Pierre Campion « L'anthropologue comme écrivain », compte rendu de livres d'anthropologues, dans Archives de philosophie, n° 62, 1999. © : Pierre Campion. Mis en ligne : 2 novembre 2000. Complément apporté le 20 juin 2005 :
Lanthropologue comme écrivainRevue Communications, « Lécriture des sciences de lhomme », n° 58, Éditions du Seuil, Paris, 1994, dirigé par Martyne Perrot et Martin de la Soudière. Marc AUGÉ, La Guerre des rêves. Exercices dethno-fiction, Éditions du Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », Paris, 1997, 192 p. Marc AUGÉ, LImpossible Voyage. Le tourisme et ses images, Rivages poche, coll. « Petite Bibliothèque », Paris, 1997, 189 p. Clifford GEERTZ, Ici et Là-bas. Lanthropologue comme auteur, trad. fr. Daniel Lemoine, Éditions Métailié, coll. « Leçons de choses », Paris, 1996, 160 p. (titre original : Works and Lives: The Anthropologist as Author, Stanford University Press, Stanford, 1988). Georges BALANDIER, Conjugaisons, Fayard, Paris, 1997, 498 p.
Naguère un beau numéro de la revue Communications attestait le retour en force de la question de lécriture dans lanthropologie. Ce nest pas, bien sûr, que les anthropologues aient jamais cessé décrire, mais souvent eux-mêmes, et leurs lecteurs, considèrent encore avec suspicion ou même perdent de vue ce fait que Lévi-Strauss par exemple ou Duby avaient rappelé avec éclat, chacun à sa manière, par ses textes et dans son ordre : les sciences de lhomme ont quelque chose, peut-être dessentiel, à voir avec la littérature. Après avoir défini les enjeux de ce numéro et fait le point dans une importante bibliographie par disciplines et par problématiques, Martyne Perrot et Martin de la Soudière donnent la parole à des témoignages, à des analyses et à des mises au point, qui mêlent les expériences décriture et les personnalités, les disciplines et les points de vue. En somme, et dabord, lanthropologue écrit. Constatation banale, mais dont il faut tirer toutes les conséquences : rédigeant des articles et des livres, il sadresse à un certain public selon certaines contraintes (D. Percheron, qui note aussi les impressions de léditeur de revue), il rencontre des problèmes de publication et dédition (M. Chaudron), il prend place dans une profession, dans et à légard de diverses institutions (R. Lourau) ; dès le journal de terrain, il engage lécriture dans ses travaux et la retrouve jusquà la publication (M. Kilani) ; il rencontre donc nécessairement, dans lélaboration de sa réflexion et jusque dans ses conclusions ce que G. Balandier appelle dentrée, dans sa propre contribution, « leffet décriture » (p. 23) et que Francis Affergan décrit dans les termes de la rhétorique, classique et moderne (« Textualisation et métaphorisation du discours anthropologique »). Car, dans les sciences de lhomme, lécriture est un fait inévitable et originel, qui produit des effets de sens, du sens comme un ensemble deffets, voulus ou non : un fait à considérer mais non à part, un trait constituant de la recherche elle-même. Dautre part, comme Balandier le fait remarquer et comme plusieurs de ces textes le confirment, les perspectives de lanthropologie ont changé, qui donnent toutes à leffet décriture une importance et une signification nouvelles. En particulier, en histoire, en sociologie et en ethnologie, de nouvelles métaphores de la culture, du social et du devenir humain se sont substituées aux images anciennement régnantes de lorganisme et de la machine : celles du jeu, du drame ou du texte[1]. Lanthropologie devient interprétation de fictions, elle-même fictionnelle, en ce sens quelle produit des constructions secondes et en quelque sorte poétiques dune réalité qui non seulement sy prête mais qui les appelle justement pour être révélée et comprise telle quelle est, en tant que fiction elle-même et première. Cest ce que suppose Marc Augé dans son petit livre de LImpossible voyage. Sagissant du Center Parcs de Normandie et de lusine de LOréal dAulnay-sous-Bois, non seulement il existe des descriptifs commerciaux et des textes darchitectes à analyser, mais, surtout, il y a des significations immanentes que ces écrits premiers ne peuvent pas dire et que lanalyse doit construire, à travers la fiction légère et ironique de lethnologue en touriste : le réseau des métaphores et des métonymies qui structure ces espaces et celui des symboles qui assure la fonction sociale de ces objets. Cest aussi ce que Pierre Sansot entendait faire il y a près de trente ans à propos de la ville, dans le livre que Mikel Dufrenne accueillait en ces termes dans sa collection desthétique[2] : Un livre où cest la ville qui parle, librement, à voix claire ! Certes elle ne dispose pas dune langue, dune batterie de signifiants linguistiques ; mais elle est elle-même ce signifiant, et qui porte en lui son signifié : elle sexprime ; et quelquun qui a appris à parler et à écrire exprime à son tour cette expressivité. [ ] Puissance proprement naturante de la ville ; cet océan de pierres est tout autant Nature que la nature, la montagne ou la mer, et lhomme qui y naît, qui en naît et qui en est pour le porter à la clarté de lapparaître et y jouer son destin, est bien le paysan de Paris. Ainsi la poétique de la ville est-elle un chapitre dune Poétique fondamentale où la poétique des poésies trouve son inspiration. À travers ce livre lEsthétique remonte vers ce qui fonde la pratique des arts. Mais il faut être un peu poète déjà pour dire cette poétique pré-humaine, et la poésie brute du langage de lhomme urbain. Pierre Sansot est ce poète de la Poétique (pp. 3 et 5). Il y a donc une relation, où se nouent : des conduites humaines inventives qui développent une nature naturante mais inconsciente delle-même, des sciences qui ont à constituer de manière intelligible et à interpréter les dispositifs créatifs de ces objets spéciaux, une philosophie de lesthétique qui pense cette « poétique du savoir »[3] et, pourquoi pas, une critique de ces uvres littéraires dun nouveau genre. Mais, aux trois niveaux de linterprétation de la réalité humaine, le niveau premier (les sciences de lhomme considéré comme « animal littéraire », selon lexpression de Rancière), le second (lépistémologie de ces sciences) et le troisième (létude du style des anthropologues et des épistémologues), lécriture est requise comme étant, à chaque fois, le travail délaboration poétique adéquat des textes qui parlent du poème des choses humaines, à quelque degré que ce soit. II Or voici des livres dethnologues, venus pourtant dhorizons différents, qui semblent illustrer cette revendication par lanthropologie de son lien avec la littérature et remplir, plus ou moins et à leur manière, le programme que lon vient dévoquer. Les « exercices dethno-fiction » de Marc Augé et le livre de Clifford Geertz, publié dabord aux États-Unis en 1988, révèlent un ton bien personnel[4]. Le livre dAugé est empreint de gravité et même de solennité : il alerte le public ; il annonce quune guerre insidieuse est déjà déclarée, au sein dune société devenue coextensive au monde entier, la guerre qui mine le système de notre imaginaire ; il proclame un état durgence. En effet, ses deux images, prégnantes et abondamment manifestées, sont celles de la guerre (civile) et de la maladie (auto-immune) : son livre va du chapitre « Alerte ! » à un « Ordre du jour » par ceux dun « point de la situation », des « enjeux », des « antécédents » et enfin par la description du « théâtre des opérations ». Le ton de Geertz est, presque à lexact opposé, celui de la verve et de lironie. Sans cesse surgissent des images inattendues et même incongrues, drôles : « les tours éblouissantes élevées par Lévi-Strauss, Evans-Pritchard, Malinowski et Benedict » (p. 140), Malinowski en « faussaire sincère tentant désespérément dimiter sa propre signature » (p. 85), Tristes Tropiques comme une uvre composée de « ces petits livres qui font de grands signes pour faire comprendre quils voudraient sortir du gros » (p. 41), le récit des exploits dEvans-Pritchard sur lAkobo « trop souvent relaté dans les pubs pour être le compte-rendu spontané quil prétend si industrieusement être » (p. 63). On le voit, les quatre héros de Geertz font abondamment les frais de son inventivité ironique, mais aussi quelques autres, dont Michel Foucault « avec qui [il est] daccord, en fait, à lexception des prémisses, des conclusions et de lesprit » (p. 14). Que signifie cette ironie ? Ceci, peut-être : que la verve ironique marque le mode spécial dadhésion de lécrivain (de « lauteur ») à ses « auteurs » et les seuls respect et admiration quil leur doive, de distinguer son propre style pour mieux manifester le leur. Car ici lironie est un hommage distancié, le seul qui assure la liberté inventive du commentateur à légard de ses héros comme « fondateurs de discursivité » et, dans son propre texte, la distance intime à marquer entre lanthropologue et le critique littéraire. La signification du ton dAugé me paraît différente, mais non opposée : sil affirme lui aussi les traits dun style et même dune poétique, cest justement pour maintenir lexistence et la notion de « lauteur », dans son propre livre, envers et contre tous les signes qui annoncent sa disparition. En effet, Marc Augé comme Clifford Geertz travaillent lun et lautre autour de la notion dauteur, quils considèrent comme problématique. Augé construit un appareil cohérent de distinctions. Il part de ses propres observations dethnologue quil a faites sur le terrain et, dautre part, de travaux dhistoriens portant sur les luttes de lÉglise contre limaginaire païen dans le Moyen Age et sur les efforts quelle a produits au cours de la colonisation de lAmérique latine pour traiter les cultures indigènes. Cela lui permet dabord de distinguer entre les trois pôles et régimes de limaginaire individuel (où règne le récit du rêve), de limaginaire collectif (domaine des récits collectifs, des mythes), de luvre de fiction (le récit dun poète) ; entre les deux termes du réel et de limaginaire (cest justement la distinction entre ces deux termes qui permet le fonctionnement des trois types de récit) ; entre les deux notions antagonistes et complémentaires de laltérité et de lidentité : car cest ce sens du soi et de lautre qui est en jeu dans les trois types de récit et dans la distinction entre le réel et limaginaire. Dautre part, pour faire fonctionner ces récits, aux trois niveaux où ils se forment, Augé discerne une instance active et organisatrice, identifiable à légard des trois pôles de limaginaire, dans la psyché du rêveur, dans la conduite du chaman et, évidemment, dans lorganisation du récit de fiction : linstance de « lauteur », c'est-à-dire la figure qui, sadressant à des tiers, ménage les événements de lhistoire racontée et atteste, par là, la vérité de ces événements, choses ou personnages que le rêveur ou le chaman ont vécus et rencontrés à loccasion de leur voyage dans lailleurs. Enfin il pose une relation historique entre ces trois types de récit, qui les conditionne mutuellement : à un moment donné, quand lÉglise a eu besoin de récupérer et de réhabiliter les rêves et les visions au profit de lévangélisation, elle a dû reconnaître la valeur de ces conduites imaginaires qui relient le monde des vivants à celui des morts et, par là, fonder la littérature autobiographique, celle dont les uvres relatent la relation personnelle que le rêveur et le visionnaire entretiennent avec cet autre monde : Lécriture, le rêve personnel et le travail du deuil sont donc étroitement associés dans une entreprise dautant plus originale [ ] quelle succède à une époque (le premier millénaire) au cours de laquelle une même défiance pesait sur lego autonome et sur le rêve [ ]. Lidée dun moi autonome ne suit pas lapparition du christianisme comme son ombre portée. Lidée de communauté ou de communion lui est tout aussi essentielle. Il faut donc une conjonction déléments, une conjoncture, pour que laccent soit mis sur sa dimension singularisante et individualisante. Dun autre côté, le rêve ne peut pas constituer à lui seul lexpérience fondamentale de lindividuation. [ ] Pour que le récit du rêve (ou de la vision) sapparente à une manifestation évidente de la conscience de soi, il faut autre chose : un jeu de relations par lequel se définit en creux la place dun sujet que la narration a précisément pour vocation de remplir (pp. 95-96). En effet, en même temps que lindividu affirmait son identité en tant que « lauteur » de sa propre histoire constituée en référence au monde des morts, il se formait une sorte de public, celui « des individus particuliers ou [de] linstitution religieuse comme telle, qui mettent en forme une demande de narration et aident à la constitution dun genre littéraire » (p. 97). Le drame de notre moment peut alors se décrire comme leffacement ou plutôt la décomposition de ces distinctions et, conjointement, de la notion de lauteur qui les garantissait toutes. Certes la mondialisation met fin à la guerre ancienne entre les cultures mais cest en égalisant les différences entre ces cultures et surtout en brouillant les images individuelles, les mythes collectifs et les uvres au sein de ce quAugé appelle « le tout fictionnel » et dont la télévision est le vecteur et le support emblématiques : « Le statut de la fiction et la place de lauteur [ ] sont en effet bouleversés : la fiction envahit tout et lauteur disparaît. Le monde est pénétré par une fiction sans auteur » (p. 155). Certes, lautre livre dAugé est plus impressionniste et plus ironique, plus littéraire, plus ambigu aussi. Le personnage de lanthropologue et la fonction de lauteur ainsi que la nécessité et la question du style y sont plus explicitement évoqués et assumés, mais cest la même idée. Quil sagisse de Disneyland ou de Center Parcs, du Mont-Saint-Michel ou de lusine de LOréal, chaque touriste est pris dans un jeu dimages mondialisées où sa propre personne est comprise et théâtralisée, avec son consentement actif : « Cette mise en spectacle, ce passage au tout fictionnel, qui fait sauter la distinction réel/fiction, sétend dans le monde entier. » La notion de lauteur de Geertz et ses craintes ne sont pas du même ordre, mais elles se rencontrent avec celles dAugé sur plusieurs points. Pour Geertz aussi il y a un voyage dans lailleurs, dont le voyageur rapporte des informations et quil doit attester, comme auteur, dans lici où il est revenu. Mais lauteur, cette fois, cest lethnographe lui-même, et cest le sujet du livre. Non pas certes tout ethnographe, car, à travers les quatre noms déjà cités, Geertz distingue quatre écritures emblématiques dans lesquelles se réaliseraient pleinement les deux fonctions de lanthropologue en tant quauteur : assurer la crédibilité de son propos et instaurer un certain genre du discours anthropologique. Car, dune part, « les ethnographes doivent nous convaincre [ ] non seulement queux-mêmes ont vraiment été là-bas mais aussi [ ] quà leur place, nous aurions vu ce quils voyaient, éprouvé ce quils éprouvaient, conclu ce quils concluaient » (p. 23) ; dautre part, « ils fixent les termes dun discours dans lequel les auteurs postérieurs sinscrivent du moins pour quelque temps et à leur façon » (p. 26). Si Geertz retient ces quatre noms, cest quils remplissent exactement à ses yeux cette double définition, chacun suivant une figure privilégiée : Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques, en posant de manière éclatante et subversive la question même de louvrage anthropologique comme texte (« rares sont ceux qui en terminent la lecture sans être un peu déconstruits », p. 28) ; Evans-Pritchard en inventant un style et même toute une poétique narrative qui rendent absolument évident ce qui est, de fait, rien moins quévident ; Malinowski en fondant de manière convaincante le point de vue narratif du « non seulement jétais présent, mais jétais lun dentre eux, je parle avec leur voix » (p. 29). Quant à Ruth Benedict, dont il accroche le portrait entre Swift (et Montesquieu), Margaret Mead (son amie quelque peu abusive) et la riche descendance quelle a engendrée dans lethnologie contemporaine, elle proposerait une critique ironique de « Nous » (us et US) à travers les « Non-Nous » (Non Américains). Bref, en quatre études brillantes de personnalités (Works and Lives), Clifford Geertz développe les quatre éléments dune épistémologie : que lautorité de lethnographe tient à des traits spécifiques et cohérents de son écriture ; que ces traits définissent un style, c'est-à-dire une signature, à travers une « parole » déterminée, à prendre ou à laisser ; que cette signature atteste une expérience, celle dun passage « là-bas » tel quil a marqué la personne jusque dans cette parole ; que ce « là-bas », en tant quil constitue un objet de science absolument particulier, relève moins dune méthode et dune théorie réglées par des protocoles stricts ou même dune description objective et scrupuleuse que dun style qui note et qui rapporte « ici » le fait même et les marques de son extériorité. En somme, le caractère daltérité des objets de la science anthropologique prend le pas sur tout autre trait : cest cette altérité, à chaque fois identifiable différemment, quil faut connaître sans la perdre, dont il faut témoigner et rendre compte. Laltérité ne se décrit pas, ne sanalyse pas ; elle ne se laisse ni déduire, ni construire ; elle se représente. Ce nest pas un objet théorique, cest un objet poétique. Elle investit le scientifique comme son initié et celui-ci sy investit comme son poète : cest cela qui autorise lanthropologue. Bien entendu, ces positions dans lesquelles des anthropologues se plaisent à reconnaître « une certaine anthropologie "hypertextualiste" post-moderne, dinspiration essentiellement nord-américaine » (M. Kilani, texte cit., p. 58), soulèvent de graves problèmes dordre épistémologique. Comme le dit Mondher Kilani, dune manière générale mais qui vise Geertz, entre autres : Une telle anthropologie post-moderne est plus intéressée par la manière dont lauteur-anthropologue tente de convaincre discursivement son auditoire que par lanalyse des procédures par lesquelles il construit effectivement sa connaissance en rapport avec un terrain et les cadres théoriques, institutionnels et idéologiques dont il relève. Bref, et quoi quen pensent les post-modernes, sil nous faut aujourdhui porter notre attention sur les exigences de la mise en texte, de la formulation, de lécriture, de la « fiction » , cest parce que nous ne cessons de penser que quelque chose existe avant quon en parle, quelque chose de la réalité de lautre que lon peut comprendre et interpréter, et que lon doit rapporter au public dici (ibid., p. 58). Mais, dans la même revue et juste après lui, Pierre Sansot répond de manière sensiblement différente à une question il est vrai elle-même différente « Le goût de lécriture : une dérive épistémologique ? ». Revendiquant le droit au « détail qui fait vrai », à la description qui ne soit pas purement imitative, au portrait, à limage, il entend réécrire ce qui a déjà un statut de texte anonyme et énigmatique et qui « excède notre savoir » : Sa place [celle du sociologue] lui permet de ne pas vivre dans une immédiateté aveugle mais daccéder au règne de la représentation, procédure dautant plus nécessaire quelle nest plus assurée par les hommes de la tradition ou par les prophètes révolutionnaires. Cette réécriture, cependant, bénéficie et souffre en même temps dun certain arbitraire. Elle institue parfois ce qui était en germe ou qui naurait pas été sans lautorité du livre. Elle se dérobe à la vérification car à quel modèle, celui-là non écrit, pourrait-on la confronter ? À bon droit, un rationaliste nous rétorquera quune « théorie » puisquil implore ce seul langage dont on ne peut pas un jour prouver lerreur ou lincomplétude ne présente aucun intérêt (ibid., p. 67). Sil était permis à un « littéraire » de risquer un mot imprudent dans un débat qui ne le regarde que de biais, je rappellerais que, selon bien des poètes et des romanciers, même ceux que lon dit « réalistes », comme Balzac et Flaubert, lécriture comme style est le moyen de rendre compte de la réalité en vérité et, justement, de la réalité comme étant laltérité même et trop ignorée comme telle par « le public dici », qui vit près delle et même en elle sans la connaître. Ne serait-ce pas comme cela que lanthropologie pourrait appartenir à la littérature, dans le souci de sa vocation qui loblige à dire la vérité de ce qui existe « avant quon en parle », la réalité humaine finalement (presque) aussi étrangère à nous ici que là-bas ? En tout cas, on voit bien tout ce qui rapproche singulièrement Marc Augé et Clifford Geertz : leur définition de lauteur par la fonction dattestation (ici, lanthropologue lui-même ; là, le rêveur ou le chaman chez les Pumé et les Alladian, le poète de lautobiographie à la sortie du haut Moyen Age) ; leur idée de laltérité et leur insistance, plus ou moins marquée, sur le fait même de laltérité et sur la dialectique quelle entretient avec lidentité ; la nécessité de la médiation poétique, au sens des procédures nécessaires et identifiables qui assurent la présence et lintelligibilité de cette altérité à des tiers, de la part de quelquun qui en a lexpérience personnelle. On a vu que linquiétude dAugé tient à lébranlement sinon à lécroulement de tout notre système de limaginaire et que cette catastrophe déjà engagée selon lui tient à laffaiblissement de la fonction de lauteur. Quen est-il de celle de Geertz ? Ce qui est grave à ses yeux, et ici nos deux auteurs se rencontrent directement, cest que la mondialisation de la culture pourrait bien faire, tout simplement, quil ny ait plus dailleurs ni dici : Qui faut-il convaincre, à présent ? [ ] En réalité le droit décrire décrire de lethnographie semble lui-même en danger. Larrivée de peuples autrefois colonisés ou isolés (portant les masques qui leur sont propres, disant ce quils ont à dire) sur la scène de léconomie globale, de la politique internationale et de la culture mondiale ne permet plus guère à lanthropologue de se présenter comme le tribun de ce quon nentend pas, le révélateur de ce quon ne voit pas, le décrypteur de ce quon conçoit mal (pp. 132-133). Dautre part, si « on ne peut définir [le travail anthropologique] que comme la représentation dun mode de vie dans les catégories dun autre » (p. 143), alors lanthropologie est tributaire, elle aussi, de la crise actuelle de la représentation : Alors même que les fondements moraux de lethnographie ont été ébranlés par la décolonisation sur le plan de la présence là-bas, ses fondements épistémologiques ont été sapés, sur le plan de la présence ici, par labsence croissante de crédit accordé aux idées reçues concernant la représentation, ethnographique ou autre. Confrontés, au sein de luniversité à la brutale explosion des préfixes polémiques (néo-, post-, méta-, anti-) et des titres polémiques (Après la vertu, Contre la méthode, Au-delà de la croyance), les anthropologues ne se demandent plus seulement, inquiets : « Est-ce convenable ? » [ ] Ils se demandent aussi : « Est-ce possible ? » [ ], question quils sont encore moins en mesure de gérer. Comment sait-on quon sait ne compte pas au nombre des problèmes quils ont coutume de se poser, hormis en termes pratiques et empiriques [ ]. La façon dont les mots sont liés au monde, les textes à lexpérience, les uvres aux vies ne comptait pas jusquici au nombre de leurs préoccupations (pp. 134-135). Mais justement ces questions ne sont vraiment désespérantes que pour ceux qui ne se les étaient jamais posées, sous quelque forme que ce soit. Dans la fin de son essai, Clifford Geertz réaffirme donc la possibilité décrire un texte ethnographique aujourdhui et la nécessité de « considérer certains aspects importants de la vocation anthropologique comme participant dune vocation littéraire » (p. 141). Si « le fardeau de lauteur » (p. 144) est devenu plus lourd, cest que « lailleurs et lici, beaucoup moins isolés, beaucoup moins nettement définis, beaucoup moins contrastés sur le spectre (mais pas moins profondément) ont à nouveau changé de nature » (p. 146). Les « auteurs » qui vont venir, comme toujours et comme avant eux Lévi-Strauss, Evans-Pritchard, Malinowski, Benedict, ont à inventer des solutions poétiques. En somme, sil y a un avantage, décisif, à la situation actuelle de la discipline anthropologique, cest bien que « lattention à la manière dont elle produit ses effets et à leur nature, c'est-à-dire lanthropologie en tant que texte, ne constitue plus un enjeu secondaire, écrasé par les problèmes de méthode et les questions de théorie » (p. 146). Quant à Marc Augé, sil appelle les anthropologues et le public à répondre de manière militante à la guerre qui mine notre imaginaire, cest que, lui non plus, ne désespère nullement. En tout cas, lun comme lautre saffirme comme lauteur de ses livres et, par là, comme un écrivain. III Lautobiographie de Georges Balandier lie explicitement la littérature à la carrière de lanthropologue et aux disciplines de lanthropologie. À chaque moment de cette vie de savant, il y a référence à lécriture : les lectures des poètes[5], les rencontres décrivains (comme Leiris), une tentative de roman vite abandonnée à son sort, une nouvelle tentative de fiction, inachevée, et surtout la publication de trois livres qui marquent chacun « le point sur le trajet accompli en recourant à lécriture », « la certitude que la lecture du social [ ] ne peut dispenser de lexpérience directe, de lintime fréquentation et donc de limplication personnelle », et par conséquent la conviction selon laquelle, « dans luvre de tout artisan de la science sociale, [ ] la part autobiographique, toujours présente sinon toujours repérable, doit être identifiée et non pas trompeusement ignorée ou occultée » (p. 407-408). Ces livres sont Tous comptes faits (1947), Afrique ambiguë (1957), Histoire dAutres (1977), qui, à des dates marquées, paraissent précéder ces Conjugaisons (1997). Cest quil y a chez lui, anciennement, « la prégnance dune image de lécrivain qui le situe [lui, lécrivain] à part et très haut », dune image qui évoque bien lécrivain comme un auteur : « Lauteur reste un créateur de mondes faits avec des mots, de limaginaire, de la vie arrachée à la sienne propre, il reste un héros, une figure fortifiée par son propre mythe et capable daffronter lévénement en ce quil a dénigmatique, de donner la durée à linstant » (p. 140). Sans que Balandier prétende réaliser lui-même cette image révérencielle, elle paraît bien lui tracer son devoir de déchiffreur du sens par lécriture littéraire. En effet, ses préoccupations et son imaginaire révèlent une extrême sensibilité au temps, aux périodes et aux durées, à lévénement qui vient les animer et les bouleverser, à la logique déroutante et décevante qui est à luvre aussi bien dans la vie personnelle que dans la dimension historique ou dans le devenir des sociétés. Doù cette métaphore si prégnante de la scène et de ses coulisses (les théâtres de la guerre mondiale et de la décolonisation, celui du pouvoir où il sest risqué parfois), de ses figures et de ses héros (personnalités du récit familial, compagnons de maquis, prophètes et leaders africains, initiateurs comme Mokhtar Ould Hamidoun ou Gaston Berger ), de ses péripéties (mai 40, mai 58, Mai 68, la sécession de la Guinée, la révolution iranienne ). Il y a chez Balandier une vision de lhistoire générale et personnelle où dominent la force contraignante de lévénement et la nécessaire imperfection du devenir. Mais pas de pessimisme ; pas de fatalisme ; pas de système ni dillusion, ni ceux du progrès indéfini, ni ceux, plus insidieux, du tragique et du désespoir. La tristesse quil ressent lui aussi sous les tropiques nest pas celle de la mort des cultures et des remords de lOccident, ce nest pas non plus « cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie », cest celle que peut éprouver un romancier passionné par lobservation et le rendu de ce qui partout est pris nécessairement dans le « déforcement » de lhistoire, dun romancier et dun poète sensible à la dégradation des commencements et des attentes mais toujours fasciné, y compris dans la confusion actuelle, par le surgissement de linédit, par les possibilités du moment inaugural et par le travail opiniâtre du présent sur le passé pour inventer lavenir[6]. Enfin, évidemment, quand Balandier écrit son autobiographie, il entre cette fois de manière décidée et effective dans la problématique et dans lécriture dun certain genre littéraire, non certes sans tenir compte des incertitudes que connaît ce genre depuis quelque temps et avec un clin dil à certain écrivain illustre, puisque sa déclaration dintention annonce : « Ce livre allie à sa façon, qui nest pas chronologique, linéaire, les apports de lautobiographie et la forme des anti-mémoires » (p. 8). Mais il sagit de la vie dun anthropologue, dont on a vu plus haut quil fait grand cas lui-même des accointances de lethnologie et de la littérature. Ici, en somme, on inverserait bien la question qui nous occupait : quest-ce que lécriture autobiographique pourrait bien devoir à la discipline de lanthropologue ? En fait, tout se passe comme si, à ses yeux, la vie de Georges Balandier, par une sorte daccord mystérieux, sordonnait suivant le paradigme des temporalités que lethnologie explore et suivant celui des périodes du siècle : cest cette correspondance privilégiée qui informe lécriture de soi et que, inversement, cette écriture met au jour. Comment ? Il y a dabord ce titre de Conjugaisons. Selon ce quil dit lui-même, lauteur recherche la spécificité de sa vie dans le tissu des relations qui la constituent et dans celles quelle a entretenues par ailleurs, aussi bien dans lordre de lhistoire que dans celui dune profession vouée justement aux conjonctions. Il y aura donc la supposition dun réseau de solidarités, dune logique des événements, dune rationalité historique certes particulière, imparfaite et cachée mais déchiffrable. Il y a aussi cette référence à la grammaire des actions et cette composition du livre quil en tire : « Le passé indéfini », « Le passé simple », « Le passé composé », « Limparfait », « Les temps perdus ». Jai choisi, me libérant pour une part des servitudes du présent, de procéder à une mise en drame de ma mémoire. Chacun des chapitres de ce livre compose les "actes" de cette dramatisation : ils ont chacun pour titre le temps de la conjugaison qui saccorde le mieux. Ce sont autant de scènes que peuplent des personnages modestes ou célèbres, des événements aussi qui ont les uns une valeur plus individuelle, les autres une valeur collective et une portée historique (p. 8). Le principe de cette composition ne va pas sans une profonde ambiguïté. Dun côté, comme nous le verrons par la suite, lauteur souhaite mettre en évidence un mode de dramatisation qui révèle les changements de régime de la temporalité, les incertitudes de lévénement mais aussi ses secrètes connivences qui font, par exemple, que la plongée dans la campagne pour fuir le STO constitue une première et ironique « indigénisation « ; et, certes, cette intention ne saurait se satisfaire dun ordre simplement linéaire. Chacun des quatre premiers actes porte donc à bon droit le nom dun des aspects du passé. Quant au cinquième, celui du moment présent si confus et si peu lisible, il évoque à la fois la perte de lévénement dans laccélération et dans la dispersion des circonstances et la perte de la mémoire dans lexacerbation des célébrations et dans la prolifération des informations mémorielles : le présent nest plus que le temps des « temps perdus », oublieux quil est du passé et désespérant du futur. De lautre côté, cette espèce de sémiologie surprend chez un anthropologue de lévénement, qui ne manque pas par ailleurs de marquer sa différence par rapport aux déterminismes logiques quil pense rencontrer chez certains de ses confrères. Car comment ne pas reconnaître ici le principe de la fonction poétique du langage selon Jakobson, quand lordre paradigmatique du message se projette sur lordre syntagmatique ? À tout le moins cette métaphore centrale surprend, qui réfère lordre allusif et incertain de lhistoire générale et personnelle à la configuration fermée dun paradigme grammatical. Il est vrai que le système des temps verbaux évoque aussi lhistoire dun sujet telle que celui-ci la parle et comme dispositif synchronique de conjugaison, tout entier et à tout instant à la disposition de sa mémoire. Par delà les impuissances du présent où il vit et où il écrit, le Je de Balandier revêt donc une sorte de souveraineté. Moins souverain que celui de Proust, il nest pas non plus solitaire : il est relié aux autres sujets parlants puisquil partage avec eux la géographie mentale non pas de Méséglise et de Guermantes mais de la langue. Cette langue linscrit dans une certaine culture, mais sans lopposer aux autres cultures, sinon suivant la dialectique positive de lautre et du même, sans laquelle justement ni lethnologie ni lautobiographie ne sauraient fonctionner. Mais il faut commencer. Balandier sy prend à deux fois. Dabord il y a une brève déclaration dintention sur son livre et sur sa vie, sur leur caractère composé et lié, écrit. À peine deux pages, mais sous lincipit dune seule phrase « Je déteste lenfermement » qui signale le trait dune humeur et une disposition première et intime à laltérité. Puis survient le deuxième incipit, cette attaque proprement nervalienne : « Limmémorial siège en nos souterrains les plus cachés, il est enfoui en nous sous les couches de souvenirs auxquels notre mémoire donne accès. Il est plus fondamental que les éléments dune histoire personnelle façonnée sous leffet des événements singuliers qui déterminent son parcours. » (P. 9.). De même que, selon Ginzburg et Augé, le genre littéraire de lautobiographie sort historiquement dune nouvelle relation, personnelle, au monde des morts, de même ici la mémoire autobiographique sort de « limmémorial ». En tant quil définit lhistoire dune identité et une identité par son histoire, le récit autobiographique commence donc le plus souvent par la narration de lévénement, ponctuel ou générique, qui articule le sujet à son autre. Cest « le Rêve » pour Nerval, les réveils pour Proust, le « monde confus, peuplé dhallucinations simples et de frustes idoles » dans lequel le Poulou de Sartre ne fait quun avec la mort de son père et avec le cauchemar de sa mère. Avant den venir aux origines biologiques et factuelles de son moi, qui ne signifieraient rien par elles-mêmes, Balandier raconte donc lévénement qui fonda en vérité sa relation à laltérité. Ou plutôt il articule une relation narrative sinueuse entre plusieurs événements qui ont trait à cette révélation fondatrice. Il y a dabord le choix de lanthropologie comme métier : « Tout anthropologue, parce que son activité scientifique a ces cultures pour objet [les cultures de la tradition], accède à cette révélation » (p. 10)[7]. Encore faut-il que cette vocation soit suivie dune renonciation à toute idée dune carrière scientifique, fût-ce au sens noble du terme, qui mènerait au plus vite et par sa voie propre à la formulation dune théorie. Cest là quinterviennent plusieurs faits fondateurs dont tous constituent « des rencontres avec limmémorial qui finirent par acquérir la valeur dune épreuve personnelle » et qui se passent tous sur des frontières de laltérité, où le jeune ethnologue reçoit le secours des sociétés littorales. Celle des Lébou, sur la côte du Sénégal, entretient en son sein, immanente et distincte, « la présence dun sacré discret, dispersé », et « une sorte de perméabilité entre les deux univers ». De lautre côté de lAtlantique, au Brésil, la religion du Candomblé suscite des fêtes qui « tirent le sacré hors de toute solennité et lentraînent dans une exubérance de vie paraissant inépuisable ». Enfin, pendant son séjour chez les Lébou, Mokhtar, un sage venu de Mauritanie vers le jeune savant, linitie à lautre mer, celle du désert qui se tient dans lau-delà du fleuve. Doù les trois scènes primitives dune même initiation : celle de la vieille prêtresse lébou savançant sous ses yeux dans la mer ; celle de la procession candomblé vers lOcéan, à laquelle il participe ; celle de la rencontre dune figure paternelle venue au devant de lui pour solliciter ses conseils et celles des marches qui sensuivent dans les paysages de sable. Les événements liés à la découverte du désert sont les plus complexes : ils inversent la relation de linitiation ou plutôt ils lui donnent une réciprocité, certes non symétrique ; ils introduisent la dimension historique de la décolonisation dans celle de limmémorial ; ils réservent une dernière scène dinitiation, celle dune « séance de lecture des destins personnels », dune mancie par écriture et lecture dun message dans le sable, sous une tente. Du sable, transformé en un registre sur lequel sinscrivent par leffet de lart divinatoire des révélations, surgit une prévision, une orientation capable quelle que soit la part de lillusion de contribuer au gouvernement des conduites futures. [ ] Linterrogation du caché est primordiale, elle est à lorigine des premiers essais de déchiffrer le monde proche exploré par les sens et celui, lointain, dont seule limagination sempare. [ ] Ce qui fut en jeu et reste enfoui dans limmémorial des modernes [ ], cest la pratique du monde en tant que texte infini imposant le décryptage de langages dont il porte les inscriptions, et la tentative constante de sy accorder par la parole et laction symbolique sans vouloir le soumettre en entier afin quil soit à la seule disposition de lhomme (pp. 29-31). Évidemment, nous retrouvons ici lune des trois métaphores qui autorisent lanthropologie comme écriture et dont nous avons vu que Balandier était lun des théoriciens, par ailleurs. Mais en même temps lécriture, notamment dans sa forme autobiographique et comme lecture mantique par le moi de son propre destin, se trouve ainsi fondée en immémorial. Le narrateur peut désormais passer à un récit plus classique de lenfance, mais il nen aura pas fini avec ce « passé indéfini » de limmémorial tant quil naura pas évoqué les points de contact et les expériences de lenfant de la Vôge avec le feu du ciel, leau des sources, des rivières et des marécages, les obscurités de la forêt primordiale. Le chapitre du « passé simple » va raconter lenfance en tant que mémoire personnelle naïve, entendons cette première partie de la vie non mêlée à la vie des autres autrement que par la médiation du récit familial. Articulé autour de la maison familiale de Saint-Loup et appuyé sur ce récit familial, le récit autobiographique arpente lédifice labyrinthique de lenfance, à la recherche des personnages et des scènes qui conjoignent lintimité de la vie familiale et les appels du monde extérieur, cela jusquà ce que la simplicité de lenfance le cède sous les coups opposés et concourants de la simplification et de la confusion qui marquent la période de limmédiat avant-guerre et surtout la débâcle de juin 40[8]. Désormais, évoquant le temps où sinaugurent lâge dhomme et son autonomie, « la mémoire change de régime lorsque lévénement se multiplie, gagne en intensité, met de façon continue la personne à lépreuve » (p. 175). En présence des interactions dun premier passé et des incertitudes de lavenir, de la vie personnelle et des implications historiques, le récit doit se plier à « un effort constant de mise en ordre, de composition et de recomposition ». Cest le chapitre du « passé composé », le plus long, celui qui va de juin 40 aux abords de la décolonisation, celui qui conjugue de manière finalement heureuse les expériences décisives de lensauvagement en Haute-Saône, du maquis et de lAfrique, de laction et de la science, celui qui adopte résolument le ton dun élan presque conquérant. Cest aussi le chapitre qui raconte la formation dune épistémologie, à travers la découverte éprouvée des complexités, des diversités et des dynamiques africaines : Pour la première fois je prenais conscience, par expérience directe et non plus livresque, du travail historique accompli sans répit par les générations africaines successives. Je voyais plus clairement comment tracer mon propre chemin dans le domaine des savoirs anthropologiques. Je commençais à refuser les commodités simplificatrices, quelles reportent à la primitivité éternisée ou à de vastes configurations culturelles unifiantes abolissant la diversité ou à des déterminismes logiques évinçant les hommes de leur propre histoire. Je découvrais des peuples qui sétaient faits, défaits, refaits, des pouvoirs aux assises et aux formes changeantes, des sociétés et des cultures jamais pleinement constituées. La complexité diversifiante, lirruption de lévénement et de linattendu laissaient dans linsatisfaction dinterprétations toujours provisoires, toujours à reprendre (p. 254-255). Le chapitre de « limparfait », corrigera, à travers les événements de la période suivante, ce que cette dramaturgie pouvait avoir de trop linéaire et de trop positif. Désormais, en particulier à travers les exemples de la révolution iranienne et des incertitudes africaines, la dynamique du mouvement historique est reprise sous laspect de limperfection, de la déperdition et de lentropie. Au détour des années 1960, sannonce la critique « dun romantisme historique propice à lhéroïsation des figures libératrices et à lexaltation théoricienne qui emportait certains jusquau rejet des deux Occidents, lun faussement libre et lautre faussement socialiste » (p. 322). Ainsi Balandier en vient-il à ces « temps perdus » de notre « surmodernité ». Comme Augé et Geertz, il montre son inquiétude profonde mais, comme eux aussi, il la dépasse, dune autre manière mais qui nest pas sans rencontrer, sur certains points, les perspectives de ses pairs. Certes, les territoires de la science et des techniques sont tellement nouveaux quils peuvent effrayer, mais Balandier pense quils sont déchiffrables. Ainsi « le grand livre de la vie celui dont les gènes composent le texte » (p. 403) nous ramène à lidée quil y a bien quelque chose à lire mais aussi à celle dun ailleurs tout intérieur à nous-mêmes cette fois : « Ces continents apparus dans la culture surmoderne, et ancrés en elle, je les découvris à la façon dont les précurseurs de lanthropologie découvraient, voici plusieurs siècles, les continents de lexotisme » (ibid.). Et puis il y a cette confiance dans la culture et dans la création, dans lécriture aussi. Aucun de nos trois anthropologues ne peut être désespéré : on nécrit pas sans se tourner vers lavenir.
Post-scriptum : Ce compte rendu était rédigé quand jai eu connaissance du dernier livre de Francis Affergan[9]. Son projet est différent, plus général et plus ambitieux, évidemment philosophique, puisquil sagit explicitement de refonder lethnologie dans lanthropologie, et celle-ci dans la culture. Mais il touche à notre sujet. Constatant lui aussi la crise dune anthropologie confrontée à la diffusion universelle des modes de vie occidentaux et aux apories de ses méthodes, Affergan entend poser à nouveaux frais le problème des conditions de possibilité et de validité de ce quon pourrait appeler la raison ethnologique. Pour connaître de manière adéquate telle culture, c'est-à-dire pour rendre compte de trois traits essentiels à ses yeux (elle met en jeu des personnes, des conduites et des valeurs, à travers des événements ; elle constitue un monde lié aux autres mondes au sein de ce qui nous paraît uniformisé ; ses significations se forment dans laction réciproque de ses agents et de ses interprétants et dans les événements particuliers qui définissent cette action de connaissance), il propose de substituer à la notion unilatérale de modèle celle de « fiction ». Dans son acception la plus vaste, cette notion est épistémologique : elle désigne toute construction, toute élaboration, toute anthropoièsis mise en uvre de manière dynamique et interprétative pour construire la réalité des cultures et de leurs interactions ; elle est dinspiration phénoménologique. Mais, par suite, et dans un sens plus restreint, la fiction désigne les procédures à caractère symbolique et singulièrement poétique que le discours anthropologique doit faire jouer, et fait jouer de toute façon, dès lexpérience du terrain, en vue de cette connaissance. La question du style, des tropes, de la mise en intrigue revient donc, sous lidée dune logique poétique, c'est-à-dire dune « logique de la contingence » que lauteur reprend à Vico : Pour Vico, lhistorien et nous inclurions lanthropologue tel le poète, crée non seulement son objet mais le discours destiné à sen saisir. En second lieu, lhistorien repère ce qui lui est nécessaire, dans le cours des choses du monde, à lintelligibilité dune culture ou dun monde. Cette topique est donc un art qui consiste à imaginer des liens sous la forme de relations, de raisons ou darguments, mais en sachant que le vrai, qui nest que la corrélation entre la chose et lidée, ne sera jamais atteint. Seul le vraisemblable, dont la différence avec le vrai réside dans lesprit de fabrication ou de construction, anti-reflet par excellence, pourra lêtre à laide de limagination ou de linvention. (P. 261.) Affergan ne prend pas lui-même une posture décrivain et ses descriptions des uvres de lanthropologie nont pas le tour technique de lanalyse littéraire, mais il suggère que, si lethnologue occupe une place et remplit une fonction dans lanthropologie et dans limplication des mondes socioculturels, il revêt une autorité quil retire de sa capacité poétique, au sens large et, dune certaine manière, au sens métaphorique. Car, si lanthropologue agit « tel le poète », cette locution le distingue du poète, justement en le comparant à lui. Il est clair que le travail de Francis Affergan est important : jaimerais, faute de mieux, avoir donné une idée de cette importance.
NOTE AU JOUR DE LA MISE EN LIGNE : Depuis la parution de cet article dans les Archives de philosophie, j'ai eu l'occasion d'écrire une étude détaillée du livre de Francis Affergan sur ce même site : La notion de fiction dans l'anthropologie. Pierre Campion NOTES [1] Voir Clifford Geertz, « Genres flous : la refiguration de la pensée sociale », dans Savoir local, savoir global, Presses Universitaires de France, Paris, 1986. [2] Pierre Sansot, Poétique de la ville, Coll. desthétique, Klincksieck, Paris, 1971. Ce livre vient opportunément dêtre réédité, une nouvelle fois, toujours avec la préface de Mikel Dufrenne (Armand Colin, Paris, 1996). Un texte de Sansot figure tout naturellement dans ce numéro de Communications sous un titre significatif : « Le goût de lécriture : une dérive épistémologique ? ». Jy reviendrai. [3] Jacques Rancière, dans son entretien avec M. Perrot et M. de la Soudière : « Histoire des mots, mots de lhistoire ». [4] Pour un livre aussi écrit que celui de Geertz, le lecteur francophone dépend un peu trop de la traduction, quels quen soient les mérites. [5] Partant pour lAfrique, Balandier emporte les uvres de Rimbaud préfacées par Claudel, et Henri Pichette laccompagne à lembarquement : « Il me plut que ce tournant de ma vie eût pu bénéficier dun double patronage de poètes. Je voyais mon éloignement comme une aventure poétique, janticipais les illuminations désirées » (p. 144). Lironie ne change rien au sens, au contraire. [6] Limaginaire de Balandier est celui du dramatique, pas du tragique. Cela pour deux raisons liées : il exclut limage de la fatalité quil y a dans lidée contemporaine du tragique comme celle de lachèvement logique que procure à la raison le dénouement aristotélicien. [7] Lacte même de ce choix sera raconté bien plus loin, en son temps et selon ses circonstances, qui le colorent plus quelles ne lexpliquent (pp. 184 et suiv.). [8] « La mémoire est une sorte de grande maison inachevable » (p. 87). À louverture de ce chapitre II, la topographie complexe du lieu, son lien au temps des vacances, son caractère fondateur dimaginaire, le fait de son appartenance à la grand-mère maternelle et jusquau nom de Saint-Loup [sur Semouse], tout ici évoque le nom absent de Proust. [9] Francis Affergan, La Pluralité des mondes. Vers une autre anthropologie, Albin Michel, coll. « Idées », Paris, 1997. Le titre renvoie évidemment à Fontenelle et, par lui, à la tradition humaniste dune anthropologie et dune cosmologie premières, non encore séparées des Lettres ni des pratiques sociales (la conversation, les salons, les académies ) et, inversement, dune rhétorique impliquée dans les actions humaines (Marc Fumaroli). Cette tradition comporte notamment les mises en scène dialogiques de la relation entre les mondes humains (La Hontan, Diderot ) : le sauvage et le civilisé y échangent des assertions, des propositions et des arguments qui touchent à des enjeux de société, pour lun comme pour lautre, et principalement pour le civilisé. |