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Pierre Campion : La langue littéraire française. Histoire d'un procès, archéologie d'une idée ?
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 12 mars 2012.

Philippe Gilles Philippe, Le Français, dernière des langues. Histoire d'un procès littéraire, Presses Universitaires de France, coll. Perspectives critiques, 2010.


La langue littéraire française

Histoire d'un procès, archéologie d'une idée ?

Gilles Philippe nous apporte une nouvelle : comme il y eut une Affaire Dreyfus, il y a une Affaire langue française, celle-ci plus longue et plus obscure. À nous qui baignons, depuis Rivarol au moins, dans l'idée toute naturelle de la supériorité de notre langue, il révèle le procès séculaire dont celle-ci fait l'objet : sous un titre dont la page 220 nous explique les ambiguïtés, Le Français, dernière des langues exhume les pièces de ce procès, raconte ses péripéties, expose la portée des accusations et les stratégies de la défense. En même temps, mais de manière moins évidente, le livre paraît bien conduire l'archéologie d'une idée, celle que Gilles Philippe développe depuis plusieurs années et selon laquelle, au sein même de la langue française, il s'est formé une langue littéraire, une deuxième langue, de plein exercice, que les écrivains du français eurent à constituer, à force de talents, pour rémunérer les défauts intrinsèques et les incapacités de leur langue à la littérature et à la philosophie : « On ne peut écrire de la littérature en français qu'en faisant violence à la langue, c'est-à-dire en créant une autre langue dans la langue » (p. 51-52)[1].

Il y eut d'abord deux grands ouvrages : Sujet, verbe, complément et La Langue littéraire[2]. L'un et l'autre étaient des travaux d'histoire savante, le premier de l'invention du seul Gilles Philippe et le second réunissant autour de lui et de son idée pas moins de cinq chercheurs. Strictement le premier identifiait, dans l'histoire de la littérature française, un moment significatif défini par la séquence grammaticale mère de la langue française, et ses lecteurs sentirent bien, dès le début, que c'était une manière singulière de prendre l'histoire littéraire. Le deuxième tient pour désormais acquise la notion de la langue littéraire et entreprend de l'illustrer avec rigueur et dans son ampleur. Mais l'un et l'autre énonce chacun sa périodisation et donc les limites qu'il se donne par décision dans une histoire plus longue, désigne les héros singuliers qui donneront leurs noms à certaines batailles (Flaubert, Zola, Péguy, Proust, Sartre, Barthes, Claude Simon…), définit les conceptualisations particulières nécessaires à l'objet ainsi déterminé : la voix, la phrase, la prose…

Une archéologie ?

Au contraire, Le Français, dernière des langues est un essai personnel, il joue sur une métaphore d'ensemble (celle du procès) et surtout, il développe non pas strictement tel moment d'histoire mais plutôt une archéologie ou, plus exactement, un essai d'archéologie. Tenter l'archéologie d'une idée, c'est descendre dans « un gouffre d'oubli » (11), c'est remonter une ère, du présent jusqu'à l'origine — jusqu'à la fin du XVIIe siècle, quand les belles-lettres devinrent proprement la littérature. C'est traverser toute la durée écoulée, au besoin d'une question posée hic et nunc. C'est construire la généalogie d'une idée neuve et, par là, depuis Voltaire, Rousseau et Nietzsche, c'est souvent, aussi, instruire un procès : c'est bien le cas ici, avec ce parcours dans le passé d'une langue exaltée et, dans le même temps, dénigrée (on l'avait oublié), laquelle n'aurait trouvé son salut que dans les mains de ses écrivains. Haro sur elle, honneur à eux ! Mais aussi : n'y a-t-il pas quelque gloire, à elle et à eux, d'avoir fait qu'une langue fût créée dans une autre, celle-là au désespoir de celle-ci ? « Tel Amour, la langue française serait fille d'Expédient et de Nécessité » (200) : de même la littérature française… Heureux manquements, notamment dans le lexique, qui nous auraient valu de telles œuvres[3] !

L'esprit de cette démarche archéologique, c'est essayer de savoir quand et dans quelles conditions l'idée d'une langue littéraire française serait apparue, c'est-à-dire essayer de fonder solidement cette « perspective critique », cette partie de l'histoire littéraire que l'intuition de l'auteur a ouverte et qu'il travaille, avec d'autres chercheurs. Tout récemment, une discipline est née, dont la nature, les méthodes et l'avenir demeureront problématiques, tant que l'on n'aura pas dressé, clairement et distinctement, l'état-civil de son objet.

La trame et la chaîne

D'abord, quatre chapitres pour ce que Gilles Philippe appelle « la trame ». Quatre moments prélevés dans l'histoire de la littérature française et successivement explorés :

-  1714-1784, de Fénelon à Rivarol ;

-  1796-1840, un tour de l'Europe des nations voisines, dans le mouvement de leur émancipation ;

-  1875-1884, sur un fragment d'Amiel et les polémiques auxquelles il a donné lieu ;

-  enfin le vingtième siècle, comme l'ère des soupçons et des crises, sur la langue et sur tout, et le moment de l'anglais.

Ensuite, trois chapitres pour « la chaîne », où, rassemblant en système les acquis des chapitres précédents et les enrichissant par leur considération mutuelle et par de nouveaux apports, l'auteur ordonnera, au jour du présent, sous trois rubriques, les reproches, griefs et litiges faits à la langue française en tant que censément incapable de littérature et de pensée : « sa pauvreté lexicale, sa faiblesse rythmique et sonore, sa rigidité grammaticale » (16). Ainsi se formeront et se dénoueront, un par un, trois « écheveaux de paradoxes » (214).

En termes judiciaires : des enquêtes minutieuses menées sur des affaires sensibles, puis un dossier, solidement bouclé. En termes d'archéologie : dans l'épaisseur des textes oubliés (« Si notre mémoire est courte, les textes, eux, se souviennent », 12), on procédera selon les deux dimensions orthogonales dans lesquelles travaille l'archéologue : par des sondages ménagés à bon escient sur trois siècles d'histoire, puis par des quadrillages et relevés au cordeau pratiqués sur les terrains ainsi mis au jour.

Ces constructions sont carrées et parfaitement explicitées. Mais elles ne sont pas inertes, cette toile n'est pas une tapisserie structuraliste, cette archéologie est impliquée et passionnée.

Mettre du mouvement

« Nous nous croyions en Allemagne et il nous faut revenir en Italie » (105)[4]… Le soin apporté aux transitions dans les chapitres et entre eux, leur explicitation développée surprennent d'abord. On se demande si une certaine rhétorique ne l'emporte pas, celle de la dissertation à la française — exercice dont il sera question explicitement pour les années 1906 et 1895.

Mais non, c'est autre chose. Ce genre de recherches, judiciaires et archéologiques, exige un pas à pas, un cheminement balisé et sûr qui puisse être remonté, un développement contrôlé, un respect affiché des procédures, en un mot des garanties opposables à toutes les parties, à l'accusation comme à la défense, préparées cote par cote pour le jugement, et offertes ainsi aux exigences de la justice. Car il y a toujours un péril pour l'archéologue comme pour l'enquêteur, et c'est le soupçon qui plane sur lui d'avoir inventé, dans l'obscurité des sous-sols, des pièces, des traces, des voies et des preuves, pour le besoin de sa cause. Pratiquer donc des tranchées dans ce sol complexe, les relier entre elles par des passages et des références parfaitement mis au jour, pour déterminer un terrain et une histoire véritablement probants.

Il faut donc reconnaître ici, non pas exactement les développements un peu académiques des chercheurs et des thèses universitaires mais le mouvement et l'esprit de la recherche en elle-même — de l'heuristique, de l'essai —, que mettent en jeu une exigence de vérité et la nécessité de légitimer l'exercice d'une science nouvelle parmi celles qui se sont établies autour de la littérature et jusqu'en elle-même, selon le fil de l'histoire. De même l'érudition, ici, est le signe de la collecte, aussi exhaustive que possible, des traces de toutes sortes à recueillir et à fixer dans la préhistoire de la langue littéraire.

Les textes et leurs environnements, les connivences secrètes ou oubliées qu'ils entretenaient entre eux, les objets insolites trouvés en chemin (le fragment d'Amiel) ou bien un moment curieusement choisi (l'année 1906), les périphéries et les fractures internes du territoire européen (l'allemand, l'italien, l'espagnol, l'anglais, et le provençal), les humeurs des écrivains et celles des nations (de la Suisse, notamment), tout cela, dans ce livre, est entraîné par un mouvement rapide et presque fiévreux d'explicitation, lequel a besoin d'être, aux passages décisifs, souligné. Et toujours fidèlement rapportés les témoignages d'écrivains, depuis celui de La Bruyère jusqu'à ceux de Julien Green, de Samuel Beckett et de Cioran, lesquels choisirent, en toute connaissance de cause, eux Américain, Irlandais et Roumain, d'écrire en français.

Tout cela vivifié aussi par un style qui fait foisonner les formules brillantes de l'accusation et de la défense, telles qu'elles s'expriment en ce prétoire sous l'œil d'un président indulgent mais exact, informé du dossier et légèrement ironique, — mais c'est d'une ironie qui s'exerce aussi bien à l'égard des détracteurs systématiques que des mythes nationaux[5] : « Nulle plus obscure » (sous-titre dans le chapitre I), « Gueuse fière, indigente orgueilleuse » (le titre du chapitre V, tiré d'une formule de Voltaire), « fatras arbitraire », « Le problème des Français, c'est qu'ils n'ont pas de mot pour entrepreneur » (« un président américain »), « L'abstraction est son vice originel, la présomption son travers incurable, et la spéciosité sa limite fatale » (Amiel). Et Renan de rétorquer à Amiel sa stérilité et son ignorance à l'égard de la langue qu'il écrivait habituellement… Enfin D'Alembert : « Aucune langue sans exception n'est plus sujette à l'obscurité que la nôtre. »

Formulant à force d'érudition et de réflexion une espèce d'épistèmè à la Foucault (ce nom n'apparaît pas), sous l'image du judiciaire et selon les exigences de l'archéologie Gilles Philippe fait concourir de manière dominée et dynamique les disciplines utiles à son projet : la linguistique générale et celle de telle langue, la phonologie et la syntaxe, la lexicographie, la stylistique, la prosodie et la métrique, l'histoire de la littérature et l'histoire des idées, l'histoire des institutions notamment scolaires, la politique et la géopolitique, la morale même pour mesurer les mérites et démérites du français[6]… Toute une anthropologie des langues.

Ouvrir un programme

Qu'advient-il de la poésie dans un pays hanté par l'idée que sa langue n'est pas musicale ? C'est là un programme de recherche toujours ouvert que de mesurer l'impact sur les pratiques formelles de notre littérature de cette opinion longtemps si vivace d'une arythmie foncière de la langue française. (p. 231)

Eh bien, par exemple, les poètes ont deviné que l'e muet tant reproché à la langue était, convenablement manié, l'un des traits que leur ingéniosité pouvait par chance et par travail opposer à une certaine monotonie en effet de cette langue. Et les noms de Verlaine et de Mallarmé attestent que la poésie a su rémunérer la langue française sous la forme d'une langue littéraire qui put accueillir plus tard les tambours de la négritude : « C'est que la fonction crée l'organe » (249).

Au moment où il paraît, cet ouvrage brillant, riche et subtil promet le développement d'une belle idée, celle de la langue littéraire française. Si bien que, développant au passage les quelques lignes finales du chapitre VII, on aimerait suggérer qu'une recherche soit faite dans le même esprit du côté de la philosophie, par Gilles Philippe lui-même et/ou par des philosophes, sur quelque chose qui serait une langue philosophique créée à force au sein de la langue française, au besoin des insuffisances ou défauts de celle-ci — un travail qui décrirait par exemple les épreuves que furent pour notre langue la visite de Victor Cousin auprès de Hegel ou la rencontre de Sartre, de Merleau-Ponty et de Ricœur avec la phénoménologie allemande.

Pierre Campion



[1] C'est le leitmotiv du livre, et Philippe apporte de nombreuses références à l'appui de son propos, par exemple celles-ci : « Ma proposition démontrée sera pour [les écrivains français] un nouveau titre de gloire, en faisant apprécier tout ce qu'il leur a fallu de talent et de courage pour maintenir la résistance rebelle d'un langage informe et défectueux » (Decloet, 1841, p. 68) ; « La langue française n'a pas été si richement dotée [que l'italien], mais l'art est venu à son secours ; il l'a remaniée, il l'a polie, et, à force de travail, il lui a donné toutes les qualités qui pouvaient être acquises » (Puibusque, 1843, p. 92). Ainsi l'auteur constate-t-il que, vers 1875, à un moment décisif de son histoire, « la langue littéraire française a […] achevé sa mue, finissant complètement de passer du régime rhétorique des belles-lettres au régime moderne de la littérature et qu'elle s'oppose désormais pleinement à la langue commune reçue en héritage mais largement détournée pour satisfaire aux besoins nouveaux de la prose et de la poésie, qui sont précisément de dire l'imprécis, le vague — Amiel dirait : le “naissant”, le “germant” » (p. 127). La périodisation et certains des termes de Rancière sont repris ici, mais non pas son esprit, évidemment.

[2] Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française (1890-1940), Paris, Gallimard, coll. La Bibliothèque des Idées, 2002. Puis, sous la direction de Gilles Philippe et Julien Piat, La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009.

[3] Avec son sens du mouvement, Philippe renvoie à la conclusion de son livre la suite de la citation très négative de La Harpe qu'il avait donnée au début (12) : « Louange et gloire aux grands hommes qui nous ont rendu, par leur génie, la concurrence que notre langue nous refusait ; qui ont couvert notre indigence de leur richesse ; qui, dans la lice où les anciens triomphaient depuis tant de siècles, se sont présentés avec des armes inégales, et ont laissé la victoire douteuse et la postérité incertaine ; enfin, qui, semblables aux héros d'Homère, ont combattu contre les dieux, et n'ont pas été vaincus ! » (295)

[4] Et encore, par exemple, dans un autre genre : « N'allons cependant pas trop vite, et ne faisons pas tourner les dates comme on le fait des tables : pour les faire parler malgré elles » (181-182).

[5] On s'amuse à la leçon administrée à l'Inspecteur général Louis Bompard, au choix qu'il fit d'une certaine parole de Chamfort (1782) pour la dissertation de l'agrégation 1906, aux remarques acides qu'il écrivit dans son rapport sur les ignorances et erreurs des candidats, et, en général, aux regrets d'époque sur le français des contemporains, sur les réformes à envisager pour le système scolaire et pour la langue elle-même… Et Philippe de croiser malicieusement l'année 1906 avec l'année 1895 où déjà l'agrégation des jeunes filles…

[6] La jeune Aurélie, dans Les Années d'apprentissage de Goethe : « Pour les réticences, les demi-mots, les mensonges, c'est une langue parfaite ; c'est une langue perfide » (p. 59). Abandonnant l'allemand, son amoureux lui écrit désormais en français… Elle l'a bien vu.

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