RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Compte rendu du livre de Marie-Hélène Prouteau, La Ville aux maisons qui penchent.
Mis en ligne le 21 février 2018.

© : Pierre Campion.

nantes Marie-Hélène Prouteau, La Ville aux maisons qui penchent. Suites nantaises, La Chambre d'échos, 2017.


Nantes en ses apparitions

Entre les deux livres de Marie-Hélène Prouteau, La Petite plage (2015) et La Ville aux maisons qui penchent (2017), il s'est passé quelque chose, dans l'ordre de l'écriture.

Des descriptions on passe à des évocations, du lyrisme à une forme d'objectivité, du « Je » au « On ». Trois déplacements qui n'en font qu'un, tellement ils se commandent mutuellement.

Apparemment, les deux livres relèvent de la même esthétique : des tableaux séparés écrits dans une prose poétique, des tableaux d'événements, de choses ou de personnes liés entre eux, dans un cas, par le thème de la petite plage et, dans l'autre, par celui de la ville de Nantes.

Mais, est-ce la dimension de Nantes ou le fait de son histoire ou les références littéraires qui s'attachent à elle, c'est la ville qui passe au premier plan des écritures.

Une archéologie

« Liste de l'étrange dans la ville », c'est l'une des vingt séquences. Ce qui est étrange dans la ville, c'est, toutes époques mêlées, des paysages, des monuments et des maisons, des populations, des personnages héroïques ou ordinaires, des scènes…, tout cela « pris dans la poussière du temps ». Ce sont des apparitions, des apparitions qui sont des révélations, des révélations de ce qui est caché même si c'est évident, aussi évident que le pont Éric Tabarly ou le Château. C'est une accumulation de chantiers, ce sont des chantiers de fouilles à ciel ouvert : même le tout récent, même le vivant y sont présentés comme objets à découvert.

Hauteurs de la Butte Sainte-Anne. De la corniche de granit en surplomb, la Loire comme un entre-deux usinier indépassable. La ville a l'air d'un grand corps métallique à la dérive des eaux. Les toits de tôle des entrepôts et hangars lui font un dos d'écailles grises. ‚a lui donne l'allure d'un animal très ancien. La pointe de l'île s'avance, telle la mâchoire puissante de quelque saurien venu du Jurassique.

Toute archéologie se fait au regard d'un présent ; c'est la tension qui l'inspire, c'est son commandement de science et de vision, c'est le paradoxe de sa décision : d'égaliser aux yeux du présent le volume de tout un passé selon ses strates de temporalités, précisément distinguées mais rendues coexistantes. Au 32e étage de la Tour Bretagne, si haut et apparemment si loin de son objet, se place le regard de l'archéologue, un regard au présent sur le chantier de l'ancien, une vue de 360 degrés qui met toute la ville au passé, habitants actuels y compris, mais cela dans la ville elle-même, selon l'un des monuments de sa modernité. Ë la disposition de la ville, en un présent détaché mais en elle, s'ordonne un schème d'elle-même dont la clé de compréhension lui appartient. Rien qui convienne mieux à une ville qui a toujours été en chantiers, qui l'est encore : qui a déplacé ses industries, comblé certaines de ses rivières et même des bras de sa Loire, rejeté en aval sa qualité de port de mer, et qui s'apprête à déplacer encore des pans entiers de son activité.

Des mers anciennes — « pas moins de treize millions d'années »­ — « qui chantent en nous », des maisons qui penchent mais ne tombent pas, des fragilités mais qui n'ont pas tué, des tares ancestrales mais qui sont reconnues et même instituées en monument, presque fièrement : quelle ville de traite, quels pays esclavagistes en feraient autant !

Musée d'elle-même, la ville de Nantes, à la face de son ciel inconstant. En la matière, aucune petite plage ne peut rivaliser, sauf par ses rochers ensablés qui manifestaient ici et maintenant les catastrophes des âges géologiques. Cependant, et par exemple dans l'épisode des sculpteurs de pierres, il y avait déjà dans La Petite plage une perspective archéologique, quand des artisans d'aujourd'hui, dans une chapelle, faisaient entendre le son même de leurs anciens, fût-ce dans la pensée totalement présente et si étrangère à leurs devanciers d'une esthétique de musée et d'une obsession de restauration.

Le sujet de l'archéologie

Dès lors que la ville devient à elle-même son propre objet sous son propre point de vue, le « je » de La Petite plage n'est plus envisageable. Ce n'est pas que le sujet de l'archéologie n'existe pas, ni ses émotions, ni son style : mais il doit renoncer au regard exalté de sa subjectivité au profit du surplomb que la Ville se procure à elle-même au sommet de sa Tour. Il doit se transformer — se métamorphoser — en un « on », en notre pronom indéfini et neutre, ici le seul adéquat ou opérationnel ou valide ou légitime, comme on voudra. Désintéressement et ascèse : même quand il se souvient qu'il conduisait ses enfants aux Marionnettes, où et par où, « l'on » se rappelle l'étymologie de son vocable : l'homme.

Notons aussi la présence plus fugace d'un « nous » qui est tantôt la marque de la communauté humaine, tantôt un avatar du « je ». Et de « l'enfant », autre avatar du « je ».

Car la Ville demande au moi non pas de se liquider ni même de s'abstraire mais de se porter à la hauteur de son nouveau devoir, de se perdre en quelque sorte en elle, tout vivant, comme impersonnel accointé à l'universel. Alors sont vraiment remplis le programme de La Petite plage (sous-titre, « autobiographie d'un lieu ») et son exergue, emprunté à Erri De Luca («  […] il s'agit de l'autobiographie du lieu et les personnes sont des figurants »). Sur le théâtre de ses fouilles, la Ville s'avance et se raconte, en empruntant le portevoix de ce masque.

Le sujet de l'écriture

Neutre, le « on » l'est aussi en tant que l'écrivain de la ville. Celui-ci ne décrit plus, il procède par évocations ou, pourquoi pas, par suggestions dans lesquelles il s'abolit. Cela par tableaux séparés comme le veut l'esthétique du poème en prose ou encore par suites musicales, comme le dit le sous-titre du livre. Car chaque partie joue sur un thème — telle celle de « Le bac sur le fleuve », qui roule sur les occurrences de l'eau. Le peintre s'efface devant le tableau et l'interprète dans la partition de la Ville.

« C'est une ville de pierres blanches. » « Nuit d'hiver. Dans la devanture d'une librairie du centre, la couverture rouge d'un livre retient l'attention. » « La ville est un monceau de décombres. »… C'est le règne des démonstratifs ou plutôt des déictiques — ces minimes instruments grammaticaux, parmi eux nos articles —, lesquels montrent, sans rien démontrer, imposent telle vision à l'on.

Cependant il ne faut pas considérer celui-ci comme le pur et simple réceptacle de ces visions. « L'on », ce neutre, représente l'écrivain et, comme tel, c'est lui qui a l'initiative, c'est lui qui a l'idée de l'archéologie, c'est lui qui a la capacité de constituer en lui-même — en son texte, en son être — la complexité de la ville : par les savoirs qu'il en a, par les médiations qu'il institue, notamment à travers les livres de ses lectures ou les Ïuvres de son propre musée imaginaire. Ainsi dans la séquence où, à propos des Anneaux de Buren, surgissent un tableau de Turner (Nantes. Chantiers navals vers 1826), puis un autre tableau du même, représentant la scène d'horreur d'une tempête dans laquelle un bateau négrier jette des corps par dessus bord, puis la relation avec les bateaux des migrants vers Lampedusa. Ainsi encore le visage de Jeanne Moreau dans Moderato cantabile, déposé dans la mémoire d'une lycéenne, ou la figure de l'institutrice qui racontait sur place la Loire antédiluvienne, ou celle du magnolia au Jardin des Plantes, témoin du jeune résistant martyrisé…

C'est comme cela que se construit une sorte de dialectique entre l'action de l'écriture et la puissance de la ville : « l'on » n'est pas un pur point de vue. Dans l'archéologie de la ville, il constitue sa propre archéologie, non pas biographique mais morale et en quelque sorte spirituelle. Il est le principe instituant du texte où se croisent les traits oubliés de la ville et les siens, et même où se fonde l'obligation morale de répondre pour elle.

Car les archéologues en leur passion le savent : tous ces objets hétéroclites, qui sont aussi bien des personnes disparues, en appellent à une actualisation, à une reconnaissance, à une restitution. L'étrange en nous demande à être réintégré, en conservant son étrangeté — selon « les mots qui, précieusement, gardent la vie ».

Pierre Campion

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