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Pierre Campion : L'esthétique comme régime de l'Art, compte rendu du livre de Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l'art.

Mis en ligne le 10 novembre 2011.

© : Pierre Campion.

Aisthesis Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l'art, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2011. Je renvoie directement à la pagination du livre.

À propos de Jacques Rancière, lire sur ce site cinq textes de Pierre Campion :
Littérature et politique : Flaubert selon Rancière (12 octobre 2009)
Jacques Rancière et la démocratie. Un livre d'intervention (1er septembre 2006)
Mallarmé à la lumière de la raison poétique. Compte rendu du livre de Jacques Rancière, Mallarmé. La politique de la sirène (3 octobre 2002)
La poétique de l'histoire selon Jacques Rancière (29 septembre 2002)
Littérature et politique. Le partage du sensible selon Jacques Rancière. (29 septembre 2002)


L'esthétique comme régime de l'Art

Rancière et le livre de scènes

Dans l'œuvre de Rancière, il y a toujours eu des scènes. Dans Les Noms de l'Histoire (1992), il racontait, d'après Braudel, Philippe II d'Espagne à l'écoute des ambassadeurs ou perdu dans ses paperasses, dans La Mésentente (1995), c'était la sécession de la plèbe romaine sur l'Aventin[1], et il y eut des Scènes du peuple (2003) et des Courts voyages au pays du peuple (1990)[2]… C'est que, chez lui, la métaphore de la scène, suppléant à l'insuffisance ou à la défaillance des conceptualisations, est chargée de représenter les opérations qui se déroulent entre humains dans la sphère du sensible — la nature agonique, l'issue incertaine et les enjeux de ces opérations pensées comme des conflits engagés entre des groupes d'hommes pour leur humanité. Ainsi son dernier livre ne fait-il que porter à la pleine lumière, dans le domaine central de sa réflexion (l'esthétique), cette prédilection de philosophe pour l'image de la scène et la pleine puissance de cette image dans sa philosophie.

L'idée de la scène

Selon Rancière, l'esthétique en tant que science ou que philosophie de l'art n'a pas toujours existé. D'autre part, les critères et concepts de l'esthétique ne sont pas endogènes : ils viennent d'ailleurs que des œuvres elles-mêmes et de ses propres logiques et contraintes disciplinaires. L'esthétique comme pensée de l'art appartient spécifiquement à un régime historique de la politique, celui de notre âge démocratique. Inventée à un moment de l'histoire, sa naissance même fut un événement, et son histoire est faite d'événements. Or la scène — l'image de la scène, en général — est propre à mettre en lumière l'événement : le fait même de sa visibilité, son caractère d'imprévisibilité, ses modes de signification et cette signification elle-même. Notamment elle manifeste à la pensée la particularité de chaque événement (son caractère propre, Rancière dit son identification), l'identification donc de chaque événement dans l'histoire de l'esthétique et l'identification de ce régime historique de l'art lui-même. Elle fait voir des protagonistes et des conflits, un monde de nécessités pratiques et l'existence, implicite ou explicite, de spectateurs intéressés à cette action-là. Dans Rancière, l'image de la scène marque le surgissement du dissensus dans le consensus, de ce qui était tenu pour non humain dans l'humanité, de l'informe dans les formes, de l'impensable dans le pensable : du hors-lieu dans le lieu et de l'histoire dans l'immobilité.

En un mot, ici, on ne peut penser l'esthétique que par le biais d'une vaste métaphore qui restitue aux œuvres, et aussi bien aux œuvres anciennes telles que pensées maintenant, leur caractère désormais historique d'œuvres de l'art. Bien entendu, cette métaphore agit dans la philosophie selon sa nature d'image, par suggestion, allusion, connotation et confrontation, et selon sa propre logique, qui emprunte en rigueur, en pertinence et en persuasion à ce phénomène de la réalité, à cet artefact réalisé, à cette expérience du monde, imaginaire et vraie, indubitable et chaque fois improbable qu'est la représentation théâtrale. D'où ce livre explicitement fait de scènes.

Un livre de scènes

Mais voilà… Comment peut-on concevoir et faire un livre de scènes ?

Eh bien, en racontant des « aventures », celles du rapport entre le peuple et l'Histoire (p. 14), « entre le paradigme esthétique et la communauté politique » (p. 15) et en détaillant par épisodes l'avènement, l'établissement sans partage et la diversification du régime esthétique de l'art. Cependant on n'en fera pas un drame — une pièce ou un roman — car ici il n'y a pas de destin : pas de providence, pas de dessein explicite ou caché, pas d'Idée immanente, pas de commencement, de continuation et de fin. Ce ne sera pas non plus une Encyclopédie exhaustive des événements de l'esthétique, car il n'y a pas de formule, hégélienne ou marxiste, de l'Art et de l'Histoire. L'Histoire est bien là, mais comme les rebondissements d'un dissensus entre humains qui n'a pas d'origine connue ni de dénouement annoncé ou, en tout cas, envisageable. Surtout, ce n'est pas un discours, car le cours des événements ne relève pas d'une construction de la pensée spéculative mais de leur propre force et pensée en acte.

Les quatorze épisodes qui suivent sont autant de microcosmes où l'on voit la logique de ce régime se former, se transformer, inclure des territoires inédits et forger pour cela des schèmes nouveaux. (p. 12)

Puisqu'il s'agit d'épisodes, l'auteur se bornera à l'ordre chronologique. Puisque les événements pertinents sont en quantité indéfinissable, il en racontera un certain nombre, arbitraire, ici quatorze, déclarés significatifs comme moments mais non absolument nécessaires[3]. Et, puisque, dans l'histoire de l'esthétique, il ne peut pas y avoir d'œuvres canoniques ni de hiérarchie entre les arts, on mêlera les genres et les expressions :

Le mouvement propre au régime esthétique, celui qui a soutenu les rêves de nouveauté artistique et de fusion entre l'art la vie subsumés sous l'idée de modernité, tend à effacer les spécificités des arts et à brouiller les frontières qui les séparent entre eux comme elles les séparent de l'expérience ordinaire. (p. 13)

Et l'auteur rassemblera (on recueillera) certains de ses textes qui ont pu être pensés et écrits en des occasions diverses, dont certaines sont évoquées in fine dans les remerciements.

Qu'est-ce donc qui fait tenir ensemble ce livre de scènes ? Ni plus ni moins que ce qui fait tenir un livre de fables — ou d'études, au sens musical du terme : un thème, un ton, une vision du monde, et la supposition d'un lecteur avec lequel partager le thème, le ton et la vision.

D'abord un discours, appelé ici prélude (huit pages), qui expose le sujet, unique et unifiant : « Ce livre traite en quatorze scènes un seul sujet. Ce sujet est donné dans le titre même : Aisthesis. » Aisthesis, c'est le nom étymologique de l'Esthétique, en tant que celui-ci (to aisthanesthai, le sentir) « depuis deux siècles, désigne en Occident le tissu sensible et la forme d'intelligibilité de ce que nous appelons “l'Art” » (p. 9). À l'avant-scène, cette adresse au lecteur énonce, brièvement, des raisons (celles que j'ai résumées plus haut). Et il donne le ton : d'assurance et de détermination. Discours non plus bien sûr ad usum Delphini, puisqu'il n'y a plus de duc de Bourgogne ni de Fénelon et que, tout bien compté, il n'y a eu qu'un fabuliste, en France, et dans l'ancien régime de l'Art, — mais à l'usage de quiconque entend réfléchir aux œuvres de l'art et en jouir, de ce quidam de l'âge démocratique qui lit des romans, visite les musées, constitue avec ses semblables et égaux un public informel et est qualifié pour cette réflexion et jouissance autant que tout un chacun.

Chacune de ces quatorze scènes aura son argument (une citation, souvent), un lieu et une date (parfois deux : « Le poète du monde nouveau. Boston, 1841-New York, 1855 », « L'escalier du temple. Moscou-Dresde, 1912 », « L'éclat cruel de ce qui est. Hale County, 1936-New York, 1941 »), des personnages — que classera par ordre alphabétique un « Index des personnages du livre ». Chacune présentera l'enjeu d'un conflit et son espèce de résolution, des protagonistes donc, et une leçon, mais muette — muette en ce sens que chacune renverra au tout informulé des autres leçons. Ou plutôt chaque scène sera une leçon d'esthétique, autant que celle-ci puisse se mettre en leçons justement : éclatées, allusives, vivantes, non impérieuses… C'est pour cela que je les appellerais fables, et cet ouvrage livre de fables, comme La Fontaine, parlant du duc de La Rochefoucauld, évoquait son « livre des Maximes », c'est-à-dire quelque chose d'impossible. On pourrait dire encore, impossible aussi, un livre de tableaux vivants : « les petits dieux de la rue », « l'escalier du temple », « le théâtre immobile », « la majesté du moment »…

En somme, ce qui fait ce livre, c'est une idée et une poétique de la scène, et une certaine pratique de l'écriture philosophique : un goût et un talent de la narration et une prose, reconnaissable même de loin, disons un style : incisif, rapide et allusif, dialectique, percutant. Une prose animée d'un mouvement perpétuel : paradoxale et inventive, rectifiant, relançant, exhortant (« ne pas se méprendre », « il faut bien comprendre », « il faut bien voir »…), contre toutes les doxas elle avance tout le temps.

Scène 1 : la naissance du régime esthétique de l'art

« La beauté divisée. Dresde, 1764 ». Ici Rancière recherche le moment origine de notre esthétique, c'est-à-dire de l'Esthétique elle-même. Comme tout penseur qui ne se situe pas dans une Histoire sainte, il pense pouvoir le trouver dans un certain événement survenu dans l'ordre humain de la pensée. Hypothèse : comme tout régime, le régime de l'esthétique est comme il est parce qu'il s'est passé quelque chose dans cet ordre, un épisode que l'on puisse dater, situer et raconter. Ici l'événement a eu lieu à Dresde en 1764 : c'est le geste de Winckelmann, l'auteur de l'Histoire de l'art dans l'Antiquité. Ce geste de la pensée est un mouvement descriptif, celui qui, épousant en quelque sorte les contours d'un Hercule romain réduit à son seul torse, définit pour la première fois une certaine attitude à l'égard d'un objet d'art et même définit ce que c'est qu'un objet d'art. Que ce geste considéré soit celui de la description en tant que telle et non le travail d'écriture qui l'a faite, nous le voyons parce que la date et le lieu retenus sont ceux de la publication du livre : Rancière ne pénètre pas dans le cabinet de l'écrivain, il n'entre pas dans les incidents de l'écriture, il examine cette description, qu'il cite, en tant que le monument d'un événement survenu dans l'histoire de la pensée.

Des descriptions d'antiques il y en a toujours eu, et en tout cas dès Pausanias : c'est même un genre. Mais cette description-là, justement, est en rupture avec toutes les autres, c'est le coup de force (p. 22) qui brise avec un ancien régime de la description des antiquités et avec la pensée que celui-ci supposait. Choisissant un marbre mutilé et se refusant, même en pensée, à le refaire, Winckelmann rompt avec l'idée établie du beau qui veut l'harmonie du tout et des parties ; décrivant une tension réalisée entre le mouvement et l'immobilité, entre la caractérisation et l'idéalisation, entre l'idéal de la contemplation passive et la volonté de solliciter l'action du spectateur, son geste polémique déplace d'un coup les polémiques de son temps ; suivant dans le détail les inflexions de la statue tout en la considérant comme un objet désormais hors d'atteinte, il annonce le principe muséal de notre pratique et de notre pensée des arts. Bref, et justement par son titre, son livre marque le moment inouï de l'entrée dans l'ère de l'histoire de l'art, dans cet âge ainsi ouvert maintenant depuis plus de deux siècles, au sein duquel notre pensée maintenant habituée ne distingue plus, pour considérer les objets — anciens ou modernes —, entre monuments de leur temps et œuvres de beauté :

L'Histoire fait exister l'Art comme réalité singulière ; mais elle le fait exister au sein d'une disjonction des temps : les œuvres des musées sont de l'art, elles sont le support même de cette réalité inédite qui s'appelle l'Art, parce qu'elles n'étaient rien de tel pour ceux qui les ont produites. Et réciproquement, ces œuvres nous parviennent comme le produit d'une vie collective, mais à la condition de nous en tenir séparés. […] L'Histoire n'est pas la redoutable totalité à laquelle l'art aurait été livré pour prix de sa rupture avec l'harmonie classique. Elle est elle-même une puissance biface. Car elle sépare aussi bien qu'elle conjoint. Elle est la puissance de communauté qui unit l'acte du sculpteur avec la pratique des artisans, la vie des maisons, le service guerrier des hoplites et les dieux de la cité. Mais elle est aussi la puissance de séparation qui donne la jouissance de l'art antique — et la jouissance de l'art en général — à ceux qui ne peuvent plus que contempler les blocs de pierre où s'est à la fois préservée et perdue cette puissance de communauté. (p. 39)

Avant Hegel, et le dépassant d'avance, le geste descriptif de Winckelmann fonde, l'une par l'autre, une conception de l'Art et une conception de l'Histoire. D'un côté, en son moment, ce geste est le plus « naturel » qui soit entre les érudits ; de l'autre, c'est par lui que le penseur a brisé le cercle sans issue des descriptions savantes et des considérations sur le beau. Car un morceau de bravoure (p. 20) peut être la preuve d'une pure virtuosité ou bien l'acte héroïque d'une fondation.

Dans l'origine d'un régime — dans toute origine — il y a de l'obscurité sans doute définitive, et dans toute pensée de l'origine il y a une entreprise heuristique. Peut-être l'avènement de l'esthétique ne s'est-il pas passé comme cela (à Dresde, en 1764, sous la plume de Winckelmann…), mais cette scène, comme dans Rousseau celle où l'on voit à l'ouvrage le premier des hommes qui eût enclos un terrain, ici nous fournit en actes les raisons de notre État esthétique, ainsi construites et indubitables — comme peuvent l'être celles d'une scène. Il y a là un genre de preuve et même de démonstration qui s'apparente à celui des fables : si le radicalement nouveau ne procède de rien (c'est sa définition, nécessairement tautologique), il a bien fallu qu'un geste mythique le fasse paraître. Par un arrêt sur image qui est lui aussi un coup de force, Rancière trouve ce geste inaugural dans une certaine page de description. Sans doute lui, ou un autre, pouvait le trouver ailleurs, et le raisonnement aurait pu en être changé en tel détail mais non de manière substantielle. Car le pouvoir des fables consiste bien à donner de l'invention une figure analysable et plausible : applaudissons celle-ci.

Et commentons certaines autres scènes du livre, prises en somme au hasard, mais pas tout à fait arbitrairement.

Trois scènes…

« Le ciel du plébéien. Paris, 1830 ». La scène 3 détache une page de Le Rouge et le noir, celle où l'on voit Julien Sorel, dans sa prison dominant la ville, refuser à ses amis de s'intéresser aux intrigues qui se tissent encore autour de lui pour essayer de le sauver : lui qui jusque là vivait dans la fièvre calculatrice de ses ambitions, voilà qu'il préfère se livrer à ces moments d'inaction qui le ravissent au bonheur du far niente. A contrario de tout ce que Le Rouge paraissait développer jusque là, un autre rêve de jeune plébéien se fait jour, celui de partager l'otium de l'aristocratie, c'est-à-dire « cette qualité de l'expérience sensible où l'on ne fait rien » (p. 69), où l'on ne jouit que de soi-même et de son humanité. Cependant la scène machinée par Rancière n'est pas vraiment une scène de roman, ou plutôt elle est celle où se laisse contempler un moment problématique du genre romanesque lui-même. Au moment de la littérature où l'on pouvait croire que le jeune roman allait exalter les aventures des enfants du peuple plongés dans les occasions sans précédent que leur offre la nouvelle donne de l'Histoire, l'enfant prodige rencontre « deux genres rêveurs qui finiront par dévorer ses énergies » : le poème en prose « qui annule l'action pour étendre le suspens de la sensation » et la nouvelle « qui économise l'action pour la ramener à un coup de vrille foré dans la vie ordinaire » (p. 76). Déplaçant la scène du Rouge de Besançon avant 1830 à Paris après les journées de Juillet quand le livre paraît, sous-titré « Chronique de 1830 », ici le coup de force consiste à faire se rencontrer, sur la terrasse en plein ciel où rêve Julien, les autres scènes fugaces du Rouge où il jouit d'un apaisement et les ravissements de Fabrice dans La Chartreuse de Parme, le Balzac embarrassé de Ferragus et le Zola des Rougon-Macquart trop assuré de sa science, le Rousseau du lac de Bienne et des Rêveries, Baudelaire et Maupassant et jusqu'à Tchekhov, pour leur faire jouer à eux tous la vie prometteuse et manquée, la vie romanesque du genre roman. Manque Flaubert, dont le tempo stupéfié aurait peut-être troublé le jeu.

« La danse de lumière. Paris. Folies-Bergère, 1893 ». L'argument de la scène 6 consiste en une page de Mallarmé sur la Loïe Fuller. Élargissant à l'époque et à d'autres témoins le propos de Mallarmé, Rancière écrit la fable d'une danseuse venue d'Amérique, laquelle non seulement créa un événement décisif dans l'histoire de son art mais donna à l'Art nouveau l'une de ses idées. Sur un théâtre habituellement voué à d'autres divertissements, évacuant de la scène tout élément de décor et tout support narratif et déployant dans la lumière électrique le voile actionné par les seules ressources de ses déplacements, la danseuse inventait en même temps un espace non représentatif — la Scène en soi — et le corps nouveau créateur de cet espace : « Ce corps est le “point mort” au centre du remous, il engendre des formes en se mettant à l'extérieur de lui-même » (p. 123).

Ivresse d'art et accomplissement industriel : la première ne va pas sans le second. Loïe Fuller est l'artiste de soi, l'artiste qui fait de son corps le moyen d'inventer des formes. Mais elle est aussi indissolublement l'inventrice qui, en marge de ses spectacles, dépose des brevets pour les inventions qui prolongent, amplifient et démultiplient cette invention de formes : armature d'une robe, éclairage de la scène par le dessous ou dispositif de miroirs. L'ivresse d'art, c'est la nature — le passage de la nuit aux formes et le retour des formes à la nuit — recréé par pur artifice. L'instrument de l'artifice, c'est la lumière électrique […] L'électricité est l'analogon technique de la lumière qui manifeste toute chose. (pp. 134-135)

Contemporain actif des machines qui « radiographient les corps ou fixent les ombres, enferment la symphonie dans les sillons de la cire ou inventent des automates de rêve », et symbolisé par la scène de la Loïe Fuller, « l'Art nouveau est l'art qui veut anticiper une société où l'esprit se sera totalement fait matière tandis que la matière se sera intégralement convertie en esprit. […] C'est la scène d'un nouveau monde où l'art et la science se rejoindraient, où le milieu sensible de l'existence et la forme de la communauté obéiraient à un seul et même principe » (p. 136). Passant du futur au conditionnel, la phrase finale nous suggère qu'il faudra bien d'autres scènes pour que ce lieu ne soit pas celui d'une utopie.

Scène 9 : « Le maître des surfaces. Paris, 1902 ». À partir d'une prose poétique de Rilke sur les œuvres de Rodin, et en la confrontant à diverses critiques contemporaines de Rodin et des impressionnistes, Rancière fait apparaître les significations d'une plastique élaborée a contrario du principe classique « qui vouait le corps à exprimer un sentiment déterminé ou un moment déterminé d'une action significative » (p. 190). Rodin sculpte des corps inachevés (de Balzac, Hugo…) ou bien, pour le projet des Portes de l'Enfer, disperse les corps en une prolifération monstrueuse de parties (mains, jambes, têtes…). Ce faisant, il ne vise pas à exprimer l'intention qu'une esthétique nihiliste d'époque lui prête, c'est-à-dire les mouvements anarchiques d'une Vie « qui ne veut rien », mais ce que les métaphores de Rilke s'efforcent de montrer, à savoir « une tension séculaire entre trois termes, ceux de “corps”, de “vie” et d'“action” » (pp. 194-195) : « [La vie] est une puissance infinie d'invention de formes totalement immanente aux mouvements et aux rencontres des corps » (p. 198). Simplement, dans la vie moderne, elle revêt « une multiplicité de gestes encore non perçus, à la recherche de leur propre sens, parce qu'ils ne sont plus gouvernés par la ligne droite du point de départ au point d'arrivée » (p. 199). À cette multiplicité en mouvement, qui décrit la vie agitée des grandes villes mais aussi bien l'état du peuple, Rodin répond par le mouvement censément imprimé dans ses sculptures à chaque point où elles rencontrent la lumière.

Au passage, constatons que cette scène-là, plus que d'autres peut-être, répond explicitement et implicitement à d'autres scènes et notamment à la première, dont la métaphore centrale exaltait les jeux de la lumière sur un torse mutilé en termes de houle marine, ce torse lui mutilé, il est vrai, par les destructions accidentelles du temps. Quant à la scène 10 « L'escalier du temple. Moscou-Dresde, 1912 », elle répondra d'une part à la scène 1 et d'autre part à la scène 6 : le nom d'Isadora Duncan échangera avec celui de Loïe Fuller, celui de Craig avec celui de Winckelmann, le problème du théâtre moderne avec ceux de la statuaire et de la danse, la métaphore des mouvements de la mer avec celle des mouvements de la lumière… Ainsi, dans le livre de scènes, tel tableau peut-il faire écho à tels autres, mais ce n'est pas pour cela que s'établira entre eux un mouvement unitaire, dramatique ou autre.

Un petit jeu

Rappelons cette idée selon laquelle les quatorze textes ne sauraient représenter le tout des scènes ici possibles et suggérons-en au moins une autre, au moins en quelques-uns de ses éléments. Appelons-la « À bas la ponctuation ! Paris, 1913 ». On y verrait Apollinaire, sur les épreuves d'Alcools, rayer toutes les ponctuations. Le héros et son geste, nous les avons. Les protagonistes ne sont pas trop difficiles à trouver : Mallarmé et Rimbaud (ils ne sont plus là, mais depuis peu en somme) et Valéry (il est déjà là), Breton dont on ne sait rien encore, Marinetti tout juste publié, Picasso l'ami… Ce geste improvisé de sabreur, nous pourrions l'interroger.

Le fait que la scène surgisse dans le tout dernier avant-guerre — et de quelle guerre ! — pourrait bien montrer que, sous l'histoire des batailles et devançant parfois les révolutions qu'elles apportent, le régime esthétique poursuit son action propre, qui n'est pas étrangère pourtant à l'histoire de la démocratie. Car voilà que, par des centaines de traits de plume, mais selon une décision unique et prise au dernier moment, le vers, régulier ou non, se voit privé de l'une de ses articulations fondamentales, liée à l'ordre de la syntaxe — que Mallarmé révérait, n'est-ce pas. Cependant, fait inattendu, l'autre ordre subsiste, d'autant renforcé, celui de la prosodie — que Mallarmé avait puissamment travaillée, y compris dans ses proses. Le vers, vieux rêve, en est-il libéré ? Oui, à certains égards, comme les objets picturaux par les cubistes. Mais du coup il va porter à lui seul la responsabilité de la diction, c'est-à-dire de la poétique, c'est-à-dire du sens : entre les vers, la stricte égalité, même si, dans la même pièce, ils ne sont pas isométriques ou s'ils sont non métriques, même si leur principe est étendu à toute la chaîne parlée.

« Mais, comme l'écrivait Rousseau aussitôt après avoir décrit la scène du ceci est à moi, il y a grande apparence qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne plus pouvoir durer comme elles étaient[4]. » Mallarmé justement, Verlaine et Rimbaud et bien d'autres (le Withman de la scène 4, pp. 98-99…) étant passés par là, dans le vers la ponctuation ne servait plus à rien… Et il faudra encore bien des aventures, et notamment l'infortune continue de l'écriture automatique ou les déboires des futuristes russes, et Dziga Vertov (« Voir les choses à travers les choses. Moscou 1926 », scène 13) pour que la poésie, même ayant perdu son nom, observe, vers ou prose, un régime esthétique de liberté et d'égalité : chacun des humains pourra prendre la plume et toutes les mains à plumes se vaudront. Et elles inventeront la vie. Est-ce déjà réalisé ?

Comment finir un livre de scènes…

« L'éclat cruel de ce qui est. Hale County, 1936-New York, 1941 », ou comment donner une fin à ce livre de scènes sans dire ni même laisser entendre que le problème est résolu. La scène 14 commence sur une longue et provocante description d'objets hétéroclites posés sur ou enfermés dans un meuble décati et apparemment déplacé dans un lieu non précisé. Cette page vient d'un livre que signèrent en commun le photographe Walker Evans et le journaliste James Agee : Let Us Praise Famous Men[5]. Au plein de la crise américaine, en 1936, envoyés par le magazine Fortune pour un reportage sur les conditions de vie des métayers du coton en Alabama (dans la série « The Life and Circumstances of… »), ils en rapportèrent ce livre, que le journaliste peaufina jusqu'à sa publication en 1941 et qui tomba dans l'indifférence : la guerre était déclarée, la crise était finie.

Livre étrange à tous les points de vue, et principalement par son projet. Récusant la rhétorique qui veut que le reporter à la fois en dise assez pour être crédible et écarte tout ce qui ne serait pas significatif (c'est-à-dire ce qui ne serait pas conforme à ce que le journaliste, le rédacteur en chef et le lecteur savent d'avance), cette description entend tout dire. Car tous ces objets, disparates et dérisoires, appartiennent en bloc à la vie de cette famille et, comme tels, à une expérience intime des choses et de la vie. Expérience que, fidèle à son esthétique du paradoxe, Rancière n'hésite pas à comparer à celles du narrateur de Proust et à celle d'Emma Rouault bientôt épouse Bovary[6]. Ces personnes-là ont récupéré dans leur maison branlante et dans l'intérieur de leur pensée le principe du Kitsch venu d'Allemagne et, avec lui, les objets qui ornent, sous leur forme neuve et soignée, les maisons et les pensées de la petite et moyenne bourgeoisie américaine : « un art et une littérature populaires et commerciaux, faits de chromos, de couvertures de magazine, d'illustrations, d'images publicitaires, de littérature superficielle et sentimentale, de bandes dessinées, de musique de rue, de claquettes et de films hollywoodiens, etc., etc[7]. » Contre cette définition méprisante dont l'avant-garde progressiste flétrit la culture et le mode de vie de ces déshérités, Agee veut voir lui-même et faire connaître à ses lecteurs la présence possiblement poétique de certaines vies à elles-mêmes, vécues dans les pires conditions. Car, si l'on veut reconnaître leur humanité à ces hommes privés d'humanité, il faut entrer dans ce qui les fait à eux-mêmes aussi précieux que les aubépines ou que la Berma au narrateur de Proust. Dans ces vies ravagées, où serait donc la beauté ? « Voir en chaque chose un objet consacré et une cicatrice : ce programme commande chez James Agee une description rendant sensible en même temps la beauté présente au cœur de la misère et la misère de ne pas pouvoir percevoir cette beauté » (p. 296). Dialectique serrée, mais la seule possible.

La description des cloisons de la maison Gudger, de ces meubles de hasard et de ces vêtements entièrement rapiécés montre ce que, par ailleurs, les architectes modernistes de la maison américaine obtiennent au prix des artefacts les plus coûteux et les plus inconsciemment odieux : laisser voir dans les planches et madriers, la trace de la nature vivante par son souvenir mal équarri, et dans les vêtements où ne subsiste plus aucune pièce d'origine le bariolage d'espèces d'habits de lumière. En même temps Rancière signale le succès de l'autre livre de reportages sur le même sujet, celui d'Erskine Caldwell et Margaret Bourke-White, dont le principe repose sur le principe d'esthétisation de ces vies et de leur décor[8]. De leur aspiration perdue à la beauté, les trois familles qu'Evans a photographiées et Agee décrites sont dépossédées deux fois : par la misère où elles sont confinées et par la condescendance que leur inflige « le cercle où le brillant critique de Partisan Review a inscrit la place et le rôle de l'avant-garde politique et culturelle » (p. 305). Trop de gens savaient les œuvres que les métayers d'Alabama auraient dû aimer, et ce qu'ils auraient dû penser et faire. De quoi les exclure encore plus, si c'était possible.

Devant les trois familles, les regardant, on avait le choix entre se taire — Agee pensa s'y résoudre — ou évoquer tous les objets de leur vie dans un dispositif d'écriture et d'images compliqué qui leur assurât le respect. En tout cas, l'un des mots à ne pas écrire, c'était bien celui d'aliénation. Agee, dit Rancière, décrivait ces personnes comme si elles avaient eu les aspirations et les pensées des personnages de Gustave Flaubert, Marcel Proust ou Virginia Woolf. Voilà le projet provocant d'Agee, et voilà, avec Walt Withman comme poète des objets américains, les protagonistes de la scène 14. Passé la première surprise, on acquiesce aux noms de Proust et de Woolf, mais on attendait quand même celui de Faulkner. Selon Pierre Bergounioux, cet écrivain sans manchettes est l'un des seuls qui ait raconté de l'intérieur les humains du Sud et, à travers ceux-ci, l'exigence muette d'une humanité en quête effectivement de son humanité. Les pensées de ces héros non héroïques et dénués de tout, n'est-ce pas en effet ce que Faulkner, avec le respect d'un grand art, a porté dans l'esthétique ? Sanctuaire (1931) ou Lumière d'août (1938) ne sont pas des épopées copiées d'Homère ou de Shakespeare, bien qu'elle se réfèrent à la grande tradition : ces livres transportent sur une scène de roman ce qu'Agee appelait « l'éclat cruel de ce qui est ».

Le nœud de l'esthétique et du politique

La plus proche de nous par ses dates mais nous dépaysant dans l'Amérique des années trente, la scène 14 achève donc le livre, en décapant encore un peu plus les enjeux. Vers 1939, « Clement Greenberg et les intellectuels et artistes marxistes “sérieux” qui l'entourent veulent tourner la page d'un certaine Amérique, l'Amérique de l'art itinérant et engagé du New Deal, et, plus profondément, celle de la démocratie culturelle à la Withman ». Ils entendent proclamer la fin d'« un art capable à la fois d'épouser les rythmes accélérés de l'industrie, de la société et de la vie urbaine, et de donner sa résonance infinie aux minutes les plus quelconques de la vie ordinaire » (pp. 306-307). Contre ces prétentions à liquider une tentative d'esthétique démocratique et à achever l'Histoire, la dernière scène et les dernières lignes du livre se refusent à mettre fin au problème dont les quatorze scènes racontent certaines occurrences. Simplement elle met en lumière, sous un jour cru, un problème qui ne saurait recevoir de solution historique, celui de la demande d'humanité implicitement formulée, par ceux auxquels on la conteste, à l'égard de ceux des hommes qui pensent détenir l'humanité — demande qui se développe pendant deux siècles, dans les deux régimes modernes de l'esthétique et de la démocratie.

Ces morceaux mettent en scène la relation d'origine et permanente qu'entretiennent en politique ces deux régimes, l'un et l'autre qui devraient définir le mode de vivre ensemble de tous les hommes et qui, de fait, déterminent des formes puissantes d'exclusion. Le mode d'exposition de ces scènes est celui du paradoxe, de la polémique et de l'ironie. Ainsi la colère d'Agee contre les reportages trop bien intentionnés et contre le film de John Ford, Les Raisins de la colère[9], est aussi celle de Rancière contre plusieurs impostures de notre temps à nous, celles que profère toujours la vieille esthétique élitaire mais aussi bien celles des avant-gardes progressistes, qu'elles parlent au nom de leur science ou de leur esthétique (moderniste), ou de leur esthétique constituée en science.

Par le jeu des forces qui y opèrent et par les rapports (scéniques) qu'elle entretient avec les autres scènes, la scène montre : elle ne démontre pas, elle ne révèle rien de ce qui serait dissimulé dans une arrière-scène. Qu'il évoque la plèbe romaine ou Julien Sorel ou la misère en Alabama, Jacques Rancière se refuse à envisager une perspective extérieure, soit celle de l'esthétique classique qui continue à invoquer les traits et les valeurs d'une Beauté séparée, soit celle d'une science de l'économie et de la politique qui prétend parler à la place du peuple, lui apporter bénévolement des moyens de compréhension et lui tracer pour son bien les voies de son salut. Mais, à son tour et pour ce faire, il doit adopter un mode détourné d'exposition, celui des fables, au sens large du terme, et l'ordre qui convient, celui d'un livre de scènes.

Bien avant celui-ci, dans Aux bords du politique, un passage nous suggère à qui s'adresse l'auteur des fables et à quelles conditions son écriture serait reçue. S'emparant encore une fois de l'épisode de l'Aventin où le patricien Menenius Agrippa vient justifier à la plèbe la division censément organique de la société romaine, Rancière discerne, « derrière la morale de la fable illustrant l'inégalité des fonctions dans le corps social », « une tout autre morale, inhérente au fait même de composer une fable » :

Le rapport du représentant de la classe supérieure aux membres de la classe inférieure s'y suspendait à une autre relation, celle du conteur à ses auditeurs — qui n'est pas seulement une relation égalitaire, mais une relation dont l'art même du conteur pose l'égalité, qu'il doit travailler à rendre égalitaire. Ainsi la morale de l'acte même de fabuler, c'est l'égalité des intelligences. Et cette égalité définit, dessine une communauté, à condition seulement de comprendre que cette communauté n'a pas de consistance. Elle est, à chaque fois, portée par quelqu'un pour quelque autre, une infinité virtuelle d'autres. Elle a lieu sans avoir place[10].

Cette « communauté sans consistance » à laquelle s'adresse le livre des scènes et qui fait son espèce de consistance à lui, c'est celle que forment les lecteurs de l'âge démocratique. De virtuelle peut-elle devenir réelle ? C'est la question que pose ce livre.

Pierre Campion



[1] Dans ce passage de La Mésentente, Rancière n'évoque ni Ésope ni La Fontaine ni Rabelais ni les autres auteurs qui en retirèrent une morale (sauf Ballanche), mais il recueille au profit de sa propre analyse la puissance d'une fable, celle des membres et de l'estomac, dont la capacité en significations s'est prêtée à de si nombreuses et diverses applications.

[2] Voir aussi Jacques Rancière, Moments politiques. Interventions 1977-2009, La Fabrique éditions, 2009. Certes, le moment donne lieu à une intervention (interview, entretien…) alors que la scène consiste en une élaboration narrative complexe. Mais l'un et l'autre ont trait à l'événement en tant que, surgissant dans l'espace du politique (et de l'esthétique), il reconfigure les forces qui travaillent  cet espace : « [Dans ce livre], il s'agit d'identifier ce qui fait la singularité d'un moment politique et de dessiner la carte du présent qu'il définit. […] Un moment, ce n'est pas simplement une division du temps, c'est un autre poids jeté dans la balance où se pèsent les situations et se comptent les sujets aptes à les saisir, c'est l'impulsion qui déclenche ou dévie un mouvement : non pas un simple avantage pris par une force opposée à une autre, mais une déchirure du tissu commun, une possibilité de monde qui se rend perceptible et met en cause l'évidence d'un monde donné » (pp. 7-9).

[3] « Ce choix a assurément ses raisons même si, comme toutes les bonnes raisons, celles-ci se découvrent après coup » (pp. 12-13).

[4] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, seconde partie, début.

[5] Traduction française : Louons maintenant les grands hommes, Paris, Pocket, 2003. C'est le texte auquel Rancière se réfère, en modifiant parfois la traduction.

[6] Dans Madame Bovary, la description de la maison de la nourrice éclairerait aussi celles d'Agee. Même dénuement, mêmes chromos, même technique descriptive de la saturation : jusqu'aux grains de la poussière…

[7] Ici, p. 305, Rancière cite la définition que fait de cette culture Clement Greenberg, dans son article publié en 1939 dans Partisan Review. C'est de cette définition et de son application qu'il va faire justice.

[8] E. Caldwell et M. Bourke-White,You Have seen Their Faces, New York, 1937.

[9] Agee, cité par Rancière, p. 303 : « Je soutiens qu'il y a autant d'irréalité dans Les Raisins de la colère que dans Autant en emporte le vent et que cette irréalité-là est bien plus pernicieuse parce qu'elle touche de plus près au centre de la vie, de la douleur et de la dignité humaines, qu'elle est donc bien plus injurieuse à leur égard et aussi qu'elle a été déguisée en “réalité” avec tant de succès que ses créateurs eux-mêmes en ont été abusés. »

[10] Jacques Rancière, Aux bords du politique, La Fabrique éditions, 1998, pp. 116-117. Livre réédité en 2004 dans la collection Folio.

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