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Pierre Campion : Toutes les fureurs.

Mis en ligne le 16 septembre 2009.
© : Pierre Campion.

 Laurence Plazenet, La Blessure et la Soif, Gallimard, 2009.


Toutes les fureurs

Dans l'une de ses existences, Laurence Plazenet enseigne à l'Université, dans une autre elle écrit des romans, et de son for intérieur on ne sait rien sauf que sans doute elle a une haute idée de l'amour. Au titre de sa vie professionnelle, dans une revue dédiée à l'histoire littéraire, elle avait écrit naguère un article intitulé « Port-Royal au prisme du roman (1657-2004) » dans lequel, faisant le recensement commenté des romans que la célèbre maison a pu inspirer, elle concluait ainsi : « Le redéploiement actuel de l'évocation de Port-Royal, certainement secondé par le renouveau des études consacrées au monastère depuis plusieurs décennies qui ont, à bien des égards, transformé la perception du “jansénisme”, invitent à une considération renouvelée du sujet. Peut-être sera-t-elle incidemment l'occasion du grand roman de Port-Royal qui n'a pas encore été écrit[1] ? »

Eh bien, nous l'avons peut-être, ce grand roman de Port-Royal, de la main même de celle qui l'annonçait ainsi. En tout cas, nous en avons le défi… C'est La Blessure et la Soif.

 

Entre une journée de juin 1650 et le samedi 21 janvier 1679, deux histoires d'amour, quatre vies (et quatre voix), et deux mondes. La France et l'Europe des Frondes et des affrontements religieux et la Chine où s'écroule l'empire des Ming viennent croiser entre elles les deux histoires. Ce sont celles qui unissent un gentilhomme français et une dame de grande famille et, en face, un lettré chinois et son épouse, l'un et l'autre appartenant aux cercles du pouvoir : fuyant l'échec de son amour, M. de la Tour rencontre là-bas un Lu Wei lui-même brisé, assiste à la mort de son ami et, au bout de dix-sept ans d'absence, revient mourir à Port-Royal des Champs. Les quatre voix, subsumées en celle de M. de la Tour, se mêlent dans un style haut tenu, qui doit aussi dominer une information immense, tenir en respect les images de Rancé et de Mathilde de la Mole, de Phèdre et de Mme de Clèves, les ombres de Chateaubriand, La Rochefoucauld et de Pascal, se mouvoir dans les profondeurs d'une pensée du mal, et dompter le temps.

Bien regardée, cette partie de notre XVIIe siècle nous est aussi étrange que la Chine des Ming, mais il fallait sans doute, pour donner une idée des folies de l'amour, le double contrepoint avec elles et entre eux des deux c™tés du monde, l'un et l'autre plongé dans les brutalités sans nom qui déchirent alors le tissu de l'humanité, de la France jusqu'à la Chine : « Les larmes sont le destin du monde » (p. 131).

« De quels crimes les damnés de Yangtcheou s'étaient-ils rendus coupables ? » (376) Et les amants ? Quelles fautes M. de la Tour et Lu Wei tentent-ils d'expier ensemble dans les solitudes de l'Asie ? Pour chacun, l'occasion et le moment même de la faute conservent de l'obscurité : en Chine, une femme se suicide parce que l'on a jeté un doute sur son intégrité ; en France, un geste manque, qui aurait sauvé la femme d'une violente humiliation. Mais quel geste de M. de la Tour (fallait-il tuer l'agresseur ?), et qui douta de T'an Mei : Lu Wei devait-il se tuer ? Sans doute le fond de la culpabilité doit-il être cherché plus loin. Voilà deux couples qui ont méconnu que « la folie est la vraie reine du monde » (411), qui se sont enfermés dans l'illusion que leur amour pouvait s'exempter de la commune loi de la compromission et de l'intrigue, et qui ont en fait opposé à la folie du monde les fureurs de l'amour. Dans les termes de la théologie morale des chrétiens et notamment des messieurs de Port-Royal, ils auront joué la partie mystérieuse qu'entretient la luxure avec le premier des péchés capitaux, l'orgueil — l'orgueil d'être les seuls à aimer qui, unissant les amants aussi intensément que les délices de l'amour et se confortant d'elles, crée une entité exclusive de tout, et fragile. Se heurtant à la réalité infrangible, l'être de ce couple en est blessé à mort, singulièrement dans la personne de la femme : l'une se jette dans la mort, l'autre se perd dans les ruminations, les reproches et le ressentiment : « Les hommes n'aiment pas les femmes quand ils les aiment » (490).

Ces deux hommes qui ont vécu en deux continents des expériences en somme si proches vont à grand peine former une nouvelle relation, elle purgée de tout intérêt autre que la pitié humaine. L'un et l'autre ainsi se retire dans une ascèse de soi qui est une autre manière de mort, dans une annulation qui substitue au suicide une dépossession livrée à la longueur du temps, à son action spéciale et mystérieuse de transfiguration par la seule durée. C'est l'un des défis que l'auteur se donne en ces pages d'abandonnement aux déserts de la Chine et, ensuite, dans celles du retour à Port-Royal : comment entraîner le lecteur dans ce long tunnel qui dure des années, dans l'exposition aux intempéries des saisons, dans une solitude à deux personnages d'abord muets puis l'un par moments soliloquant et l'autre se réduisant à l'écouter, dans la solitude d'une cabane au fond du domaine des solitaires ? Comment sinon soi-même en s'abandonnant comme écrivain, avec rigueur et détermination, à une vision du mouvement qu'il y a dans cette espèce de rien ? Noter un bruit de vent sous une porte, un geste de l'autre, une couleur du ciel ou du lac, la trace d'un humain ou d'un animal, le mouvement intime de ce qui n'est plus qu'à peine une pensée. « Rien ne retient plus celui que la contrainte inspire, une fois perdu le sentiment de l'art, une fois qu'on est les choses qu'on écrit. Il n'y a pas de joie ni de dépossession plus hautes » (à propos de la calligraphie, 273).

Poursuivre aussi les nouvelles illusions de son personnage et les pièges qui ne manquent pas de se présenter dans la recherche de ce qui devrait être le contraire exact de l'orgueil, la charité : « J'avais si honte et j'étais si faible. C'était un combat presque permanent. Tant que mon affliction a duré, je voyais les portes ténébreuses que Job a marquées. Je comprenais que je m'engloutirais d'avoir trop appelé Dieu à moi, d'avoir voulu être si singulier et héroïque » (455). On n'abdique pas comme cela l'orgueil en faveur d'une mort précieuse. Car l'orgueil n'est que le nom théologique que l'on donne à l'amour-propre, lequel, premier arrivé en nous et dernier quitté, est « ce remugle d'amour de soi et d'organes que je suis », c'est-à-dire « la force sournoise, incompréhensible, de la vie » (469).

Œuvre de femme, écriture féminine ? On y pense, et c'est bien là le piège dont Laurence Plazenet devait se garder. Contrairement à ce qu'ils pensent d'abord, nulle symétrie entre homme et femme dans ces deux amours, comme leurs échecs le leur montrent bien. La question est quand même du comment les hommes aiment les femmes : si « les hommes n'aiment pas les femmes quand ils les aiment », n'est-ce pas dire que, ce faisant, ils s'aiment eux-mêmes ou qu'ils aiment Dieu ? Et si les voix des deux hommes sont prépondérantes dans le récit, leurs actes et leurs pensées sont vus du c™té des femmes (du c™té d'une femme ?), c'est-à-dire comme des conduites étranges, injustes et même inadmissibles : vers la fin, la scène des reproches, que fait Mme de Clermont à M. de la Tour, remet toute sa conversion en perspective (cet épisode de la grange emprunte à l'écriture du théâtre son caractère d'objectivité et d'impartialité). Il s'en suit une question troublante et tout à l'honneur de l'art de l'auteur : homme ou femme, lira-t-on ce roman de la même manière ? Mais plut™t : ce trouble dans le lire n'est-il pas celui qui nous saisit, homme ou femme, à l'approche de l'invention de l'écrivain, femme ou homme : où va-t-il chercher tout cela ?

Autre et grand motif de trouble : dans ce roman, il y a une tonalité d'histoire policière. Que s'est-il passé exactement dans les deux moments décisifs où, peut-être, une parole ne fut pas dite et un geste ne fut pas accompli ? Lesquels ? Qui fut le coupable, et de quoi ? Et surtout que signifie la première scène, relue à travers la dernière ? Est-elle le récit en italique d'un mort, ou celui d'un mourant en l'un de ses délires ? Un miracle a-t-il eu lieu au chevet du cadavre de M. de la Tour, et celui-ci fut-il vraiment démembré selon ce qu'en dit son âme immortelle, restée obstinément au point de vue principal de ce récit mais désormais délivrée de tout amour de soi ? Sur le sens du livre, cette composition jette un doute voulu. En même temps, elle fait voir notre grand siècle sous la lumière étrange (est-ce pour rien que le héros reçoit le nom du peintre ?) de ce qui est pour nous pure et simple barbarie. Michelet avait raconté comment la mère Angélique Arnauld fit démembrer le corps de Duvergier de Hauranne (Saint-Cyran) aux fins de sa piété, et L'Invention des reliques de saint Gervais et saint Protais, la grande machine de Philippe de Champaigne qui est au musée des Beaux-Arts de Lyon, montre à sa manière, dramatique et grandiloquente, le goût de l'époque pour les corps suppliciés et la vénération équivoque des restes[2]. Le corps précieux, mais comme cadavre.

Aussi loin de nous que la Chine des Ming, notre XVIIe siècle. Mais c'est plut™t l'amour qu'il fallait dépayser et, peut-être surtout, la folie d'écrire, ses risques et périls, ses défis, dans laquelle on peut s'enfermer aussi : c'est l'Histoire qui fait le contrepoint de ces fureurs-là et non l'inverse. Elles sont le vrai sujet de La Blessure et la Soif.

Pierre Campion



[1] Revue d'Histoire littéraire de la France, année 2006 n¡ 4, p. 958.

[2] Jules Michelet, Histoire de France, tome XII, « Richelieu et la Fronde » [1858], ƒditions des ƒquateurs, 2008, p. 218 : « Sa nuit de Pentec™te [au jansénisme] est celle où, le corps du martyr étant encore exposé à Saint-Jacques, la mère Angélique arme son chapelain d'un rasoir et lui dit : “Je veux, je veux les mains de M. de Hauranne, les mains qui consacraient le pain de Dieu pour moi.” Il obéit. Le sacrilège pieux s'accomplit dans l'église. »

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