoire, et en reniant tout l’acquis des Lumières, qu’il semblait défendre dans la première partie. J’avais lu les Mémoires de Marmontel pour animer une séance du séminaire de Michel Delon et de Pierre Frantz sur « l’informe » à Paris 4 et présenter un travail intitulé : « Le pathétique dans les Mémoires de Marmontel, ou quand l’informe se donne un genre ? » Ma lecture attentive m’a permis de faire de ce texte l’une des pierres angulaires de ma réflexion sur les Mémoires de la Révolution, et de le mettre en rapport avec les Mémoires de l’abbé Morellet que je cite abondamment dans la conclusion de mon doctorat. Je voulais mettre l’accent sur tous les problèmes de l’identité autour de la Révolution, en poursuivant le travail esquissé par Lise Andries dans son article intitulé « Récits de survie : les mémoires d’autodéfense pendant l’an II et l’an III » (La Carmagnole des Muses, 1988). C’était une manière toute naturelle de prolonger les réflexions amorcées dans mon doctorat sur le lien entre la profusion du pathos dans l’esthétique du XVIIIe siècle et la naissance au même moment de l’opinion publique. Je voulais réfléchir aussi à la distinction entre les « notices historiques » et les « Mémoires particuliers » dans les Mémoires de Madame Roland, qui semble avoir tiré les leçons du siècle, aussi bien sur le plan politique que sur celui de l’écriture autobiographique, puisqu’elle y raconte qu’elle a été victime, à onze ans, d’une tentative de viol de la part d’un élève de son père, page que Sainte-Beuve qualifie d’« acte immortel d’impudeur ». Cette « impudeur » est peut-être la marque de la modernité de Madame Roland. J’ai effectué de nombreuses lectures à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, pour établir un corpus cohérent et fourni, en équilibrant les écrits des partisans de la Révolution et ceux de leurs adversaires. J’ai tenté d’étudier la différence entre les mémoires écrits par des femmes et ceux écrits par des hommes. Je me demande si nous ne sommes pas les victimes d’un préjugé quand nous supposons qu’il y a sans doute plus de place réservée à la vie privée et intime dans les écrits féminins, que dans les mémoires masculins, les femmes étant a priori plus tournées vers le foyer, les enfants, l’éducation, la vie affective et amoureuse, alors que les hommes auraient d’emblée une inscription dans la vie publique, à laquelle ils participent souvent, en prenant des décisions, et en y trouvant un argument de légitimation pour leurs témoignages écrits. C’est au moment de la Révolution qu’est votée la loi sur le divorce, dont on trouve par exemple des échos dans La Mère coupable de Beaumarchais. Sur une telle question, on voit comment la vie privée, dans ce qu’elle a de plus intime, est prise en charge par la politique où elle fait irruption. Il m’a semblé également intéressant d’étudier comment les mémorialistes utilisent l’héritage culturel et esthétique du siècle des Lumières, éventuellement à leur insu, comme un langage qui leur est devenu naturel. On peut se demander quelle influence a eue la vogue sensible de la seconde moitié du siècle, dont certains voient l’origine dans le succès inouï de La Nouvelle Héloïse (1761), sur le style et la construction des récits de ces témoins. Dans quelle mesure l’écriture romanesque et dramatique, qui manifeste un goût très prononcé pour le pathétique et les bons sentiments vertueux, surtout à propos de la vie familiale, donne-t-elle une sorte de moule préformé aux récits d’événements historiques eux aussi particulièrement pathétiques et dramatiques ? J’ai analysé les mémorialistes comme des figures particulières de lecteurs, en m’interrogeant sur la place qu’ils font aux livres dans leurs récits, soit directement, par des citations, soit indirectement, par l’utilisation de formes et de figures mises en place par la littérature du XVIIIe siècle. Ce travail sur les Mémoires est une façon de reprendre, du strict point de vue de ces récits, une des questions posées par Roger Chartier dans Les Origines culturelles de la Révolution française : pourquoi et comment « un siècle soucieux des plaisirs et des devoirs de l’existence privée » s’achève-t-il par « un extraordinaire investissement dans la chose publique » ? Il fallait aussi poser ainsi le problème de la définition du « grand homme » ou du « héros », en le situant précisément à cette frontière entre la vie familiale et la vie politique, l’existence individuelle et la vocation universelle. Parmi les projets figurant dans mon dossier pour l’IUF figurait la co-direction, avec Françoise Simonet-Tenant d’un ouvrage collectif intitulé Pour une histoire de l’intime et de ses variations, publié en 2009 et dont voici l’argumentaire : Intus, et in cute, écrit Rousseau en épigraphe des Confessions, reprenant une formule du poète latin Perse. L’adjectif « intime » est emprunté au XIVe siècle au latin « intimus », superlatif d’« interior ». Employé d’abord pour désigner une personne étroitement liée avec une autre, il s’applique dès le début du XVIe siècle à la vie intérieure, généralement secrète, d’une personne. Substantivé, « intime » signifie ami très cher, puis, notamment chez Pascal, ce qu’il y a de plus profond, en particulier par rapport à Dieu. C’est à la fin du XVIIIe siècle qu’on relève une application aux écrits autobiographique qui ne sont généralement pas destinés à la publication, le cas le plus évident étant le journal intime. Il s’agirait, à travers l’étude de textes référentiels (autobiographies, journaux, mémoires, correspondances, carnets…) d’établir une histoire de l’intime, dans ses lieux, ses thèmes, ses formulations, ses refus… Dans ses Mémoires, Mme Campan, la première femme de chambre de Marie-Antoinette, signale qu’un des reproches faits à la reine, personnage public, est d’avoir voulu bénéficier d’une vie privée, loin des regards officiels et publics, ce que la Cour et la Ville ont vécu sur le mode de l’exclusion. C’est aussi au XVIIIe siècle que naît le boudoir, cette pièce si particulière qu’on a trop souvent réduite à son usage sexuel. En s’appuyant sur les travaux fondateurs de Philippe Ariès et de Michel Foucault, on proposerait un balisage de la notion, en faisant appel à des lexicographes, des historiens et des spécialistes de littérature, pour définir les territoires de l’intime, dans ses rapports au corps, à la sexualité, aux objets et à l’architecture, aux relations interpersonnelles. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’historienne Anne Vincent-Buffault ait proposé, après son Histoire des larmes, une étude sur l’exercice de l’amitié. La question de l’intime rejoint également celle de la représentation des différences sexuelles et générationnelles. Pourquoi l’intime est‑il si généralement associé à la féminité, au foyer, à la maternité, au corps féminin, au même titre que les larmes ? Il y a sans doute également un rapport à établir entre la valorisation de l’intime au XVIIIe siècle et la naissance à la même époque d’un intérêt pour l’enfant comme personne, dès la petite enfance, comme l’a montré une exposition récemment. On pourrait élargir l’étude aux textes non référentiels (romanesques notamment) et à la peinture, en particulier à l’intimisme, puisque c’est au XVIIIe siècle qu’a lieu le grand débat entre peinture d’Histoire et peinture de genre. La représentation de l’intime dans les textes de fiction témoigne de la recherche d’un effet de réel et d’un intérêt nouveau pour la vie intérieure, dont certains aspects étaient jusque-là restés tabous. La Révolution pourrait alors être analysée comme la prise en charge politique et juridique de certaines formes de l’intimité, en particulier conjugale, qui ont fait irruption dans la vie publique (voir la loi sur le divorce par exemple). Une recherche menée grâce à la base de données FRANTEXT pourrait être très éclairante sur cette répartition de l’intime entre textes de fiction et textes de diction, pour reprendre les catégories de Genette. On a du mal, aujourd’hui que notre littérature accorde une place prédominante voire unique à l’intime (il existe même un prix littéraire de l’écrit intime) à le remettre en perspective et à comprendre qu’il n’a pas toujours constitué une valeur, et a fortiori une qualité littéraire. L’apport de ce volume collectif interdisciplinaire qui se situe à la croisée de l’Histoire, de la littérature et plus généralement des arts de la représentation, mais aussi d’un questionnement éthique, est de proposer, en plus d’une approche diachronique, des synthèses solides sur la notion, à la fois sur le plan lexicographique et lexicométrique grâce au travail de Véronique Montémont sur Frantext sur le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, mais aussi sur le plan historique (aussi bien l’histoire au sens strict, que celle de la littérature ou des sensibilités), quand Françoise Simonet-Tenant met en évidence la lente montée en puissance de l’intime vers la fin de l’Ancien Régime. Le volume croise les approches en proposant un entretien avec le cinéaste Alain Cavalier, auteur de films autobiographiques, dans le genre du journal filmé. Ces films ont été édités en DVD dans « l’intégrale autobiographique » en février 2007. L’intérêt de cette réflexion menée sur l’intime dans cet ouvrage collectif est aussi de montrer toutes les ambiguïtés, voire les paradoxes, de cette notion, lors de la période révolutionnaire et au Tournant des Lumières, en particulier dans les textes de ceux que Stéphanie Genand appelle « les proscrits de l’intime ». Plus généralement, les Mémoires de la Révolution sont des récits pleins de larmes, et mes travaux sur le pathétique m’ont permis de les aborder sous cet angle. Une grande partie de mes recherches a porté sur le bouleversement par la Révolution des notions de vie intime, vie privée et vie publique. Au XVIIIe siècle s’est affirmée la propriété de soi, en particulier grâce aux innovations techniques du miroir et de la montre, qui ont eu pour effet commun de favoriser « une meilleure maîtrise et possession de soi ». J’avais ainsi signalé à Françoise Simonet-Tenant qui s’intéressait à ces question de la naissance d’une « culture de l’intime », le désespoir de Mme de Duras, privée de sa « petite et très vilaine pendule de cuivre » au moment de son emprisonnement pendant la Révolution, et son plaisir de retrouver un miroir à sa sortie de prison. J’ai analysé les rapports entre l’intime et le politique dans les Mémoires du marquis de La Maisonfort. La première partie donne tous les détails sur l’initiation à la vie amoureuse, selon le modèle de Rousseau. Mais dès l’ouverture de seconde partie, avec la convocation des États généraux, presque tout le récit est consacré aux questions politiques. Cette seconde partie s’inscrit ainsi dans la tradition des Mémoires. Est-ce que la prise en compte de la vie personnelle est compatible avec l’éthique aristocratique qui encourage ses membres à ne parler d’eux qu’aussi peu que possible, ou seulement sous certaines conditions ? J’ai repris l’hypothèse de Lynn Hunt, dans sa contribution à l’Histoire de la vie privée, selon laquelle la vie publique l’emporte dans les Mémoires sur la Révolution, comme si la grande Histoire, très mouvementée, mettait au second plan le récit de la vie privée. Cette hypothèse semble se vérifier dans le cas du Marquis de la Maisonfort, dans la mesure où ce qui concerne sa vie intime constitue une partie très minoritaire de ses Mémoires, et d’abord en volume textuel. Pour autant, la dimension intime du récit n’est pas entièrement occultée par l’Histoire et s’affirme malgré la tourmente des événements, ou précisément à cause d’elle. Mon étude cherche à mettre à l’épreuve d’un texte certaines idées phares sur les Mémoires, en particulier aristocratiques, et l’écriture de l’intime, pour voir si elles sont vraiment éclairantes, ou s’il faut les nuancer au contact de ce récit singulier et représentatif, conformément au paradoxe de l’écriture des Mémoires qui se situent aux confins de l’écriture ordinaire et de la littérature et relèvent donc d’un régime spécifique, encore à définir. J’ai ensuite fait partie du comité scientifique composé par Françoise Simonet-Tenant et Véronique Montémont pour le volume qu’elles ont dirigé sur Intime et politique pour la revue Itinéraires et qui a paru en 2012. J’ai abordé la question de « la médiatisation de la vie privée dans les Mémoires de la Révolution », de façon plus théorique, à la lumière des travaux de Pierre Nora, de Jean-Louis Jeannelle et de Claudine Giacchetti notamment, lors d’un colloque organisé à Arras par l’historienne Agnès Walch, pour essayer de revenir sur certaines idées fréquentes sur ce corpus. J’ai également essayé d’analyser sous le rapport de la vie privée et de la vie publique le Voyage à Paris pendant la Révolution (1790-1792) de Panon Desbas, après avoir été invitée à un colloque de Marie-Paule de Weerdt-Pilorge sur « Les Mémoires-journaux sous l’Ancien Régime ». J’ai étudié ce « Journal inédit d’un habitant de l’île Bourbon », publié par les éditions Perrin en 1985 avec une préface d’André Castelot, à la fois sous l’angle de l’Histoire et de la constitution de ce qu’on retient comme événements et surtout comme « journées » révolutionnaires, et sous l’angle de la question du genre et de la naissance de ce qu’on appelle désormais plus volontiers « journal personnel » que « journal intime ». Car notre lecture est déterminée, pour ne pas dire formatée, par la représentation que nous nous faisons des genres et de leurs caractéristiques attendues. Si, dans les Mémoires de la Révolution, consacrés canoniquement à la vie publique, on traque tout ce qui relève de la vie privée ou intime du narrateur, pour montrer comment le genre évolue à cette période et brouille des frontières poétiques trop rigidement fixées en théorie, dans les journaux au contraire, où l’on s’attend à trouver l’intime à l’état natif, par filons bien nettement repérables et analysables, on est surpris de trouver consignés des événements de la vie publique, des choses vues, un témoignage où le témoin nous dit souvent de quelle « croisée » il a observé ce qu’il a vu. Dans ce genre, qu’on prendrait aujourd’hui pour le parangon des textes personnels et subjectifs, on est attentif au souci d’objectivité, de cadrage, de netteté dans le récit qui s’ouvre au monde extérieur bien plus qu’à la vie intérieure. À tel point que Desbassayns, venu à Paris avec ses enfants pour s’occuper de leur éducation, fait appel à un écrivain public lorsqu’il écrit des lettres à sa femme restée à l’île Bourbon. On comprend alors que les notions de privé et de public, de Journal et de Mémoires ne vont pas de soi et se constituent dans l’histoire de manière confuse et contradictoire, loin des belles classifications taxinomiques dans lesquelles on aimerait les faire entrer. Reste à savoir si la nouveauté des événements révolutionnaires racontés dans ces pages le soir même ou le lendemain, à un rythme pour ainsi dire quotidien, implique une nouvelle conception du Journal et de son écriture chez celui qu’André Castelot appelle un « globe-trotter de l’Histoire » ? Passant mes journées à lire à la BHVP des textes dont le statut littéraire reste à prouver et que presque plus personne ne lit, sauf à titre de documents, j’ai posé cette question en forme de provocation lors du colloque sur « Le sens du passé » organisé sur les Mémoires par Marc Hersant, Damien Zanone et Jean-Louis Jeannelle en décembre 2010 : « Les Mémoires de la Révolution sont-ils lisibles ? » Je n’ai lu encore nulle part, mais peut-être est-ce faute d’investigations, ce qui fait à mes yeux la difficulté principale d’un travail sur le corpus des Mémoires de la Révolution : il est pour une part devenu presque illisible. Non pas au sens de matériellement inaccessible : si tous ces textes n’ont pas fait l’objet d’une édition qui les rend disponibles sur le marché, un éditeur comme Le Mercure de France, avec sa collection « Le Temps retrouvé » fait un travail remarquable pour les rendre vivants dans les parutions actuelles et dans les librairies. Et surtout on en trouve des collections complètes dans les bibliothèques, notamment la Bibliothèque historique de la ville de Paris et la Bibliothèque nationale de France. Ils sont devenus illisibles pour plusieurs raisons : leur référentialité ou leur caractère factuel, leur langue, leur contenu pathétique, la difficile question de leur destination, et l’appartenance problématique de ce corpus, longtemps laissé aux historiens, au champ littéraire. Peut-être étais-je trop prisonnière de la notion d’œuvre, et de ce que je crois être une nécessaire et minimale intention d’œuvre, mais il m’a semblé moins problématique, eu égard à ma formation et à mes centres d’intérêt, d’envisager alors un tout autre corpus pour une recherche universitaire : des romans contemporains, utilisant les Lumières et souvent la Révolution comme cadre historique, et posant sur elles un regard et un jugement qui me semblaient éclairer aussi bien cette période de l’histoire que notre présent. Dans ce nouvel objet d’étude, sur lequel j’ai finalement écrit mon essai original, j’ai réinvesti une grande partie de mes lectures, mais comme éléments de contextualisation, et plus comme sujet principal de mon travail. Ce corpus romanesque me permettait aussi d’échapper à toutes les problématiques sur l’écriture de soi et à l’hégémonie de l’autofiction dans la littérature française des quinze dernières années. J’avais besoin d’un bain de romans, et de romans documentés, qui disent le monde, d’hier ou d’aujourd’hui, pour trouver une bonne distance par rapport aux écritures de soi, qu’elles soient Mémoires de la Révolution, ou effets de mode et de marché dans la production actuelle, et y revenir peut-être plus tard. Je voulais opérer un rééquilibrage entre diction et fiction, pour le dire selon les catégories de Genette, la fiction me donnant un goût de liberté que j’avais perdu dans les prisons du moi qui tourne à l’entre soi, voire à la secte. Pour aborder autrement, et sous un angle plus historique, les écrits personnels, j’ai analysé le rapport à l’histoire et « l’évolution de Marie-Antoinette dans sa Correspondance », pour un colloque portant sur « La lettre et l’histoire ». La question du privé et du public se posait alors de façon particulièrement intéressante. Il y a une très nette évolution dans la correspondance de Marie-Antoinette : la dauphine (et aussi une fois devenue reine) se situe longtemps au centre d’un dispositif d’espionnage de la cour de France par Marie-Thérèse d’Autriche, qui tente de tirer profit par son intermédiaire de son alliance avec Louis XVI. Elle apparaît donc en position d’instrument, manipulé par sa mère et Mercy-Argenteau, ambassadeur d’Autriche en France, au centre de ce qu’Evelyne Lever appelle « une fugue à trois voix ». Mais les troubles révolutionnaires vont changer la donne, et lui conférer un rôle actif, et de premier plan, dans les événements. On se souvient de la formule de Mirabeau, selon laquelle « le roi n’a qu’un homme : c’est sa femme ». Alors qu’elle écrivait en avril 1775, « mes goûts ne sont pas les mêmes que ceux du roi », elle devient dans la tourmente l’alter ego de son mari : « Je dis nous, parce que je ne sépare pas le roi de moi », écrit-elle à son frère Léopold II en mai 1790. J’ai étudié comment, après Varennes, elle entretient une double correspondance pour tenter de sauver la monarchie : avec Barnave jusqu’en janvier 1792, elle feint de se montrer docile aux volontés des triumvirs, partisans d’une monarchie constitutionnelle, qui lui demandent d’écrire à son frère l’empereur pour garantir la paix. Après avoir adressé à Mercy et à son frère les lettres dictées par ses mentors, elle désavoue secrètement ce qu’elle déclare officiellement. Elle attend de Léopold II qu’il se mette à la tête des puissances étrangères pour sauver la monarchie française, mais il fait la sourde oreille, tout en protestant de son amitié. Cette correspondance permet de voir comment Marie-Antoinette joue, par ses lettres mêmes, un rôle dans le cours de l’Histoire, au moment où l’Histoire la transforme également, et la révèle à son destin de reine. J’ai mené ce travail parallèlement à mon analyse des Adieux à la reine de Chantal Thomas, ce qui m’a permis de prendre connaissance, à mon tour, d’une de ses nombreuses sources, en lisant cette Correspondance de plus de huit cents pages. Dès avant le 14 juillet 1789, l’inquiétude est très grande dans les milieux de la cour. Le billet sans date de la reine à la duchesse de Polignac contrainte à l’exil en est la seule trace dans cette Correspondance. Chantal Thomas en a fait le cœur de son roman sur Marie-Antoinette : « Adieu, la plus tendre des amies. Ce mot est affreux, mais il le faut. Voilà l’ordre pour les chevaux ; je n’ai que la force de vous embrasser. » Le deuxième axe de mes recherches sur les Mémoires concerne la question du genre, entendu au sens des gender studies. C’est déjà un aspect que j’avais abordé dans mon doctorat, en cherchant à mettre en évidence un pathos masculin, et en ne rabattant pas les larmes du XVIIIe siècle spécifiquement sur le féminin, même si c’est une représentation commune, tout comme celle qui associe les femmes à des genres réputés secondaires et intimes comme la lettre et le journal. Jane Austen en 1818 met en scène dans L’Abbaye de Northanger la représentation que se fait son héros de l’écriture féminine, faisant d’ailleurs du journal intime une propédeutique à la lettre. J’avais signalé le passage à Françoise Simonet-Tenant qui travaillait sur ces représentations associant l’intime au féminin : « Je vois bien ce que vous pensez de moi, dit-il d’un air grave. Je ferai piètre figure demain dans votre journal. […] Mais peut-être que je ne tiens pas de journal. Peut-être n’êtes-vous pas assise dans cette salle et ne suis-je pas assis non plus à côté de vous. Ce sont des faits tout aussi contestables. Vous prétendez ne pas tenir de journal ! Comment sans cela vos cousines restées à la maison pourront-elles à votre retour comprendre votre emploi du temps à Bath ? Comment raconter comme il se doit les échanges de civilité et de compliments que vous entendez, si vous ne les consignez pas tous les soirs dans un journal ? Comment vous souvenir de vos différentes robes et comment décrire dans toute leur diversité l’éclat particulier de votre teint et de vos boucles de cheveux sans recourir constamment à un journal ? Chère mademoiselle, je ne suis pas aussi ignorant que vous vous vous plaisez à la croire des coutumes des jeunes filles. C’est cette charmante habitude de tenir un journal qui contribue, pour une bonne part, à former ce style aisé pour lequel on célèbre aussi généralement les femmes. Tout le monde admet que la rédaction de belles lettres est un art typiquement féminin. La nature y est peut-être pour quelque chose, mais je suis certain qu’elle doit être aidée avant tout par la tenue régulière d’un journal. » J’ai lu et analysé en croisant la question du privé et du public avec celle du masculin et du féminin, plusieurs Mémoires de femmes, et d’abord ceux de Mme Campan, première femme de chambre de Marie-Antoinette, d’abord pour un colloque à Bordeaux sur « Écriture de femme et autobiographie », puis à l’occasion d’un colloque à Rouen sur « Moi public et moi privé dans les mémoires et les écrits autobiographiques du XVIIe siècle à nos jours » en 2006. Publiés en 1822, les Mémoires de Mme Campan fournissent un témoignage très intéressant sur le règne de Louis XVI et sur la fin chaotique de l’Ancien Régime bouleversé par les affres de la Révolution. À la lecture de ces Mémoires, on n’est guère surpris de prendre Mme Campan en flagrant délit de partialité. Tout son témoignage est façonné et informé par des années de service auprès de Marie‑Antoinette, et elle prend toujours le parti de la royauté contre les « cannibales » et les « monstres » révolutionnaires. Divisés en deux parties (avant et après 1789), ces Mémoires inscrivent dans leur organisation même la fracture de la Révolution. L’autre aspect intéressant de ce texte, c’est qu’il nous présente une sorte d’autobiographie en miroir ou de mémoires obliques ou encore, osons le néologisme, une « alteregobiographie », si tant est qu’on puisse dire de Mme Campan qu’elle fût l’alter ego de la reine Marie-Antoinette. Peut-être vaudrait-il mieux parler d’« hagiobiographie ». La vie de la femme de chambre s'efface au profit des événements majeurs du règne de Marie-Antoinette (naissance, éducation, couches…). Il s’agit donc de Mémoires dans la tradition classique, légitimés par la participation directe ou en tant que témoin à des événements historiques. J’ai étudié les processus de dramatisation à l’œuvre dans ce texte pathétique, où Mme Campan essaie de retracer le roman de la royauté pour la plus grande gloire de sa maîtresse. Chantal Thomas connaît parfaitement ce récit et on trouve des traces de cette lecture dans son roman Les Adieux à la reine. Ce qui est sans doute plus intéressant, du point de vue de la création romanesque, c’est qu’elle invente un épisode de la vie de la marquise de La Tour du Pin dont on ne trouve pas trace dans ses Mémoires, intitulés Journal d’une femme de cinquante ans (1778-1815). Chantal Thomas imagine que la femme de chambre du couple, Honorine, l’a entendu parler en anglais et n’a reconnu que le mot « Bastille » : Il y avait, en effet, ce matin, grande animation chez monsieur et madame de La Tour du Pin ; mais, comme ils le faisaient souvent, dans un mouvement spontané ou pour ne pas être compris des serviteurs, ils parlaient anglais. — Quand même, a dit Honorine, j’ai entendu plusieurs fois le mot Bastille. Mais peut-être la romancière a-t-elle d’autres sources, ou est-ce un privilège de sa création romanesque que d’utiliser cette scène très vraisemblable, même si elle n’est pas vraie, ou avérée dans des documents consultables. J’ai présenté une étude de l’articulation entre le temps privé et le temps de l’histoire dans les Mémoires de Mme de La Tour du Pin, lors d’une journée que j’ai co-organisée avec Catriona Seth au Congrès international des Lumières en juillet 2011. Cette articulation particulièrement intéressante révèle bien la posture délicate de la marquise de La Tour du Pin, qui ne peut pas prétendre au statut d’historienne, mais qui pourtant en fait œuvre, sans qu’on puisse la taxer d’imposture, car elle veille à ne jamais sortir d’un ethos privé et féminin, caractérisé par la modestie, le retrait, la réserve, et une certaine distance à laquelle l’humour n’est pas étranger. Comprendre la Révolution, pour les historiens d’aujourd’hui, c’est sans doute prendre en compte aussi ce temps intime, ces détails privés, ces répercussions personnelles des événements publics bien connus qui, pendant longtemps, n’ont pas trouvé leur place dans l’histoire officielle, ni dans ses méthodes. Plus que jamais l’interdisciplinarité s’impose pour étudier des textes longtemps délaissés à la fois par les études historiques et les littéraires. L’intérêt croissant pour la notion d’intime va dans le sens de cette redécouverte transdisciplinaire des récits des mémorialistes qui ne sont pas uniquement des témoignages. Sur la question de l’écriture féminine de l’histoire, j’ai organisé une journée d’étude à Paris 13 sur « Les Mémoires : une question de genre ? » le 6 novembre 2009 et je l’ai publié dans un dossier d’Itinéraires en 2011. Des spécialistes de ces questions comme Béatrice Didier ou Adélaïde Cron, Henri Rossi ou Damien Zanone se sont intéressés à cette question, et Jean-Louis Jeannelle a proposé une synthèse sur « Le sexe des Mémoires ». « La littérature est la lézarde de la tête des femmes » écrit Barbey d’Aurevilly dans un volume consacré aux Mémoires. Cette citation d’un misogyne notoire suggère qu’en posant la question du genre sexué à propos des Mémoires, on ne fait peut-être que prendre le cliché à l’envers, et opposer un préjugé plus neuf à un préjugé ancien. Car comment sortir de la confrontation stérile d’un questionnement féministe et de réactions misogynes sur la question des Mémoires ? Y a-t-il une spécificité des femmes mémorialistes dans la perception de l’Histoire ? C’est cette question, peut-être piégée, que j’ai voulu poser en proposant cette sorte de panorama au sein des Mémoires de femmes. Proposant d’étudier cette spécificité, dans ses variations, on suppose donc qu’elle existe, ce qui n’est peut-être que l’expression d’un préjugé que l’on prétend dénoncer ! Y a-t-il une spécificité de l’écriture féminine de l’Histoire ? Il s’agirait de dégager éventuellement des constantes de l’écriture « sexuée » de l’Histoire. Ces femmes mémorialistes font-elles une plus grande place à la vie privée et à l’intime que les hommes ? Organisent-elles la structuration de leurs Mémoires autour des événements de leur vie privée ou autour des grandes dates politiques ? Ont-elles besoin d’une plus grande légitimation pour se mettre à écrire, ou au contraire l’écriture des Mémoires joue‑t-elle comme principe de légitimation ? C’est à ce type de questions que j’ai essayé de répondre dans mon travail sur les Mémoires de Mme Roland, soulignant la difficulté d’être femme, et femme qui écrit, dans la tourmente de l’histoire. J’ai analysé uniquement les Mémoires historiques dans cette communication. J’ai voulu m’arrêter sur les implications pour la narratrice et pour son public, dans cet objet d’écriture qui tient du plaidoyer et du réquisitoire, du fait que la mémorialiste est une femme, et qui plus est, l’épouse d’un ministre à qui on a reproché de s’être laissé influencer par elle, Madame Roland ayant été l’objet d’attaques très violentes de la part des ennemis de Roland. Dans ce corpus d’écrits personnels féminins, j’ai également travaillé sur les Souvenirs d’Élisabeth Vigée Le Brun, dont Geneviève Haroche-Bouzinac a donné une très précieuse édition, pour un colloque sur le « Tournant des Lumières ». Connue surtout du grand public pour avoir été le peintre de la reine Marie-Antoinette, Mme Vigée Le Brun mène une carrière en France et à l’étranger, où elle émigre en 1789 à cause de la Révolution, qui la situe bien au tournant des Lumières. C’est moins autour de l’année 1800 que sa vie bascule, qu’au début de la Révolution, ce qui déporte un peu avant dans le siècle ce fameux tournant des Lumières, puisque 1789 est une date charnière dans l’organisation du récit de l’artiste. « Madame Lebrun a vu passer et se presser autour d’elle toutes les célébrités de notre temps comme celles d’un temps qui n’est plus le nôtre. Tout ce que depuis un demi-siècle la France et les pays étrangers ont possédé de grands personnages et d’hommes distingués par le talent ou par l’esprit, madame Lebrun les a connus » : c’est ainsi que le premier éditeur présente le texte dans sa préface, insistant lui aussi sur cette charnière de l’Histoire et ce tournant des Lumières autour duquel s’articule le récit. Élisabeth Vigée Le Brun a séjourné en Italie, en Russie, à Vienne, en Angleterre et en Suisse. Dans cette vie marquée par l’Histoire, j’ai analysé surtout sa mise en scène comme fracture, annoncée éventuellement dans des prophéties rétrospectives caractéristiques des récits qui portent sur la Révolution. Mais je me suis arrêtée également sur la manière dont les grands modèles du siècle, et Rousseau en particulier, se diffusent dans l’écriture du tournant des Lumières, pour donner naissance au courant romantique à venir. Je me suis par ailleurs intéressée aux écritures ordinaires, en proposant une étude sur la production des passions dans l’écriture de soi dans les Mémoires de Justine Guillery, pour un colloque où Liliane Picciola m’avait invitée à Paris X en décembre 2008. Justine Guillery est née le 13 mars 1789 à Versailles. Elle est la fille d’un procureur général syndic qui est président de la municipalité de Versailles du 1er décembre 1789 au 7 mars 1790. Suivent deux autres enfants, Charles-Etienne (1791-1861) et Hippolyte (1793-1849), frère d’élection de Justine avec lequel elle entretiendra une correspondance. Elle raconte le traumatisme de la Révolution à travers l’arrestation et la mort de son père qui bouleversent l’équilibre familial. Sa mère achète à Grignon, à côté de Versailles, une propriété qui a appartenu à Marmontel et où s’organise une vie paisible et heureuse. Les dettes obligent la famille à s’installer à Paris mais la mort de sa mère contraint la jeune Justine à vivre chez un oncle, seule, où elle tente d’apprendre la gravure pour subvenir à ses besoins. C’est dans le pensionnat de sa tante Afforty qu’elle fait ses premières armes d’enseignante. Elle est ensuite préceptrice dans différentes familles chez M. et Mme Collot, chez M. et Mme de Brémond avant de rejoindre ses frères en Belgique où elle continue à donner des cours. Le texte est aujourd’hui édité par Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, aux Presses universitaires de Rennes, dans la collection « Mémoire commune ». Une copie du manuscrit avait été déposée à l’APA (Association pour l’Autobiographie et le Patrimoine Autobiographique, fondée par Philippe Lejeune). Le manuscrit original a été retrouvé en janvier 1997 chez des descendants de Justine. Il s’agit bien dans ces Mémoires d’écriture ordinaire, et non d’une œuvre littéraire dont la littérarité irait de soi. Pour autant cette forme particulière de l’écriture de soi que constituent les Mémoires d’une femme en grande partie autodidacte, dont la vie fut marquée par les bouleversements de l’Histoire, paraît très intéressante à étudier du point de vue de la production des passions. Le texte, entre document et monument, donne accès à ce que peut être l’écriture de la passion dans une vie ordinaire, si cela existe, dans une écriture qui ne revendique pas son statut littéraire, par une narratrice qui ne prétend pas appartenir au monde des Belles-Lettres et de la littérature. Loin des grandes œuvres de la littérature, qu’elles soient romanesques ou théâtrales, les Mémoires de Justine Guillery permettent une interrogation sur les écritures ordinaires et leurs rapports avec les canons littéraires, mais aussi la mémoire des œuvres et l’histoire des sensibilités et des mentalités. C’est pourquoi il m’a paru intéressant de m’arrêter sur ce texte peu connu, mais représentatif de tout un courant d’écriture et de tout un mouvement historique qui donnent une légitimité à raconter sa vie par écrit, dans une quête consolatrice de l’âme sœur que l’on n’a pas su trouver dans la réalité. La production des passions dans un texte comme celui-là est liée à un contexte historique particulièrement bouleversé, qui entraîne une nouvelle articulation du public et du privé, et même du politique et de l’intime (de fait, l’intime devient aussi politique). Mais produire les passions, c’est aussi faire appel à une mémoire littéraire qui semble présente comme à l’insu de la narratrice, tant elle est acquise et intégrée, même si ce n’est pas par les voies de l’école. La production des passions au tournant du siècle est donc à traiter comme un phénomène lié à l’Histoire, et à l’Histoire littéraire. La singularité de Justine Guillery ne s’épuise pas dans les bouleversements historiques qui traversent sa vie et la déterminent dans ses grands moments, ni dans la manière dont une culture et ses figures majeures se diffusent dans une conscience et dans une écriture, mais on peut sans doute dire qu’elle est représentative d’autres destins de femmes qui n’ont pas laissé de traces écrites, soit qu’on ne les ait pas retrouvées, soit qu’elles n’aient pas pris la plume. Ces Mémoires sont en tout cas révélateurs de ce que peut la littérature : une femme qui n’a pas connu l’amour évoque la passion tout au long d’un récit qui s’appuie sur une mémoire littéraire des sentiments en vogue dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. On comprend alors que poser la question de la valeur littéraire de ce texte n’est pas pertinent, car ce n’est pas un critère qui a été déterminant dans l’écriture de ces Mémoires, conçus d’abord comme un témoignage, un monument de soi qui ne saurait valoir seulement comme un document. Ce lien entre l’écriture des mémorialistes et la mémoire
littéraire crée une poétique particulière, où le genre semble hésiter entre la
tentation du roman, ce qu’Henri Rossi nomme le « romancement » à
propos des mémoires aristocratiques féminins du XVIIIe siècle (et
notamment de la comtesse de Boigne),
et le modèle des Confessions de Rousseau qui semble écraser,
et pour longtemps, les mémorialistes de la période révolutionnaire qui les
connaissent très bien. Invitée à un séminaire sur la « prose d’idées » à Nice en 2007, je me suis posé la question de son articulation avec l’écriture de soi, en choisissant comme corpus les Mémoires de Marmontel, dont la lecture avait en partie orienté mes recherches vers l’écriture mémorialiste. Il pouvait sembler incongru et peu pertinent de poser la question de la prose d’idées dans ses rapports avec l’écriture de soi, et plus particulièrement avec le genre des Mémoires. Lieu de l’épanchement, du récit de soi et des faits, ce genre est-il en effet bien adapté à la réflexion et à l’élaboration intellectuelle ? Dans le chapitre qu’il consacre à la prose d’idées au XVIIIe siècle dans l’Histoire de la France littéraire parue aux PUF en 2006, Stéphane Pujol distingue les enquêtes philosophiques (l’essai, les formes fragmentaires, les discours et les esquisses) des genres dialogiques (la lettre d’idées, le dialogue philosophique). Il se garde bien de confondre dialogue et dialogisme : « Doctrinal ou réellement heuristique, "ouvert" ou "fermé", le dialogue n’est pas systématiquement un modèle de littérature dialogique, si du moins l’on entend par cette expression l’exposition antidogmatique et plurielle d’une vérité ». Le terme dialogisme « engage une réflexion sur la division et la répartition des voix, sur la polyphonie fictive ou authentique des discours ». Il fait ainsi référence aux « linguistes qui, dans la continuité des travaux du post‑formaliste russe Mikhaïl Bakhtine, considèrent le dialogue comme une structure sociologique ou translinguistique du langage, mais qui ne s’identifie en aucun cas au dialogue comme genre littéraire ». Stéphane Pujol retient en outre trois critères pour caractériser
la prose d’idées : Or le titre complet de l’ouvrage que j’ai étudié est Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants. Il a été publié pour la première fois en 1804 dans les Œuvres posthumes de Marmontel qui est mort en 1799. Dès le titre s’inscrit donc la « finalité pédagogique » dont parle Stéphane Pujol, ce qui est sans doute une bonne raison de lire ce texte autobiographique sous l’angle de la prose d’idées. L’incipit de ces Mémoires est encore plus clair : C’est pour mes enfants que j’écris l’histoire de ma vie ; leur mère l’a voulu. Si quelque autre y jette les yeux, qu’il me pardonne les détails minutieux pour lui, mais que je crois intéressants pour eux. Mes enfants ont besoin de retenir les leçons que le temps, l’occasion, l’exemple, les situations diverses par où j’ai passé m’ont données. Je veux qu’ils apprennent de moi à ne jamais désespérer d’eux-mêmes, mais à s’en défier toujours, à craindre les écueils de la bonne fortune, et à passer avec courage les détroits de l’adversité. Marmontel a été lié au courant philosophique des Lumières, qu’il semble renier dans le second volume de ses Mémoires, quand il doit reconnaître qu’il est peut-être à l’origine du bouleversement de la Révolution française. Ce double mouvement de promotion et de palinodie à propos des idées nouvelles des philosophes permet aussi de faire entrer ce récit dans un type de discours spéculatif à finalité philosophique, où l’on reconnaît un des critères retenus par Stéphane Pujol pour définir la prose d’idées au XVIIIe siècle. À ce titre, il est également intéressant d’étudier comment se met en place une pensée du récit : les choix narratifs déterminent en effet une idéologie qui reste à définir et qui peut être changeante selon les époques où elle s’ancre. D’autre part, j’ai montré qu’une « rhétorique de type littéraire (émouvoir) » peut avoir une grande valeur argumentative et peut servir à convaincre aussi bien qu’un discours plus froid et plus intellectuel. C’est ce qu’Aristote appelait la « preuve pathétique », et j’ai mis en évidence que le pathétique dans ces Mémoires n’est jamais coupé d’un discours idéologique de persuasion plus souterrain, mais jamais absent pour autant. On trouve enfin un dernier trait générique commun entre les Mémoires et la prose d’idées, telle que la définit Stéphane Pujol : c’est l’« absence de fiction ». Le genre des Mémoires est en effet soumis au « pacte autobiographique » que Philippe Lejeune a étudié, d’une part parce que l’auteur s’y soumet à une obligation de sincérité pour ce qui le concerne, d’autre part parce qu’il renvoie à la grande Histoire et à des faits vérifiables par ailleurs. Ces Mémoires de Marmontel, dans lesquels il fait la part belle aux dialogues et aux discours, comme le veut ce type de récit, se présentent comme un dispositif dialogique et polyphonique, en particulier parce que la voix narrative n’est pas une voix unique, ni même univoque, ne serait-ce que parce qu’elle se fait entendre aussi bien dans le « je narré » que dans le « je narrant », comme Philippe Lejeune l’a si bien montré sur l’exemple canonique et fondateur des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Un autre point de contact entre la prose d’idées et les Mémoires réside dans la difficulté qu’il y a à les définir comme genres, aussi bien caractérisés que les autres, jugés plus importants. C’est ainsi que Yasmina Foehr-Janssens et Denis Saint-Jacques écrivent : « Des genres existants sont peu théorisés : ainsi la littérature personnelle (mémoires, journal, autobiographie, etc.) est absente dans les arts poétiques, et mal située dans les poétiques scientifiques. » J’ai participé au projet « Lumières » qui s’est mis en place dans le cadre du PRES (Pôle de recherche et d’enseignement supérieur) entre les universités de La Rochelle, Limoges, Orléans, Poitiers et Tours. Après une journée d’études sur la « Problématique formelle de l’adresse », la seconde étape a été un journée de débats au Congrès des Lumières de juillet 2007 à Montpellier. J’avais déjà eu l’occasion de travailler sur « le texte adressé » dans le cadre d’un groupe de recherche sur « le texte adressé » que j’ai animé en préparant mon doctorat, avec Geneviève Haroche-Bouzinac (Université d’Orléans), Patrick Brasart (Université de Paris 8) et Nicole Masson (Université de Poitiers). Au Congrès des Lumières, j’ai présenté une communication sur la question de l’adresse dans les Mémoires de Marmontel. Dès l’incipit, cité ci-dessus, s’inscrit la double destination du récit du mémorialiste, ce qui pose évidemment la question de l’adresse à la postérité historique et littéraire, par-delà ses enfants, qui garantissent la vérité et l’authenticité du texte, du moins dans ses intentions. Toujours dans cette étude de la poétique spécifique des Mémoires de la Révolution, j’ai cherché à mettre en évidence la mémoire littéraire à l’œuvre dans ces textes. Les Mémoires sont des textes factuels qui n’excluent pas pour autant la mémoire des textes de fiction, ou de textes autobiographiques dans lesquels la dimension historique est beaucoup moins importante. On pense en particulier au modèle rousseauiste et à son devenir dans l’écriture des mémorialistes de la fin du XVIIIe siècle ou des premières décennies du XIXe siècle. La question de la mémoire et de la culture littéraires dans les Mémoires de la période révolutionnaire ne se pose pas de la même façon, selon que le mémorialiste est déjà écrivain, et qui plus est romancier, comme Louvet de Couvray, ou bien sans expérience de l’écriture avant que l’Histoire ne lui fasse prendre la plume, comme Élisabeth Vigée Le Brun qui éprouve le besoin d’écrire ses Souvenirs. Il s’agit aussi d’une question de légitimité : la citation, la référence, l’allusion permettent-elles d’asseoir une autorité et fonctionnent-elles comme principe de légitimation ou font-elles partie d’un fonds commun dans lequel on puiserait comme sans y penser ? J’ai travaillé sur la seconde partie des Mémoires de Mme Roland, intitulée « Mémoires particuliers », qui fait entrer le lecteur dans l’intimité de sa jeunesse et de sa formation, et s’oriente plus nettement vers la vie privée alors que le début était globalement consacré à la vie et au débat publics. Cette seconde partie ressort donc davantage à l’autobiographie, comme étude d’une personnalité et récit des étapes de sa formation. Madame Roland se présente alors comme une héritière de Rousseau, non seulement sur un plan politique, ce qui a déjà été étudié par Gita May, mais également sur un plan littéraire. Ce n’est pas seulement parce que Rousseau est le fondateur du genre autobiographique que Mme Roland s’inscrit dans sa lignée, c’est aussi dans le choix des épisodes racontés, et l’accent nouveau mis sur certains d’entre eux, qui auparavant n’auraient pas paru dignes d’intérêt et auraient fait l’objet d’un opprobre ou d’une censure, à cause desquels ils ne seraient jamais arrivés à l’état d’objets littéraires. Tel est en particulier le récit de la tentative de viol dont a été victime la jeune Manon Phlipon, de la part d’un apprenti de son père, qui était maître-graveur à Paris. C’est en des termes très rousseauistes qu’elle se justifie au seuil de ses « Mémoires particuliers » : Je me propose d’employer les loisirs de ma captivité à retracer ce qui m’est personnel depuis ma tendre enfance jusqu’à ce moment ; c’est vivre une seconde fois que de revenir ainsi sur tous les pas de sa carrière, et qu’a-t-on de mieux à faire en prison que de transporter ailleurs son existence par une heureuse fiction ou par des souvenirs intéressants ? Si l’expérience s’acquiert moins à force d’agir qu’à force de réfléchir sur ce qu’on voit et sur ce qu’on a fait, la mienne peut s’augmenter beaucoup par l’entreprise que je commence. On reconnaît le mot « entreprise » qui figure au début des Confessions, et une sorte de réécriture d’un passage célèbre des Rêveries du promeneur solitaire : Je n’écris mes rêveries que pour moi. Si dans mes plus vieux jours aux approches du départ, je reste, comme je l’espère, dans la même disposition où je suis, leur lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire, et faisant renaître ainsi pour moi le temps passé doublera pour ainsi dire mon existence. On trouve une formulation équivalente sous la plume de Mme Roland. Elle propose un pacte autobiographique similaire à celui de son prédécesseur dans la voie de l’écriture de soi : « Avec cette franchise pour mon propre compte, je ne me gênerai pas pour celui d’autrui : père, mère, amis, mari, je les peindrai tous tels qu’ils sont ou que je les ai vus .» Cette analyse met en évidence la manière dont les Confessions et l’œuvre autobiographique de Rousseau deviennent très vite des références décisives pour les auteurs qui prennent le chemin des écritures de soi, y compris dans le genre mémorialiste. L’histoire littéraire est faite aussi de ces transmissions et de ces filiations entre des œuvres sans « exemple » qui en deviennent un, par rapport auquel doivent se situer les successeurs ou les héritiers. L’écriture de soi dans la littérature contemporaine Le dernier aspect de mes recherches est l’intérêt pour les formes de l’écriture de soi dans la littérature contemporaine, ce qui donne lieu à de nombreuses chroniques littéraires pour la revue Les Moments littéraires, mais aussi à des articles plus scientifiques où je me suis intéressée notamment à la question et à la poétique des commencements, aussi bien dans le roman autobiographique que dans les journaux d’écrivains, comme je l’ai déjà signalé au début de cette synthèse, pour montrer mon intérêt simultané pour la littérature du XVIIIe siècle et celle de la période contemporaine. Je me suis également intéressée aux limites et aux frontières de l’autobiographie, chez Emmanuel Carrère notamment, à l’occasion d’un colloque interdisciplinaire organisé par l’IUF sur le thème du « contact », pour lequel j’ai réécrit une communication présentée au colloque international sur l’autobiographie à Amsterdam (IABA, Life Writing in Europe, octobre 2009). Dans Un roman russe, récit autobiographique publié par POL en 2007, Emmanuel Carrère, l’auteur de La Moustache, roman qu’il a également porté à l’écran, de La Classe de neige, et de L’Adversaire, revient sur ses fantômes, et en particulier sur celui de son grand-père qui hante sa famille dans un secret douloureux. Se libérant ainsi, à cinquante ans de « la folie et l’horreur » qui ont « obsédé [s]a vie », il parvient dans son récit suivant, paru en 2009 chez POL, à une sorte d’autobiographie des autres, où le plus intime entre en résonance avec l’universel, comme s’il fallait savoir vivre avec soi pour apprendre à vivre ensemble et à tisser, par l’écriture, le lien humain. D’autres vies que la mienne est en effet une œuvre où se succèdent deux récits qui se présentent comme des commandes : la mort d’une petite fille emportée par le tsunami à Noël 2004, et la mort de la belle-sœur de l’écrivain, d’un cancer, quelques mois plus tard. Dans les deux cas, l’auteur se présente comme une sorte d’écrivain public à qui on a passé commande d’un récit : Narcisse devient scribe. L’écriture de soi se fait écriture du monde, le récit devient le lieu d’une mathesis universelle qui convoque et interroge de nombreux savoirs : l’économie, la médecine, la psychanalyse. C’est bien ce lien du singulier et de l’universel, ce contact authentique avec soi permettant un contact avec les autres qui définissent la littérature et affirment sa valeur indispensable. « Je préfère ce qui me rapproche des autres hommes à ce qui m’en distingue. Cela aussi est nouveau », écrit Emmanuel Carrère à la fin, renonçant à la distinction orgueilleuse que peut procurer « le malheur névrotique », et passant au « malheur ordinaire » dont le premier l’avait, en quelque sorte, protégé jusqu’alors. C’est donc en la poussant à ses limites qu’il fait de l’autobiographie le lieu d’une mathesis universelle et d’un savoir sur le monde. En liant l’histoire individuelle de sa famille à l’Histoire européenne et française, en inscrivant l’intime dans sa dimension sociale et politique, en ne refusant pas d’insérer dans D’autres vies que la mienne des développements assez complexes sur le crédit revolving et toutes les questions de droit et de jurisprudence qu’il pose, en devenant scribe et portraitiste des autres, après avoir traqué le fantôme dans sa propre crypte, Emmanuel Carrère, réussit un exploit littéraire et poétique. Ayant réussi à trouver avec lui-même et son histoire un contact authentique, il a su l’établir aussi avec les autres, sans complaisance ni voyeurisme. Le genre autobiographique se creuse et s’enrichit en allant vers ses limites, mais sans jamais renier ses fondements : trouver en l’écrivant la vérité sur soi au cœur du monde. L’autre auteur à avoir retenu mon attention pour sa pratique oblique et désaxée de l’autobiographie, est Grégoire Bouillier dans Rapport sur moi, dont j’ai proposé une lecture dans le collectif sur l’intime que j’ai co-dirigé, si bien que pour ce volume j’ai écrit une partie du « préambule », un article sur des Mémoires de la Révolution (« L’intime et le politique dans les Mémoires du marquis de La Maisonfort ») et un autre sur une autobiographie immédiatement contemporaine, publiée en 2002. Rapport sur moi est le premier livre publié par Grégoire Bouillier, d’abord aux éditions Allia en 2002, repris en « J’ai lu » en 2004, après avoir obtenu le prix de Flore. C’est un récit déconcertant, mis ironiquement sous la protection du Prince de Ligne, un brillant aristocrate des Lumières, cité en épigraphe : « Un des ouvrages de Diderot tomba entre les mains de Frédéric II. L’empereur y trouva d’emblée ces paroles : Aux jeunes gens… Sur ce, il ferma le livre, comprenant bien qu’il ne s’adressait pas à lui. La séduction opère dès le début comme un refus de la séduction, un contrat de lecture fondé sur le paradoxe d’un livre qui s’ouvre par un livre qui se ferme. L’épigraphe entre aussi en tension avec la première phrase du récit : « J’ai vécu une enfance heureuse. » Cet incipit n’est guère celui qu’on attendrait dans un livre dont le titre, dans sa froideur clinique ou policière, suggère un certain nombre de comptes à régler, un dossier instruit à charge autour de pièces d’un « moi » qui n’aurait pas su convaincre, avec lequel l’auteur entretiendrait un « rapport » distant et ironique. De l’anosmie qui frappe le narrateur dans son enfance au délire qui lui fait lire sa vie dans l’Odyssée à la suite d’une rupture amoureuse, la question des sens et du sens se pose de façon particulièrement troublante, dans ce récit à la fois sec et émouvant, l’émotion qu’il suscite étant à la mesure de la précision d’une plume tenue comme un scalpel, qui incise les expériences et les mots avec une ironie conçue comme lucidité et refus de s’appesantir sur une douleur, qui dans tout le récit, va défaire et déconstruire l’incipit évident qui peut aussi fonctionner comme une antiphrase. C’est alors le sens même de la démarche particulière qui consiste à écrire sur soi qui se met à trembler dans cette réflexion sur l’écriture et ses mirages. En faisant dialoguer son récit avec des figures de la mythologie et des ouvertures vers la psychiatrie et la psychanalyse, qu’il referme aussitôt, l’auteur désaxe l’autobiographie en faisant de la littérature l’autre indispensable des sciences humaines dont il trouble les certitudes et les discours. J’ai également participé aux travaux du colloque « Le propre de l’écriture de soi » organisé par Françoise Simonet-Tenant en 2006 à Paris 13 en hommage à Philippe Lejeune, et j’ai fourni un gros travail éditorial pour la publication des actes en 2007. Dans ce colloque, j’ai animé une table ronde sur les genres connexes de l’autobiographie, et les moments où elle semble « hors de soi », comme l’épistolaire et le théâtre. Ce colloque était soutenu par le CENEL (Centre d’Étude des Nouveaux Espaces Littéraires, Université Paris 13). Ce Centre s’est donné pour dessein d’explorer les « nouveaux espaces littéraires ». La notion de « nouvel espace littéraire » renvoie à la remise en cause contemporaine des divisions traditionnelles du champ littéraire dont certaines œuvres défient les classements de genre ou de culture. Le CENEL n’entend pas limiter ses études à la littérature contemporaine. Il prend en compte la reconfiguration rétrospective du champ littéraire par des questionnements novateurs. L’étude des écritures autobiographiques trouve sa place dans ce programme de recherche. En effet, qu’elles soient celles d’écrivains considérés comme tels ou qu’elles soient écritures ordinaires, elles remettent en cause la définition canonique de la littérature comme fiction. Le colloque intervenait trois décennies après la parution de l’ouvrage fondateur de Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique (1975). La parution de l’ouvrage avait constitué un jalon essentiel dans le bouleversement du champ littéraire intervenu à la fin des années 1970, moment où l’on avait assisté en sciences humaines, et tout particulièrement en littérature, à un retour du sujet et à la mise en valeur progressive des textes factuels (autobiographie, journal personnel, correspondance). En 2006, le temps semblait venu d’examiner comment l’important capital critique apporté par Philippe Lejeune, inspirateur du colloque, avait fructifié, et de mettre en évidence l’inventivité des formes autobiographiques et surtout leur irréductibilité. Le colloque, puis l’ouvrage qui en a résulté, ont montré combien le texte autobiographique subvertissait les cadres stricts de la poétique, comme ceux, académiques, des notions d’œuvre et d’auteur. Sans doute, le texte autobiographique déroute-t-il les évaluations et déplace-t-il la question de la valeur de son pôle esthétique vers son pôle éthique, sans lequel la littérature ne serait jamais qu’un alibi, une façon de ne pas être là quand on est soi.
Un dernier pan de ces recherches sur l’écriture de soi aujourd’hui s’interroge sur un possible retour du pathos, trouvant dans la lettre et le journal personnel, des genres privilégiés pour s’imposer à nouveau, tout comme on assiste à une configuration complexe et stratégique du pathos dans l’autofiction, ainsi que je l’ai montré dans la nouvelle conclusion du Goût des larmes au XVIIIe siècle, écrite spécialement pour la réédition de ce livre en 2013 aux éditions Desjonquères. Certains auteurs le revendiquent, comme Philippe Forest dans L’Enfant éternel. Camille Laurens accuse Marie Darrieussecq d’avoir recours au pathos sans pouvoir prétendre à sa vérité vécue. Elle joue cependant de ses stratégies et de ses séductions, en justifiant des volumes d’autofiction tranquille par un récit autobiographique de 1995, Philippe, qui devrait la mettre au-dessus de tout soupçon, et même de toute évaluation, comme s’il réduisait pour toujours le lecteur au silence respectueux et compatissant devant un tel malheur. Ce retour du pathos dans l’autofiction mériterait peut-être une étude à part entière, qui permettrait de sortir des querelles poétiques et esthétiques sur la question de l’autofiction, et la poserait en termes de responsabilité et d’éthique. Invitée par Alain-André Morello à lire la correspondance de Marguerite Yourcenar pour un colloque organisé à Toulon en 2004, j’y ai mis en évidence un très net refus du pathos et une revendication de la pudeur et de la retenue, ce qui n’empêche pas certains sentiments très forts de s’exprimer, en particulier en post scriptum de certaines lettres. On peut noter la très grande rareté des confidences intimes, comparée à tout ce qui concerne l’œuvre écrite, en cours ou à venir. C’est bien en cela que nous sommes en présence de lettres d’écrivain et de l’être de l’écrivain, dont l’intimité est à chercher, élaborée, intellectualisée, mise à distance, dans le travail de l’œuvre, comme le prouve cet aveu discret : Je souffre […] depuis des années d’une légère insuffisance du cœur (qui m’a permis de décrire celle d’Hadrien) — mais qui bien entendu a augmenté plutôt que diminué, et augmentera certainement encore. Même quand l’affect s’exprime dans les lettres de Yourcenar, c’est toujours de manière discrète, détournée, avec une retenue qui tient à une forme constitutive de pudeur, mais aussi à une vision d’écrivain pour qui la littérature – lettres, romans, essais – n’est pas un déversoir à émotions, et qui construit, dans ses lettres comme ailleurs, sa figure inaltérable d’auteur classique dont l’autorité doit passer à la postérité. Le pathos, elle l’a bien compris, donnerait à l’ensemble un air trop débraillé, incompatible avec cette œuvre sans faux plis. Marguerite Yourcenar n’avait pas lu Michel Leiris, comme on l’apprend au détour d’une lettre. Cette ignorance d’un auteur qui s’est mis tout entier dans son œuvre, dont il a fait le lieu acharné et pathétique d’une recherche de l’authenticité, tel un nouveau Narcisse, montre bien que ces deux contemporains sont aux antipodes dans leur conception de la littérature et de la présence du Moi et de l’émotion qu’elle autorise. Si comme l’écrit Leiris « relater c’est frelater », le lecteur peut être saisi par le souci extrême de vérité, sans complaisance et sans pitié, à l’œuvre dans son Journal où certaines pages sont presque insoutenables, comme celles sur sa mère, ou celles où il fait le récit de son suicide raté et de la trachéotomie qu’il a entraînée. Le pathos, catégorie esthétique, ne semble plus guère adapté pour aborder un tel texte, alors que la recomposition de La Règle du jeu donne au lecteur cette prise « littéraire » sur l’œuvre. Il s’agit avec le Journal d’un écrit sans littérature, au pire sens du mot, où le lecteur doit affronter à son tour la fameuse « corne de taureau » dont parle Leiris à propos de l’autobiographie, tel qu’il la conçoit et la pratique, dans la préface de L’Âge d’homme, « De la littérature considérée comme une tauromachie ». Mon travail sur l’autobiographie a incité Françoise Simonet-Tenant à faire appel à moi pour la petite équipe scientifique qui coordonne le Dictionnaire de l’autobiographie francophone qu’elle dirige et qui devrait paraître en 2015 chez Champion. Dans ce dictionnaire, j’ai rédigé les articles « Époque révolutionnaire », « Famille », « Julie de Lespinasse », « Pathétique ». J’ai présenté l’article « Famille » lors d’une journée d’études consacrée au dictionnaire à Nancy en juin 2012. Ma recherche est, on l’aura bien compris, caractérisée par le besoin d’embrasser des corpus volumineux et représentatifs de phénomènes plus généraux, dont l’étude me paraît manquer à la critique et à la théorie littéraires, pour fournir, à partir d’analyses très précises de textes et d’œuvres très divers, des synthèses appelant des discussions, redéfinitions, prolongements, nuances, etc. Aussi bien pour mon doctorat sur le pathos et le pathétique, que pour mon essai original sur l’héritage des Lumières dans la littérature française contemporaine, j’ai toujours écrit les livres que j’aurais voulu pouvoir trouver dans une bibliothèque et lire, ce qui est une façon de remplir certaines cases de la poétique, de faire apparaître des cohérences profondes dans des phénomènes littéraires qu’on pourrait croire seulement concomitants. J’essaie de travailler sur les angles morts, sur les questions et les œuvres un peu délaissées ou qui souffrent d’une sorte de désaveu ou de mauvaise réputation. Le corpus des romans qui marquent un retour des/aux Lumières risquait ainsi de rester inexploré : les dix-huitiémistes le considèrent comme une série d’exercices de style ou de variations, ces livres seraient bons pour un divertissement passager, mais ne sauraient retenir longuement une attention tout entière consacrée à la littérature et aux idées du XVIIIe siècle. Le rapport de ces romans à la société contemporaine ne les intéresse qu’à titre anecdotique, et ils ne les considèrent pas du tout comme une manière de penser le contemporain. Quant aux vingtiémistes ou aux spécialistes de la littérature d’aujourd’hui, ils n’accordent guère à ces romans qu’une sorte d’intérêt glacé, proche parfois du mépris, comme si rien dans l’histoire ne méritait l’attention avant la deuxième moitié du XXe siècle. Or la spécificité des Lumières se situe peut-être, entre autres, dans leur capacité à penser le présent, comme une philosophie qui fait du présent où elle se développe un élément même de sa réflexion. C’est une des idées développées par Michel Foucault dans son cours du 5 janvier 1983, au Collège de France, dont un extrait a été publié sous le titre « Qu’est-ce que les Lumières ? », dans le Magazine littéraire de mai 1984 : Il me semble qu’on voit apparaître dans le texte de Kant la question du présent comme événement philosophique auquel appartient le philosophe qui en parle. Si on veut bien envisager la philosophie comme une forme de pratique discursive qui a sa propre histoire, il me semble qu’avec ce texte sur l’Aufklärung on voit la philosophie — et je ne pense pas trop forcer les choses en disant que c’est la première fois — problématiser sa propre actualité discursive : actualité qu’elle interroge comme événement, comme un événement dont elle a à dire le sens, la valeur, la singularité philosophique et dans laquelle elle a à trouver à la fois sa propre raison d’être et le fondement de ce qu’elle dit. Et par là même on voit que, pour le philosophe, poser la question de son appartenance à ce présent, ce ne sera plus du tout la question de son appartenance à une doctrine ou une tradition ; ce ne sera plus simplement la question de son appartenance à une communauté humaine en général, mais celle de son appartenance à un certain « nous », à un nous qui se rapporte à un ensemble culturel caractéristique de sa propre actualité. C’est ce qui explique que cette pensée des Lumières entretient un rapport intrinsèque avec la modernité à laquelle les spécialistes de littérature contemporaine s’intéressent, sans forcément faire le rapprochement avec le XVIIIe siècle. Le sujet de mon essai original, « La conscience du présent : l’héritage des Lumières dans la littérature française contemporaine » se situe au carrefour de tous mes centres d’intérêt. Il constitue en effet une interrogation sur la littérature du XVIIIe siècle, et aussi « pour elle-même » si on peut le dire ainsi, dans le prolongement de ma formation disciplinaire depuis ma maîtrise sur La Religieuse et mon doctorat sur « Tentation et refus du pathos dans la littérature française du XVIIIe siècle ». Il me permet également de prolonger ma réflexion sur les questions liées à la fiction : le vrai, le faux, le vraisemblable, le statut du « je » dans l’autofiction, devenue la forme dominante comme les Mémoires le furent pour dire le traumatisme ou du moins l’événement de la Révolution. Car il s’agit bien de penser l’événement, qu’il soit passé ou présent, en essayant de construire un regard et un point de vue sur lui, dans les romans de mon corpus. Le travail mené pour mon essai original prolonge aussi mes interrogations sur la réception des textes littéraires et la notion d’effets de lecture, que j’ai posées surtout dans mon doctorat, puisque le pathos et le pathétique sont tout entiers construits en fonction d’effets à produire sur le lecteur, dans une stratégie rhétorique recherchant « les moyens d’émouvoir ». À un niveau plus modeste ou expérimental, mon DEA sur le Journal de Leiris, texte particulièrement émouvant par son honnêteté sans complaisance et le « devoir de lucidité » qu’il s’impose, loin de tous les enchantements faciles du moi, était déjà une réflexion sur l’effet de cette lecture, et la façon dont le texte déjoue les critères d’évaluation et de réception auxquels le lecteur pourrait avoir spontanément recours. Travaillant sur des auteurs contemporains vivants dans cet essai original, je continue à m’intéresser à des questions d’écriture et de création littéraires, alors qu’il est de bon ton, après Duras et Godard, de déplorer la mort ou la fin de la littérature (et du cinéma aussi bien), en la décrétant du même coup. Quel XVIIIe siècle crée-t-on ou recrée-t-on aujourd’hui, selon que l’on est photographe, comme Patrick Roegiers, enseignant dans une école de cinéma comme Stéphane Audeguy, écrivain absolu, comme l’est un monarque, reconnu pour l’exigence de son écriture, comme Pierre Michon, ou universitaire spécialiste de ce siècle, passée avec succès à l’écriture romanesque, comme Chantal Thomas, ou encore grande figure de l’exil hors d’une dictature communiste, comme Milan Kundera, pour qui les Lumières, autant que la langue française, sont un synonyme exact de la liberté ? Cette question de la création me passionne, car il a pu sembler, au moment du triomphe de l’autofiction en France, qu’on ne pouvait plus créer qu’à partir de sa propre expérience, dans une sorte de « tout à l’ego » comme l’a formulé avec humour Tonino Benacquista. Du coup, le corpus que j’ai étudié me semble fournir un contrepoids non négligeable à cette concentration de la littérature autour du moi, chéri ou détesté (ce qui revient à peu près au même), et une incarnation vivante de la « littérature-monde », l’exploration historique valant sur ce point autant que l’ouverture à d’autres territoires géographiques. Cet essai original m’a permis de continuer à réfléchir sur les fonctions de la littérature, réflexion indispensable aussi du point de vue de l’enseignement. Avant de chercher à transmettre un patrimoine à de plus jeunes, et leur donner le goût et les moyens de se l’approprier, encore faut-il savoir précisément comment il s’est constitué, de quel imaginaire il est porteur et quelle idéologie il implique. Je souscris à la position militante d’Hélène Marlin-Kajman, intervenant dans un colloque sous ses deux « casquettes » d’universitaire spécialiste de la littérature du XVIIe siècle et d’auteur d’un roman pour la jeunesse, La Désobéissance de Pyrame, nourri par ses lectures et ses réflexions de dix-septiémiste : Mon but, c’est de montrer qu’une transmission vivante de la littérature est possible, une transmission qui montrerait que la littérature n’est pas qu’affaire de « patrimoine », ni de passé révolu ; et qui associerait ce qu’on veut parfois opposer : d’abord, du plaisir immédiat ; des connaissances d’histoire littéraire ; une méthodologie précise, rigoureuse, voire formaliste ; et un horizon de questions morales très concrètes. Cet essai original s’interroge sur l’histoire, la filiation des idées et des idéologies, l’héritage, comme rapport entre le présent et le passé, et m’a permis de travailler au croisement de la littérature et de l’histoire, comme je l’avais déjà fait dans mes articles sur les Mémoires de la Révolution. À ce titre je suppose qu’il devrait aussi intéresser les historiens, en particulier ceux qui travaillent sur l’histoire-fiction, mais aussi ceux qui sont bien conscients de cette nécessité de va-et-vient entre le passé et le présent, comme l’était Marc Bloch, qui prônait par ailleurs la pluridisciplinarité. Dès 1941, il écrivait ainsi dans Apologie pour l’histoire ou métier d’historien : L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Mais il n’est peut-être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé, si l’on ne sait rien du présent. La question de l’héritage est complexe ; comme l’écrit René Char, « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Cet aphorisme qui valait pour l’héritage laissé par la Résistance une fois la guerre terminée, prend sans doute une coloration particulière du fait de sa date de publication (1946) et semble moins vrai si l’on envisage l’héritage des Lumières, qui se sont affirmées et diffusées dans toute une série de textes militants et programmatiques. Mais cet héritage ne semble avoir de sens et de valeur que « sous bénéfice d’inventaire », comme je l’indique dans le sous-titre de l’introduction de mon essai original. Cette notion est centrale dans la réflexion de Hannah Arendt sur La Crise de la culture. Pour elle, le testament, dans la mesure où il dit à l’héritier ce qui sera légitimement sien,« assigne un passé à l’avenir ». En ce sens le présent paraît être une « brèche entre le passé et le futur ». Il semble en tout cas que réfléchir à l’héritage des Lumières aujourd’hui permette de penser le présent sans hypothéquer l’avenir, puisqu’un « héritage dégradé dégradera en même temps les héritiers ». Dans quelles conditions les Lumières peuvent-elles être « un héritage pour demain », comme l’indiquait le titre du catalogue de l’exposition qui leur a été consacrée à la Bibliothèque nationale de France en 2006 ? Les enjeux de ce pari militant m’ont passionnée. Choisissant de gros corpus, que ce soit pour le pathos, les Mémoires de la Révolution ou les romans mettant en scène ou en question les Lumières aujourd’hui, j’essaie de faire en sorte que mon travail sur eux ne soit pas forcément grossier, et je procède aussi par études monographiques dans des articles, des chapitres de livres ou des communications, et même quand je dirige des mémoires de Master, pour combiner le travail d’analyse et de synthèse et ne pas m’en tenir à des généralités ou des idées reçues. J’essaie, au contraire, de les mettre à l’épreuve des textes, pour proposer des panoramas nuancés sur une problématique. C’est une façon pour moi de circuler entre les œuvres, entre les textes, documents ou monuments, et entre les siècles, par besoin d’air et par peur de m’arrêter à des certitudes, ou de croire que j’aurai enfin le dernier mot… Qu’on me permette de citer Georges Perec, pour finir sur une note d’humour noir avant le dernier silence qui assure le dernier mot, mais il faut y mettre le prix : « Penser/classer », par exemple, me fait penser à « passer/clamser », ou bien à « clapet sensé » ou encore à « quand c’est placé ». Est-ce que cela s’appelle « penser » ? Pour moi à qui l’école a tout donné, c’est une façon de ne pas être pour autant trop scolaire, d’oser me servir de mon jugement, conformément à la leçon kantienne, pour, sortie enfin de ma minorité, rendre ce qui m’a été offert par l’institution républicaine et encadrer le travail de recherche de plus jeunes que moi qui, à leur tour, n’auront pas le dernier mot. Anne Coudreuse |