RETOUR : Articles

 

Pierre Campion

Mallarmé à la lumière de la raison poétique.

Compte rendu du livre de Jacques Rancière, Mallarmé. La politique de la sirène paru dans la revue Critique, n° 601-602, juin-juillet 1997.

© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 3 octobre 2002.

 


Mallarmé à la lumière de la raison poétique

 

JACQUES RANCIÈRE, Mallarmé. La politique de la sirène, Hachette, 1996.

 

 

Jacques Rancière a raison. Oui, il faut dissiper les ombres portées sur la poésie de Mallarmé et sur son œuvre en général, celle que jettent et que confortent les idées trop convenues de secret, de mystère et d'obscurité, celle de l'image souvent mal comprise du Néant, celles de son nom même et du nom de poète. Non, il n'y a pas de chiffre à décoder, de déterminations psychologiques à déceler, de traversée de l'indicible. Ou alors il faut entendre autrement que de manière mystifiante les mots de secret, de mystère, d'obscurité, ceux de néant et de silence, les allusions sexuelles, la nature de la poésie de Mallarmé et de son aura. Il faut donc résister aux intimidations qui circulent autour de cette œuvre, et même à celles qu'elle porte en elle, de plus en plus discrètes et légères, il est vrai, à mesure qu'elle se développe. Oui encore, quand il s'agit de Mallarmé, il faut lier résolument et rigoureusement le politique au poétique, et traiter par conséquent les traits de sens et de pensée comme des événements et des actes historiques. Enfin il faut admettre la dimension philosophique de sa poésie, en rendre compte et lui donner un sens.

Cependant le livre de Rancière est de ceux avec lesquels le lecteur entretient des discussions passionnées et difficiles. Je voudrais ici tenter de poursuivre l'une de ces discussions possibles.

« […] en creusant le vers à ce point […] »

La phrase de la lettre à Cazalis attire les commentaires[1]. Rancière s'en agace, en partie à raison. En effet, le néant « traînait partout en son temps »; en effet, il ne sert pas à grand chose de supposer une influence de Hegel, de Nietzsche ou de Schopenhauer; en effet, il s'agit d'une expérience trouble et mystificatrice pour le poète lui-même, d'une sorte de « maladie » (p. 40)…

Pourtant, ne passons pas trop vite : la phrase et son contexte disent très clairement comment cela est advenu et de quoi il s'agit. En travaillant à Hérodiade, le jeune poète découvre ce que c'est que le vers : un être de signification au sein et autour duquel le sens s'établit par le jeu des relations infiniment maniables de ses termes. Ce jeu de relations réside dans le fait que chaque mot, comme plein (marques phoniques et visuelles, déterminations sémantiques, grammaticales et métriques), n'acquiert cette plénitude que par toutes les distinctions (sonores, visuelles, sémantiques…) que lui procure le vide qui le sépare, au près et au loin, de tous les autres mots de l'hémistiche, du vers, du poème, de tous les autres mots et expressions qui ne sont pas dans le vers et dans le poème mais qui pourraient y être, de tous les objets qu'il évoque, de tous ceux, réciproquement, qu'il n'évoque pas. Qu'est-ce donc que « creuser le vers » ? C'est travailler à disjoindre les termes de la phrase, du vers, du poème, pour instituer et faire jouer entre eux, et entre tout ce qu'on vient de dire, les relations littéralement et nécessairement absentes, qui « ont lieu » dans et par ce vide exactement déterminable. Ce travail n'a rien de mystérieux : ce sont des opérations en somme que tous les poètes pratiquent, sans toujours le savoir et le vouloir, sans en connaître vraiment ni en conduire les conséquences les plus rigoureuses et les plus générales. Mais ce jeune poète-ci, qui avait déjà écrit avec facilité beaucoup de vers, réinterprète désormais l'écriture des vers comme l'ensemble des actes qui ébranleraient l'univers de proche en proche : toute la langue, toutes les dispositions possibles des termes suivant les codes poétiques, toutes les notions de toutes les choses peuvent et doivent être au pouvoir de celui qui saurait ménager de manière entièrement maîtrisée les vides entre les termes. Il ne s'agit pas d'une nuit mystique mais d'une expérience de la souveraineté, que le poète vit certes de manière exaltée et malheureuse. Car elle lui fait connaître deux faits à la fois : que la souveraineté, c'est cela même, et que cela est impossible.

Admettons maintenant avec Rancière que Mallarmé a su développer une critique proprement philosophique de cette « maladie » du Néant et que, justement, il a fait sortir de cette expérience bouleversante et radicale un dispositif réfléchi et un discours qui articulent une théorie des Lettres, une pensée du négatif, une dialectique de la nature et des arts, une morale et enfin une religion : si je fais acte de souveraineté et que la souveraineté est bien un pouvoir qui ne se partage pas, c'est que Dieu est mort, et c'est le deuxième sens de l'expérience du Néant.

Admettons aussi que Nietzsche ni Hegel n'y sont pour rien, puisque tout vient d'une pratique du vers et y retournera constamment. Convenons enfin qu'il n'y aurait là rien de plus (ni de moins) obscur, de plus (ni de moins) mystérieux, de plus (ni de moins) significatif que dans la nuit du poêle de Descartes ou dans celle de Valéry à Gênes, ou que dans toute découverte intellectuelle, surtout quand elle se fait dans la jeunesse.

Mais maintenons qu'il faut prendre au sérieux le fait même du vers et de l'écriture poétique (entendue de la manière la plus pratique et la moins fétichiste), l'image du creusement, le travail du vers qu'elle évoque, et la difficulté pleinement et seulement philosophique que tout cela propose : en un sens un peu différent de celui de Rancière (p. 40), mais sans contredire, il semble, à l'esprit de son entreprise, je proposerais donc de dire que la poésie de Mallarmé appartient à l'ordre de la philosophie critique en tant qu'elle est enquête pratique et théorique sur les conditions et les limites d'exercice et de validité d'une souveraineté d'ordre littéraire : elle sort de l'ivresse et du malheur et elle les dépasse; elle se reconnaît des objets et une fin qui relèvent de la raison; elle assigne à sa pensée une difficulté proprement humaine; elle se donne les fondements et les moyens de ce qui sera un jour défini comme « l'action restreinte ».

Mais la souveraineté demeurera bien comme le thème durable et la tentative constante, y compris dans son acception politique. L'image du creusement et de la mine deviendra celle du terrassement : piocher le plein, pelleter, brouetter… Et Mallarmé continuera à travailler aux textes épars de son Hérodiade jusqu'à la veille de sa mort.

Que se passe-t-il dans le vers et dans le poème ?

Les thèmes de l'arabesque et de la danseuse apparaissent et reparaissent dans le livre de Jacques Rancière. Avec pertinence ils signifient la création des formes mallarméennes comme avènement continu du sens, et celui-ci comme le geste lié d'un déploiement, celui qui décrit de manière ininterrompue tous les points de tangence possibles entre les choses et les êtres de l'univers, entre les arts, entre toute la réalité et l'esprit. La symbolisation et la métaphorisation tracent « non pas des formes des choses, mais des événements, des instantanés d'événements-mondes, présents en tout spectacle ordinaire à condition de les remarquer » (p. 31).

D'autre part, dans des analyses qui prennent argument de la rigueur et du genre de difficulté et d'intelligibilité de certains poèmes, de leur place dans la dramaturgie réglée du recueil (« Salut » au début, À la nue accablante tu… et Mes bouquins refermés… à la fin), de la récurrence et des significations opposables des deux images marines de la sirène et du naufrage, il fait voir un tout autre événement dans le poème, qui peut se surimposer à l'arabesque, celui de l'apparition et de la disparition des choses et du sens. Il y a donc là un modèle dramatique, ou plus exactement tragique, un modèle très synthétique, puisqu'il intègre et rejoue sans cesse le mythe ancien de la disparition et de l'apparition du soleil : ce modèle, cette fois, est à deux termes seulement, et il est certain qu'il rendrait compte de la structure binaire de nombreux poèmes de Mallarmé.

J'aimerais pourtant faire considérer encore d'autres événements du sens, qui s'articuleraient sans doute avec les précédents, ceux qui appartiennent à une dramaturgie du vers et du poème eux-mêmes[2]. Si l'on se fonde sur le travail mallarméen du vers comme creusement et que l'on analyse, hors tout pathos du mystère et de l'obscurité, les traits actifs de la grammaire, de la prosodie et de la métrique, de la sémantique et des images, on met au jour des événements du sens qui appartiennent à l'ordre de la péripétie, c'est-à-dire à une logique dans laquelle ce sens est considéré comme relevant d'un enjeu dramatique, celui de la souveraineté.

Quels sont les protagonistes de cette partie ? Le lecteur et l'auteur, dans un jeu moins anodin que Rancière ne veut bien le reconnaître, puisqu'il s'agit d'une relation à la fois nécessaire et conflictuelle dont l'objet est le rapport de sens dans le poème, celui des choses entre elles et du monde avec l'esprit, rapport de pouvoir établi entre deux humains[3]. Mais il y a aussi un rapport dramatique de l'esprit créateur avec lui-même : car, dans le vers et dans le poème de Mallarmé, la raison dramatique qui est à l'œuvre dans la péripétie langagière (à la rime, à l'hémistiche, dans tel enjambement, dans telle prolepse ou telle inversion, etc.) mime la loi de l'imprévisibilité de la pensée à elle-même. Jacques Rancière fait donc peut-être un sort trop rapide et trop sévère à la référence aristotélicienne (p. 47). En effet, il semble bien que nous ayons quand même avec la Poétique un instrument puissant pour essayer de penser tout événement dramatique comme l'acte d'une raison problématique, avec la moindre concession possible au mystère, à sa forme ancienne qui est le divin, à sa forme moderne qui est l'esprit mystifiant de la Tragédie, de l'Absurde ou du Néant. Ainsi, comme le demande justement Rancière mais d'une autre manière, le secret ne serait ni un objet plutôt quelconque déposé d'avance dans le poème par un poète juste un peu facétieux[4], ni un absolu massif et indicible échappant par principe à toute raison distinctive (la « massive nuit » du Toast funèbre) : envisagé sous la perspective aristotélicienne, le secret n'est que la loi des actes du personnage spirituel, en tant que ni lui ni son lecteur et partenaire ne peuvent la constituer a priori, en tant qu'elle se forme dans le développement d'une action de sens, en tant qu'elle n'existe que par et dans le processus de ces actes.

Crise de vers

Jacques Rancière accorde une importance décisive à l'expérience et à la pensée mallarméennes de la crise. En effet, les grandes proses finales, et notamment celles de Conflit et de Confrontation, celle de L'Action restreinte, comme aussi la conférence de La Musique et les Lettres et la prose de Crise de vers ne peuvent laisser aucun doute sur la dimension politique de l'attention que Mallarmé porte à la crise sociale du moment et de l'interprétation qu'il en fait.

Mais loin que « la crise du vénérable alexandrin [soit] anecdotique » (p. 30), on devrait la tenir ici pour essentielle. Il y a là un « interrègne », comme l'écrit Mallarmé. Que se passe-t-il donc, concernant le vers national, dans cette « absence de présent »[5] qu'est le moment critique ? À la mort de Hugo (mais non à cause de cette mort), le vers se défait, le sens lui manque, l'autorité se perd, la liberté triomphe.

Il s'agit bien d'une crise de et dans la souveraineté, qui affecte et que signifie exactement le travail mallarméen du vers : le vers libre est une contradiction dans les termes; c'est la disjonction de la langue, maintenant que le vers ne la tient plus; c'est aussi le triomphe de la Musique. Or, non seulement Mallarmé ne renonce pas au vers, au sien, mais il traite désormais la prose comme le vers. Multipliant les sauts, les blancs et les alinéas, se confiant plus que jamais à la rigueur et aux surdéterminations de la syntaxe, il généralise à tout ce qui s'écrit le creusement et l'ambition de souveraineté : dans un moment essentiellement dramatique de l'histoire, dans ce qui n'est pas un présent mais le moment indéchiffrable d'une péripétie au sein de laquelle le héros ne peut prévoir ce qu'il va advenir, il maintient. « Aussi garde-toi et sois là. […] Publie[6] ».

Dès lors, pour le moment et de son point de vue, son travail n'a pas plus de sens historique que celui des terrassiers de Valvins, et il ne peut pas en avoir. À mon avis, les textes de ces rencontres ne disent donc pas la séparation du poète à l'égard des ouvriers mais, d'une manière respectueuse et en quelque sorte étonnée, ceci : dans un moment où ni la souveraineté nouvelle et illusoire des urnes et de l'or[7], ni non plus le mot d'ordre de la grève générale ou l'éclat faussement poétique des bombes à clous des anarchistes ne sauraient fonder ni préfigurer la future communauté humaine, le poète partage avec les terrassiers la condition de celui qui subsiste tout juste en continuant de creuser la langue et de brouetter d'ici ailleurs la matière ainsi excavée, et qui s'enivre parfois, fût-ce de paroles ou de vains exercices au lieu de petits verres.

Je partage donc l'esprit des analyses à caractère historique et politique de Jacques Rancière : la poésie de Mallarmé habite pleinement le moment du problème social, économique et financier, politique. Mais je tendrais à privilégier et à radicaliser l'une de ses interprétations : « Le poème doit être aristocratique, pas seulement « bien que » son auteur soit un bon démocrate, mais parce qu'il travaille pour les fêtes à venir d'une foule que l'arrangement social présent retient loin de sa gloire, entre la fosse du travail et l'urne électorale » (p. 107).

La critique et la revendication du poète, et pas seulement du poème, furent d'emblée et demeureront de caractère aristocratique : telle serait plutôt la signification d'une sorte de candidature posée à travers l'austère et presque suicidaire « Je maintiendrai », d'une candidature personnelle du poète à l'exercice de la souveraineté à venir. C'est en ce sens qu'il faut s'élever, comme le fait Rancière en un sens un peu différent, contre « la fade rengaine du poète maudit » (p. 107). Mallarmé ne réprouve pas la liberté, que Verlaine expérimenta « en dessous et d'avance » et que « les jeunes » tentent de faire prévaloir dans le vers : plutôt il ne sait pas si cette liberté tient et tiendra à l'esprit démocratique ou à l'ancienne tradition des libertés naturelles de la nation franque. Mais ses préférences me semblent claires.

« N'est que ce qui est. »

À l'un des moments les plus forts et les plus suggestifs de son livre, Jacques Rancière pose ce qui est peut-être, en effet, la question centrale quand il s'agit de Mallarmé :

Qu'est-ce exactement que la nature ? Derrière son « acception courante de feuillage », qui rend tangible son idée, la nature peut se résumer en la « forme absolue » selon laquelle « n'est que ce qui est ». Qu'est-ce donc qui « a lieu » au-delà de la nécessité d'être ce qui est ? Logiquement, l'être de ce qui peut ne pas être. Celui-ci, simplement a deux figures : il peut être l'illusion ou le malheur de ce qui n'a pas de raison d'être; il peut être, à l'inverse, la gloire de ce qui retourne cette contingence en puissance inouïe d'affirmation (p. 29)[8].

En effet, la dialectique mallarméenne de l'univers, née de la dénonciation et de la mort de Dieu, articule deux termes antagonistes, dont le commentaire habituel du Néant ne retient que le deuxième : l'affirmation de ce qui est comme cela seul qui est et, en même temps, la négation de cela qui est, mais en tant que cela est et au profit seulement de ce qui sera, ou de ce qui doit être. D'un côté, Mallarmé adhère à ce réel qui n'a plus pour lui désormais que la seule mais l'indiscutable puissance et prégnance de sa réalité : d'où cette attention tendre et heureuse à la qualité érotique des femmes et à la qualité concrète et immédiate des choses de ce monde, à leur absence de tragique. De l'autre, il maintient fermement l'enseignement du « leurre » ancien, certes à réinterpréter, suivant lequel ce qui est en appelle nécessairement, pour être, à ce qui n'est pas. Autrement dit : le battement comme mouvement et motif principal du poème, que Rancière reprend à propos de l'image de l'éventail, signifie en effet non seulement le mouvement de l'apparition et de la disparition du sens mais aussi, concernant les choses elles-mêmes « la magnificence du pur mouvement de l'apparaître et du disparaître, l'écume d'or du vers qui recule toute ligne d'horizon pour y instituer le jeu glorieux de l'infini et de rien » (p. 49). Cela si l'on entend, comme lui et suivant l'étymologie, le mot de rien comme la chose même, telle chose qui est, dans le jeu qu'elle entretient avec l'infini, qu'elle n'est pas, elle et non pas toute autre chose indifféremment. Il y a donc bien un contresens à considérer « l'absente de tous bouquets » comme un modèle idéal, assignable et reconnaissable :

C'est cela  « l'absente de tous bouquets » : non pas la fleur idéale ou l'idée de fleur, mais le tracé de cet entrechat qui flotte entre la femme et la fleur pour dessiner la forme, aussitôt dissipée, d'un calice : schème ou matrice de toute fleur, mais aussi de toute union entre l'ouverture d'une fleur et le geste d'une main qui lève la coupe d'une amitié et d'une fête (p. 32).

Cependant, le poème de Mallarmé se borne-t-il à réitérer ce mouvement binaire et à varier la seule figure de l'arabesque ? J'aimerais supposer que l'appel à l'infini est justement d'ordre à la fois éthique et historique, qu'il implique dans l'idée et le sens de la crise une protestation et simultanément une fascination à l'égard de ce qui est (socialement, poétiquement, politiquement) en faveur de ce qui sera, mais seulement comme cet au-delà seul postulable : un infini historicisé. Il est conforme à la nature de ce qui est, en tant que cela est, de suggérer ce qui peut et donc ce qui doit être, et il est dans la nature du poème de mimer de diverses manières, c'est-à-dire suivant les exigences particulières de l'objet et de la circonstance (un éventail, Bruges, la mort de Gautier et l'enterrement de Verlaine, le sourire de Méry…), cette capacité immanente au réel, qui est de déterminer cela qui ne peut pourtant se préjuger de lui. Cette fonction d'expression et de mimèsis des choses, des êtres et des événements est donc nécessairement dramatique, en ce sens qu'elle doit développer la propriété active de chaque objet, qui consiste dans la protestation qu'il suscite particulièrement en nous, en faveur de ce qu'il n'est pas, et en faveur de notre plaisir :

À quoi sert cela —

À un jeu.

En vue qu'une attirance supérieure comme d'un vide, nous avons droit, le tirant de nous par de l'ennui à l'égard des choses si elles s'établissaient solides et prépondérantes — éperdument les détache jusqu'à s'en remplir et aussi les douer de resplendissement, à travers l'espace vacant, en des fêtes à volonté et solitaires[9].

La maîtrise de la durée dans le vers : la prosodie

Dès le début de son essai, Rancière réalise la liaison des trois crises mallarméennes entre elles (« crise de vers », « crise idéale », « crise sociale ») par le thème de la durée poétique :

[Mallarmé] n'a pas écrit distraitement que « le rapport social et sa mesure momentanée qu'on la serre ou qu'on l'allonge, en vue de gouverner », était « une fiction, laquelle relève des belles lettres ». S'il condense une proposition en un mot ou, à l'inverse, multiplie les incises qui accrochent à une idée ses connexions et à une image ses analogies diverses, c'est parce que le poème, lui aussi, doit se resserrer ou s'allonger pour jouer dans cette complexité du temps le rôle qui lui revient. A partir de là, il est possible de comprendre les déplacements, les abréviations ou les détours que Mallarmé a cru nécessaires de mettre dans l'usage commun de la langue, d'aborder, en somme, la simple difficulté de son œuvre (p. 13).

Et, plus loin, il développera cette idée par sa notion de l'incorporation : sur le modèle des Écritures, « en abandonnant les codes et les hiérarchies de la représentation, la littérature retrouve le cercle de l'incarnation qui avère le texte et du texte qui avère l'incarnation » (p. 104).

Je voudrais proposer ici trois observations. La première a trait à un mode essentiel du traitement de la durée dans le vers et dans la prose de Mallarmé, que Rancière passe sous silence, et qui est la prosodie. Jouant sur les disjonctions des unités syntaxiques, sur la distribution paradoxale des accents, sur la surdétermination de segments d'énonciation syntaxiques et métriques, sur les liaisons mêmes, l'écrivain impose un débit verbal qui va contre le débit institué de la langue, c'est-à-dire une diction, certes toute mentale, qui précipite ou ralentisse l'énoncé, qui travaille à reformuler les durées de la syntaxe, qui constitue des artefacts purement métriques. Ainsi, dans le seul poème Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos, les trois disjonctions, par l'accent de césure,

                Une ruine, par// mille écumes bénie               (v. 3)

                Coure le froid avec// ses silences de faux       (v. 5)

                Je n'y hululerai// pas de vide nénie                (v. 6).

Ces disjonctions vont contre la langue sur des points aussi décisifs que la disposition des prépositions et des négations dans le débit de l'énonciation et créent deux groupes nominaux inédits (Ò*une ruine parÓ et Ò*le froid avecÓ), par le jeu des accents finaux de groupe, de la prononciation obligée d'un [e] normalement muet ou d'une liaison obligatoire et audacieuse. Ainsi se trouvent déterminées des péripéties, c'est-à-dire des événements qui ont bien une loi de sens mais qui surviennent contre l'attente de tout mouvement de diction qui se réglerait sur les durées instituées et prétendument naturelles de la langue[10].

La deuxième observation regarde encore la parole et toute l'interprétation du dramatisme mallarméen. Gouverner la production des énoncés signifie bien, en effet, une incorporation du sens, par le biais de la réalisation effective de séquences parlées, suivant une voix imaginée qui représente mentalement toutes les valeurs physiques de la voix réelle. Mais la souveraineté consiste encore ici dans la création d'une nouvelle relation de sens, ce qui signifie que, loin de reproduire seulement des énoncés anciens, la verve mallarméenne produit des énoncés nouveaux. La vérification de ces énoncés, alors, consisterait bien dans « le cercle de l'incarnation qui avère le texte et du texte qui avère l'incarnation », mais par la preuve physique que reçoit l'énoncé au sein de l'énonciation. En somme, on assisterait à un effet de validation historique et politique qui ne serait pas si loin de celui du vers de Hugo : « Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là! ». Car cet alexandrin-là, en tant que tel et comme clausule d'un long poème, affirme contre la parodie impériale du suffrage universel la prépondérance politique du refus d'un seul, refus garanti par la seule autorité poétique de ce vers et du poème tout entier, refus qui affirme souverainement un avenir historique sur la seule autorité tirée du maniement du temps poétique.

La troisième observation nous fait revenir à la considération du lecteur de Mallarmé. En visant les opérations de tout lecteur possible, Mallarmé en appelle du sein de la crise à des valeurs qui n'existent pas encore et à un avenir indéterminable par principe. Cela ne va pas sans au moins une contradiction, celle qui frappe toute action qui, faute de gouverner le présent, se veut souveraine pour l'avenir : comment d'ici et dès maintenant ménager le temps, la langue, la pensée des humains qui vivront dans le futur ? Ce sont des rêves et des projets pour les esprits avides de souveraineté qui vivent dans le moment d'une crise. Au moins s'efforcent-ils de suggérer à leurs contemporains, et peut-être de se persuader eux-mêmes, qu'un avenir est possible puisque la littérature, dès à présent, manifeste l'existence objective des possibles dans et par les inventions de l'écriture. La souveraineté de la prosodie, entendue au sens large, consiste donc encore, dans le même poème de Mes bouquins…, à préméditer des actes de sens. Par exemple l'acte de faire reconnaître a posteriori qu'il fallait donc prononcer la voyelle du « nom de Paphos » (v. 1) comme celle du mot « triomphaux » (v. 4), puis la reconnaissance que, si l'on ÒcreuseÓ ce nom de « Paphos » entre ses deux syllabes, si par là on le rend prégnant et que l'on fasse ainsi apparaître sa plaisanterie, on obtient l'hémistiche et l'expression « du paysage faux » (v. 8) et on développe ainsi la nature fictive de ce lieu, au sein du mouvement fictionnel qu'est le développement prosodique. Le travail de la prosodie, consiste encore, par exemple, à poser concrètement le problème de la diction qui consisterait à articuler ensemble, dans un avenir encore utopique, deux réalisations prosodiques de tel ou tel vers à la fois binaire et ternaire, de tel vers parfaitement et deux fois régulier, mais pour le moment irréalisable comme tel :

                Sur les créden//ces, au salon// vide : nul ptyx

                Sur les crédences, au// salon vide : nul ptyx

 

                Tison de gloi//re, sang par é//cume, or, tempête

                Tison de gloire, sang// par écume, or, tempête

 

                Que se dévêt// pli selon pli// la pierre veuve

                Que se dévêt pli se//lon pli la pierre veuve[11].

Que demandent donc ces alexandrins en tout point conformes au génie du vers national et qui le poussent en somme à ses inventions extrêmes, sinon des corps nouveaux pour les effectuer ?

En quel sens la poésie de Mallarmé est-elle philosophique ?

À plusieurs reprises, Jacques Rancière se pose explicitement cette question qui, en fait, inspire tout son essai.

Dans son livre, je lirais bien la réponse comme ceci. D'abord, il y a philosophie en ce sens que la poésie de Mallarmé se donne pour objets l'univers, l'homme, les relations que l'homme entretient avec les autres hommes, avec l'univers, et avec ce qui dépasse humainement toutes ces réalités, c'est-à-dire l'Histoire.

Cette poésie pose et examine ces objets dans l'esprit de la raison critique, autrement dit comme des problèmes qui relèvent de l'homme et qu'il ne peut traiter que suivant les seuls moyens de la poétique, « les vingt-quatre lettres ». Cela signifie que la poésie se donne des moyens élaborés et contrôlables. Ces moyens et ces procédures sont ceux de la raison poétique et ils sont traités chez Mallarmé avec la rigueur que les philosophes apportent à la création de leurs notions et à l'enchaînement de leur discours : ce sont les définitions, les équivalences, les raisonnements, les récurrences, la réflexion métapoétique, tous faits de pensée que l'on voit fonctionner dans son vers et dans son poème dès qu'on examine les rimes, les substitutions de termes et d'expressions, les distributions d'accents, etc…

Mais surtout la pensée poétique de Mallarmé n'est pas obscure : elle est simplement difficile, comme une pensée philosophique peut l'être, c'est-à-dire de manière problématique et aporétique. Car le caractère philosophique d'une pensée réside dans la nature de la difficulté à laquelle elle se mesure et des impossibilités qu'elle se donne.

 

PierreCampion


NOTES

[1] « Malheureusement, en creusant le vers à ce point, j'ai rencontré deux abîmes, qui me désespèrent. L'un est le Néant, auquel je suis arrivé sans connaître le Bouddhisme […]. L'autre vide que j'ai trouvé, est celui de ma poitrine. Je ne vais vraiment pas bien, et ne puis respirer longuement ni avec la volupté du bien-être. […] » Lettre à Cazalis, 26 avril 1866, Correspondance, éd. de B. Marchal, Folio, 1995, p. 297 et 298.

[2] J'ai développé ces vues dans un petit Mallarmé. Poésie et philosophie (PUF, coll. Philosophies, 1994).

[3] Rancière touche très juste quand il évoque comment le lecteur conclut à tort à l'obscurité de Mallarmé : « Ses poèmes et ses proses même opposent le réseau serré de leurs mailles à l'œil habitué à lire d'avance sur les mots d'une ligne le sens de la suivante » (p. 7). Le mode spécifique du sens chez Mallarmé, c'est qu'il ne se préjuge ni ne se déduit : il se produit, puis il se fait reconnaître, a posteriori.

[4] Mallarmé aime la facétie et même la plaisanterie, éventuellement scabreuse, mais là non plus nul mystère, nulle obscurité. Dans la plaisanterie sexuelle, par exemple, l'allusion est immédiatement lisible pour qui veut bien la reconnaître, c'est-à-dire reconnaître que Mallarmé en est capable.

[5] J. Rancière, p. 65, par allusion à un passage de L'Action restreinte. La crise est l'absence de présent en ce sens que son moment ne laisse voir à ceux qui la vivent ni cause lisible dans le passé ni développement envisageable pour le futur. La raison manque dans toute crise. Mais comme elle manque dans le moment de la péripétie dramatique : pour être reconnue par la suite. La crise mallarméenne n'est pas une apocalypse tragique, c'est un moment historique.

[6] L'Action restreinte, dans Igitur, Divagations, Un coup de dés, éd. d'Y. Bonnefoy, Poésie/Gallimard, p. 257. C'est la réponse du poète au « Camarade » venu le consulter.

[7] J. Rancière : « Le régime représentatif ment aux promesses de l'émancipation citoyenne comme le règne de l'or ment  aux promesses de l'émancipation des puissances industrielles de l'homme » (pp. 54-55).

[8] Rancière renvoie ici à ce passage de La Musique et les Lettres : « Nous savons, captifs d'une formule absolue, que, certes, n'est que ce qui est. Incontinent écarter cependant, sous un prétexte, le leurre, accuserait notre inconséquence, niant le plaisir que nous voulons prendre : car cet au-delà en est l'agent, et le moteur dirais-je si je ne répugnais à opérer, en public, le démontage impie de la fiction et conséquemment du mythe littéraire, pour étaler la pièce principale ou rien » (éd. cit., p. 356).

[9] La Musique et les Lettres, Poésie/Gallimard, éd. cit., p. 356.

[10] Dans les proses, ces effets sont déterminés par la répartition des blancs, la disposition de tirets, les inversions et les sauts en général d'une syntaxe libre et toujours rigoureusement réglée. Chacune des grandes proses est une sorte de défi à la diction ÒnaturelleÓ des phrases, les péripéties se succèdent et se rectifient à mesure : la langue est frappée au point où se produit le sens, c'est-à-dire dans le sentiment et dans la pratique institués de la ponctuation et de la durée, que chacun connaît d'avance, de telle phrase et des grands modèles de phrases.

[11] Dans Ses purs ongles très haut… (Sonnet en -yx), Poésie/Gallimard, éd. des Poésies de B. Marchal, p. 59, Victorieusement fui…, p. 58, « Remémoration d'amis belges », p. 50. Dans deux de ces vers, les effets novateurs de la prosodie reposent principalement sur la loi ancienne qui oblige à prononcer l'[e] muet devant une consonne.


RETOUR : Articles