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Pierre Campion

« L'anthropologue comme écrivain », compte rendu de livres d'anthropologues, dans Archives de philosophie, n° 62, 1999.

© : Pierre Campion.

Mis en ligne : 2 novembre 2000.

Complément apporté le 20 juin 2005 :
Sur Clifford Geertz, lire, dans la revue Raisons politiques, Presses de Sciences Po, nº 18, mai 2005, de Yohann Aucante des Notes sur Clifford Geertz, les sciences sociales et le politique ainsi qu'un Entretien avec Clifford Geertz.

 


L’anthropologue comme écrivain


Revue Communications, « L’écriture des sciences de l’homme », n° 58, Éditions du Seuil, Paris, 1994, dirigé par Martyne Perrot et Martin de la Soudière.

Marc AUGÉ, La Guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction, Éditions du Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », Paris, 1997, 192 p.

Marc AUGÉ, L’Impossible Voyage. Le tourisme et ses images, Rivages poche, coll. « Petite Bibliothèque », Paris, 1997, 189 p.

Clifford GEERTZ, Ici et Là-bas. L’anthropologue comme auteur, trad. fr. Daniel Lemoine, Éditions Métailié, coll. « Leçons de choses », Paris, 1996, 160 p. (titre original : Works and Lives: The Anthropologist as Author, Stanford University Press, Stanford, 1988).

Georges BALANDIER, Conjugaisons, Fayard, Paris, 1997, 498 p.


 

Naguère un beau numéro de la revue Communications attestait le retour en force de la question de l’écriture dans l’anthropologie. Ce n’est pas, bien sûr, que les anthropologues aient jamais cessé d’écrire, mais souvent eux-mêmes, et leurs lecteurs, considèrent encore avec suspicion ou même perdent de vue ce fait que Lévi-Strauss par exemple ou Duby avaient rappelé avec éclat, chacun à sa manière, par ses textes et dans son ordre : les sciences de l’homme ont quelque chose, peut-être d’essentiel, à voir avec la littérature. Après avoir défini les enjeux de ce numéro et fait le point dans une importante bibliographie par disciplines et par problématiques, Martyne Perrot et Martin de la Soudière donnent la parole à des témoignages, à des analyses et à des mises au point, qui mêlent les expériences d’écriture et les personnalités, les disciplines et les points de vue.

En somme, et d’abord, l’anthropologue écrit. Constatation banale, mais dont il faut tirer toutes les conséquences : rédigeant des articles et des livres, il s’adresse à un certain public selon certaines contraintes (D. Percheron, qui note aussi les impressions de l’éditeur de revue), il rencontre des problèmes de publication et d’édition (M. Chaudron), il prend place dans une profession, dans et à l’égard de diverses institutions (R. Lourau) ; dès le journal de terrain, il engage l’écriture dans ses travaux et la retrouve jusqu’à la publication (M. Kilani) ; il rencontre donc nécessairement, dans l’élaboration de sa réflexion et jusque dans ses conclusions ce que G. Balandier appelle d’entrée, dans sa propre contribution, « l’effet d’écriture » (p. 23) et que Francis Affergan décrit dans les termes de la rhétorique, classique et moderne (« Textualisation et métaphorisation du discours anthropologique »). Car, dans les sciences de l’homme, l’écriture est un fait inévitable et originel, qui produit des effets de sens, du sens comme un ensemble d’effets, voulus ou non : un fait à considérer mais non à part, un trait constituant de la recherche elle-même. D’autre part, comme Balandier le fait remarquer et comme plusieurs de ces textes le confirment, les perspectives de l’anthropologie ont changé, qui donnent toutes à l’effet d’écriture une importance et une signification nouvelles. En particulier, en histoire, en sociologie et en ethnologie, de nouvelles métaphores de la culture, du social et du devenir humain se sont substituées aux images anciennement régnantes de l’organisme et de la machine : celles du jeu, du drame ou du texte[1]. L’anthropologie devient interprétation de fictions, elle-même fictionnelle, en ce sens qu’elle produit des constructions secondes et en quelque sorte poétiques d’une réalité qui non seulement s’y prête mais qui les appelle justement pour être révélée et comprise telle qu’elle est, en tant que fiction elle-même et première.

C’est ce que suppose Marc Augé dans son petit livre de L’Impossible voyage. S’agissant du Center Parcs de Normandie et de l’usine de L’Oréal d’Aulnay-sous-Bois, non seulement il existe des descriptifs commerciaux et des textes d’architectes à analyser, mais, surtout, il y a des significations immanentes que ces écrits premiers ne peuvent pas dire et que l’analyse doit construire, à travers la fiction légère et ironique de l’ethnologue en touriste : le réseau des métaphores et des métonymies qui structure ces espaces et celui des symboles qui assure la fonction sociale de ces objets. C’est aussi ce que Pierre Sansot entendait faire il y a près de trente ans à propos de la ville, dans le livre que Mikel Dufrenne accueillait en ces termes dans sa collection d’esthétique[2] :

Un livre où c’est la ville qui parle, librement, à voix claire ! Certes elle ne dispose pas d’une langue, d’une batterie de signifiants linguistiques ; mais elle est elle-même ce signifiant, et qui porte en lui son signifié : elle s’exprime ; et quelqu’un qui a appris à parler et à écrire exprime à son tour cette expressivité. […] Puissance proprement naturante de la ville ; cet océan de pierres est tout autant Nature que la nature, la montagne ou la mer, et l’homme qui y naît, qui en naît — et qui en est — pour le porter à la clarté de l’apparaître et y jouer son destin, est bien le paysan de Paris. Ainsi la poétique de la ville est-elle un chapitre d’une Poétique fondamentale où la poétique des poésies trouve son inspiration. À travers ce livre l’Esthétique remonte vers ce qui fonde la pratique des arts. Mais il faut être un peu poète déjà pour dire cette poétique pré-humaine, et la poésie brute du langage de l’homme urbain. Pierre Sansot est ce poète de la Poétique (pp. 3 et 5).

Il y a donc une relation, où se nouent : des conduites humaines inventives qui développent une nature naturante mais inconsciente d’elle-même, des sciences qui ont à constituer de manière intelligible et à interpréter les dispositifs créatifs de ces objets spéciaux, une philosophie de l’esthétique qui pense cette « poétique du savoir »[3] et, pourquoi pas, une critique de ces œuvres littéraires d’un nouveau genre. Mais, aux trois niveaux de l’interprétation de la réalité humaine, le niveau premier (les sciences de l’homme considéré comme « animal littéraire », selon l’expression de Rancière), le second (l’épistémologie de ces sciences) et le troisième (l’étude du style des anthropologues… et des épistémologues), l’écriture est requise comme étant, à chaque fois, le travail d’élaboration poétique adéquat des textes qui parlent du poème des choses humaines, à quelque degré que ce soit.

II

Or voici des livres d’ethnologues, venus pourtant d’horizons différents, qui semblent illustrer cette revendication par l’anthropologie de son lien avec la littérature et remplir, plus ou moins et à leur manière, le programme que l’on vient d’évoquer.

Les « exercices d’ethno-fiction » de Marc Augé et le livre de Clifford Geertz, publié d’abord aux États-Unis en 1988, révèlent un ton bien personnel[4]. Le livre d’Augé est empreint de gravité et même de solennité : il alerte le public ; il annonce qu’une guerre insidieuse est déjà déclarée, au sein d’une société devenue coextensive au monde entier, la guerre qui mine le système de notre imaginaire ; il proclame un état d’urgence. En effet, ses deux images, prégnantes et abondamment manifestées, sont celles de la guerre (civile) et de la maladie (auto-immune) : son livre va du chapitre « Alerte ! » à un « Ordre du jour » par ceux d’un « point de la situation », des « enjeux », des « antécédents » et enfin par la description du « théâtre des opérations ». Le ton de Geertz est, presque à l’exact opposé, celui de la verve et de l’ironie. Sans cesse surgissent des images inattendues et même incongrues, drôles : « les tours éblouissantes élevées par Lévi-Strauss, Evans-Pritchard, Malinowski et Benedict » (p. 140), Malinowski en « faussaire sincère tentant désespérément d’imiter sa propre signature » (p. 85), Tristes Tropiques comme une œuvre composée de « ces petits livres qui font de grands signes pour faire comprendre qu’ils voudraient sortir du gros » (p. 41), le récit des exploits d’Evans-Pritchard sur l’Akobo « trop souvent relaté dans les pubs pour être le compte-rendu spontané qu’il prétend si industrieusement être » (p. 63). On le voit, les quatre héros de Geertz font abondamment les frais de son inventivité ironique, mais aussi quelques autres, dont Michel Foucault « avec qui [il est] d’accord, en fait, à l’exception des prémisses, des conclusions et de l’esprit » (p. 14). Que signifie cette ironie ? Ceci, peut-être : que la verve ironique marque le mode spécial d’adhésion de l’écrivain (de « l’auteur ») à ses « auteurs » et les seuls respect et admiration qu’il leur doive, de distinguer son propre style pour mieux manifester le leur. Car ici l’ironie est un hommage distancié, le seul qui assure la liberté inventive du commentateur à l’égard de ses héros comme « fondateurs de discursivité » et, dans son propre texte, la distance intime à marquer entre l’anthropologue et le critique littéraire. La signification du ton d’Augé me paraît différente, mais non opposée : s’il affirme lui aussi les traits d’un style et même d’une poétique, c’est justement pour maintenir l’existence et la notion de « l’auteur », dans son propre livre, envers et contre tous les signes qui annoncent sa disparition.

En effet, Marc Augé comme Clifford Geertz travaillent l’un et l’autre autour de la notion d’auteur, qu’ils considèrent comme problématique. Augé construit un appareil cohérent de distinctions. Il part de ses propres observations d’ethnologue qu’il a faites sur le terrain et, d’autre part, de travaux d’historiens portant sur les luttes de l’Église contre l’imaginaire païen dans le Moyen Age et sur les efforts qu’elle a produits au cours de la colonisation de l’Amérique latine pour traiter les cultures indigènes. Cela lui permet d’abord de distinguer entre les trois pôles et régimes de l’imaginaire individuel (où règne le récit du rêve), de l’imaginaire collectif (domaine des récits collectifs, des mythes), de l’œuvre de fiction (le récit d’un poète) ; entre les deux termes du réel et de l’imaginaire (c’est justement la distinction entre ces deux termes qui permet le fonctionnement des trois types de récit) ; entre les deux notions antagonistes et complémentaires de l’altérité et de l’identité : car c’est ce sens du soi et de l’autre qui est en jeu dans les trois types de récit et dans la distinction entre le réel et l’imaginaire. D’autre part, pour faire fonctionner ces récits, aux trois niveaux où ils se forment, Augé discerne une instance active et organisatrice, identifiable à l’égard des trois pôles de l’imaginaire, dans la psyché du rêveur, dans la conduite du chaman et, évidemment, dans l’organisation du récit de fiction : l’instance de « l’auteur », c'est-à-dire la figure qui, s’adressant à des tiers, ménage les événements de l’histoire racontée et atteste, par là, la vérité de ces événements, choses ou personnages que le rêveur ou le chaman ont vécus et rencontrés à l’occasion de leur voyage dans l’ailleurs. Enfin il pose une relation historique entre ces trois types de récit, qui les conditionne mutuellement : à un moment donné, quand l’Église a eu besoin de récupérer et de réhabiliter les rêves et les visions au profit de l’évangélisation, elle a dû reconnaître la valeur de ces conduites imaginaires qui relient le monde des vivants à celui des morts et, par là, fonder la littérature autobiographique, celle dont les œuvres relatent la relation personnelle que le rêveur et le visionnaire entretiennent avec cet autre monde :

L’écriture, le rêve personnel et le travail du deuil sont donc étroitement associés dans une entreprise d’autant plus originale […] qu’elle succède à une époque (le premier millénaire) au cours de laquelle une même défiance pesait sur l’ego autonome et sur le rêve […]. L’idée d’un moi autonome ne suit pas l’apparition du christianisme comme son ombre portée. L’idée de communauté ou de communion lui est tout aussi essentielle. Il faut donc une conjonction d’éléments, une conjoncture, pour que l’accent soit mis sur sa dimension singularisante et individualisante. D’un autre côté, le rêve ne peut pas constituer à lui seul l’expérience fondamentale de l’individuation. […] Pour que le récit du rêve (ou de la vision) s’apparente à une manifestation évidente de la conscience de soi, il faut autre chose : un jeu de relations par lequel se définit en creux la place d’un sujet que la narration a précisément pour vocation de remplir (pp. 95-96).

En effet, en même temps que l’individu affirmait son identité en tant que « l’auteur » de sa propre histoire constituée en référence au monde des morts, il se formait une sorte de public, celui « des individus particuliers ou [de] l’institution religieuse comme telle, qui mettent en forme une demande de narration et aident à la constitution d’un genre littéraire » (p. 97). Le drame de notre moment peut alors se décrire comme l’effacement ou plutôt la décomposition de ces distinctions et, conjointement, de la notion de l’auteur qui les garantissait toutes. Certes la mondialisation met fin à la guerre ancienne entre les cultures mais c’est en égalisant les différences entre ces cultures et surtout en brouillant les images individuelles, les mythes collectifs et les œuvres au sein de ce qu’Augé appelle « le tout fictionnel » et dont la télévision est le vecteur et le support emblématiques : « Le statut de la fiction et la place de l’auteur […] sont en effet bouleversés : la fiction envahit tout et l’auteur disparaît. Le monde est pénétré par une fiction sans auteur » (p. 155). Certes, l’autre livre d’Augé est plus impressionniste et plus ironique, plus littéraire, plus ambigu aussi. Le personnage de l’anthropologue et la fonction de l’auteur ainsi que la nécessité et la question du style y sont plus explicitement évoqués et assumés, mais c’est la même idée. Qu’il s’agisse de Disneyland ou de Center Parcs, du Mont-Saint-Michel ou de l’usine de L’Oréal, chaque touriste est pris dans un jeu d’images mondialisées où sa propre personne est comprise et théâtralisée, avec son consentement actif : « Cette mise en spectacle, ce passage au tout fictionnel, qui fait sauter la distinction réel/fiction, s’étend dans le monde entier. »

La notion de l’auteur de Geertz et ses craintes ne sont pas du même ordre, mais elles se rencontrent avec celles d’Augé sur plusieurs points. Pour Geertz aussi il y a un voyage dans l’ailleurs, dont le voyageur rapporte des informations et qu’il doit attester, comme auteur, dans l’ici où il est revenu. Mais l’auteur, cette fois, c’est l’ethnographe lui-même, et c’est le sujet du livre. Non pas certes tout ethnographe, car, à travers les quatre noms déjà cités, Geertz distingue quatre écritures emblématiques dans lesquelles se réaliseraient pleinement les deux fonctions de l’anthropologue en tant qu’auteur : assurer la crédibilité de son propos et instaurer un certain genre du discours anthropologique. Car, d’une part, « les ethnographes doivent nous convaincre […] non seulement qu’eux-mêmes ont vraiment été là-bas mais aussi […] qu’à leur place, nous aurions vu ce qu’ils voyaient, éprouvé ce qu’ils éprouvaient, conclu ce qu’ils concluaient » (p. 23) ; d’autre part, « ils fixent les termes d’un discours dans lequel les auteurs postérieurs s’inscrivent — du moins pour quelque temps et à leur façon » (p. 26). Si Geertz retient ces quatre noms, c’est qu’ils remplissent exactement à ses yeux cette double définition, chacun suivant une figure privilégiée : Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques, en posant de manière éclatante et subversive la question même de l’ouvrage anthropologique comme texte (« rares sont ceux qui en terminent la lecture sans être un peu déconstruits », p. 28) ; Evans-Pritchard en inventant un style et même toute une poétique narrative qui rendent absolument évident ce qui est, de fait, rien moins qu’évident ; Malinowski en fondant de manière convaincante le point de vue narratif du « non seulement j’étais présent, mais j’étais l’un d’entre eux, je parle avec leur voix » (p. 29). Quant à Ruth Benedict, dont il accroche le portrait entre Swift (et Montesquieu), Margaret Mead (son amie quelque peu abusive) et la riche descendance qu’elle a engendrée dans l’ethnologie contemporaine, elle proposerait une critique ironique de « Nous » (us et US) à travers les « Non-Nous » (Non Américains). Bref, en quatre études brillantes de personnalités (Works and Lives), Clifford Geertz développe les quatre éléments d’une épistémologie : que l’autorité de l’ethnographe tient à des traits spécifiques et cohérents de son écriture ; que ces traits définissent un style, c'est-à-dire une signature, à travers une « parole » déterminée, à prendre ou à laisser ; que cette signature atteste une expérience, celle d’un passage « là-bas » tel qu’il a marqué la personne jusque dans cette parole ; que ce « là-bas », en tant qu’il constitue un objet de science absolument particulier, relève moins d’une méthode et d’une théorie réglées par des protocoles stricts ou même d’une description objective et scrupuleuse que d’un style qui note et qui rapporte « ici » le fait même et les marques de son extériorité. En somme, le caractère d’altérité des objets de la science anthropologique prend le pas sur tout autre trait : c’est cette altérité, à chaque fois identifiable différemment, qu’il faut connaître sans la perdre, dont il faut témoigner et rendre compte. L’altérité ne se décrit pas, ne s’analyse pas ; elle ne se laisse ni déduire, ni construire ; elle se représente. Ce n’est pas un objet théorique, c’est un objet poétique. Elle investit le scientifique comme son initié et celui-ci s’y investit comme son poète : c’est cela qui autorise l’anthropologue.

Bien entendu, ces positions dans lesquelles des anthropologues se plaisent à reconnaître « une certaine anthropologie "hypertextualiste" post-moderne, d’inspiration essentiellement nord-américaine » (M. Kilani, texte cit., p. 58), soulèvent de graves problèmes d’ordre épistémologique. Comme le dit Mondher Kilani, d’une manière générale mais qui vise Geertz, entre autres :

Une telle anthropologie post-moderne est plus intéressée par la manière dont l’auteur-anthropologue tente de convaincre discursivement son auditoire que par l’analyse des procédures par lesquelles il construit effectivement sa connaissance en rapport avec un terrain et les cadres théoriques, institutionnels et idéologiques dont il relève. Bref, et quoi qu’en pensent les post-modernes, s’il nous faut aujourd’hui porter notre attention sur les exigences de la mise en texte, de la formulation, de l’écriture, de la « fiction »…, c’est parce que nous ne cessons de penser que quelque chose existe avant qu’on en parle, quelque chose de la réalité de l’autre que l’on peut comprendre et interpréter, et que l’on doit rapporter au public d’ici (ibid., p. 58).

Mais, dans la même revue et juste après lui, Pierre Sansot répond de manière sensiblement différente à une question il est vrai elle-même différente « Le goût de l’écriture : une dérive épistémologique ? ». Revendiquant le droit au « détail qui fait vrai », à la description qui ne soit pas purement imitative, au portrait, à l’image, il entend réécrire ce qui a déjà un statut de texte anonyme et énigmatique et qui « excède notre savoir » :

Sa place [celle du sociologue] lui permet de ne pas vivre dans une immédiateté aveugle mais d’accéder au règne de la représentation, procédure d’autant plus nécessaire qu’elle n’est plus assurée par les hommes de la tradition ou par les prophètes révolutionnaires. Cette réécriture, cependant, bénéficie et souffre en même temps d’un certain arbitraire. Elle institue parfois ce qui était en germe ou qui n’aurait pas été sans l’autorité du livre. Elle se dérobe à la vérification — car à quel modèle, celui-là non écrit, pourrait-on la confronter ? À bon droit, un rationaliste nous rétorquera qu’une « théorie » — puisqu’il implore ce seul langage — dont on ne peut pas un jour prouver l’erreur ou l’incomplétude ne présente aucun intérêt (ibid., p. 67).

S’il était permis à un « littéraire » de risquer un mot imprudent dans un débat qui ne le regarde que de biais, je rappellerais que, selon bien des poètes et des romanciers, même ceux que l’on dit « réalistes », comme Balzac et Flaubert, l’écriture comme style est le moyen de rendre compte de la réalité en vérité et, justement, de la réalité comme étant l’altérité même et trop ignorée comme telle par « le public d’ici », qui vit près d’elle et même en elle sans la connaître. Ne serait-ce pas comme cela que l’anthropologie pourrait appartenir à la littérature, dans le souci de sa vocation qui l’oblige à dire la vérité de ce qui existe « avant qu’on en parle », la réalité humaine finalement (presque) aussi étrangère à nous ici que là-bas ?

En tout cas, on voit bien tout ce qui rapproche singulièrement Marc Augé et Clifford Geertz : leur définition de l’auteur par la fonction d’attestation (ici, l’anthropologue lui-même ; là, le rêveur ou le chaman chez les Pumé et les Alladian, le poète de l’autobiographie à la sortie du haut Moyen Age) ; leur idée de l’altérité et leur insistance, plus ou moins marquée, sur le fait même de l’altérité et sur la dialectique qu’elle entretient avec l’identité ; la nécessité de la médiation poétique, au sens des procédures nécessaires et identifiables qui assurent la présence et l’intelligibilité de cette altérité à des tiers, de la part de quelqu’un qui en a l’expérience personnelle.

On a vu que l’inquiétude d’Augé tient à l’ébranlement sinon à l’écroulement de tout notre système de l’imaginaire et que cette catastrophe déjà engagée selon lui tient à l’affaiblissement de la fonction de l’auteur. Qu’en est-il de celle de Geertz ? Ce qui est grave à ses yeux, et ici nos deux auteurs se rencontrent directement, c’est que la mondialisation de la culture pourrait bien faire, tout simplement, qu’il n’y ait plus d’ailleurs ni d’ici :

Qui faut-il convaincre, à présent ? […] En réalité le droit d’écrire — d’écrire de l’ethnographie — semble lui-même en danger. L’arrivée de peuples autrefois colonisés ou isolés (portant les masques qui leur sont propres, disant ce qu’ils ont à dire) sur la scène de l’économie globale, de la politique internationale et de la culture mondiale ne permet plus guère à l’anthropologue de se présenter comme le tribun de ce qu’on n’entend pas, le révélateur de ce qu’on ne voit pas, le décrypteur de ce qu’on conçoit mal (pp. 132-133).

D’autre part, si « on ne peut définir [le travail anthropologique] que comme la représentation d’un mode de vie dans les catégories d’un autre » (p. 143), alors l’anthropologie est tributaire, elle aussi, de la crise actuelle de la représentation :

Alors même que les fondements moraux de l’ethnographie ont été ébranlés par la décolonisation sur le plan de la présence là-bas, ses fondements épistémologiques ont été sapés, sur le plan de la présence ici, par l’absence croissante de crédit accordé aux idées reçues concernant la représentation, ethnographique ou autre. Confrontés, au sein de l’université à la brutale explosion des préfixes polémiques (néo-, post-, méta-, anti-) et des titres polémiques (Après la vertu, Contre la méthode, Au-delà de la croyance), les anthropologues ne se demandent plus seulement, inquiets : « Est-ce convenable ? » […] Ils se demandent aussi : « Est-ce possible ? » […], question qu’ils sont encore moins en mesure de gérer. Comment sait-on qu’on sait ne compte pas au nombre des problèmes qu’ils ont coutume de se poser, hormis en termes pratiques et empiriques […]. La façon dont les mots sont liés au monde, les textes à l’expérience, les œuvres aux vies ne comptait pas jusqu’ici au nombre de leurs préoccupations (pp. 134-135).

Mais justement ces questions ne sont vraiment désespérantes que pour ceux qui ne se les étaient jamais posées, sous quelque forme que ce soit. Dans la fin de son essai, Clifford Geertz réaffirme donc la possibilité d’écrire un texte ethnographique aujourd’hui et la nécessité de « considérer certains aspects importants de la vocation anthropologique comme participant d’une vocation littéraire » (p. 141). Si « le fardeau de l’auteur » (p. 144) est devenu plus lourd, c’est que « l’ailleurs et l’ici, beaucoup moins isolés, beaucoup moins nettement définis, beaucoup moins contrastés sur le spectre (mais pas moins profondément) ont à nouveau changé de nature » (p. 146). Les « auteurs » qui vont venir, comme toujours et comme avant eux Lévi-Strauss, Evans-Pritchard, Malinowski, Benedict, ont à inventer des solutions poétiques. En somme, s’il y a un avantage, décisif, à la situation actuelle de la discipline anthropologique, c’est bien que « l’attention à la manière dont elle produit ses effets et à leur nature, c'est-à-dire l’anthropologie en tant que texte, ne constitue plus un enjeu secondaire, écrasé par les problèmes de méthode et les questions de théorie » (p. 146).

Quant à Marc Augé, s’il appelle les anthropologues et le public à répondre de manière militante à la guerre qui mine notre imaginaire, c’est que, lui non plus, ne désespère nullement. En tout cas, l’un comme l’autre s’affirme comme l’auteur de ses livres et, par là, comme un écrivain.

III

L’autobiographie de Georges Balandier lie explicitement la littérature à la carrière de l’anthropologue et aux disciplines de l’anthropologie. À chaque moment de cette vie de savant, il y a référence à l’écriture : les lectures des poètes[5], les rencontres d’écrivains (comme Leiris), une tentative de roman vite abandonnée à son sort, une nouvelle tentative de fiction, inachevée, et surtout la publication de trois livres qui marquent chacun « le point sur le trajet accompli en recourant à l’écriture », « la certitude que la lecture du social […] ne peut dispenser de l’expérience directe, de l’intime fréquentation et donc de l’implication personnelle », et par conséquent la conviction selon laquelle, « dans l’œuvre de tout artisan de la science sociale, […] la part autobiographique, toujours présente sinon toujours repérable, doit être identifiée et non pas trompeusement ignorée ou occultée » (p. 407-408). Ces livres sont Tous comptes faits (1947), Afrique ambiguë (1957), Histoire d’Autres (1977), qui, à des dates marquées, paraissent précéder ces Conjugaisons (1997). C’est qu’il y a chez lui, anciennement, « la prégnance d’une image de l’écrivain qui le situe [lui, l’écrivain] à part et très haut », d’une image qui évoque bien l’écrivain comme un auteur : « L’auteur reste un créateur de mondes faits avec des mots, de l’imaginaire, de la vie arrachée à la sienne propre, il reste un héros, une figure fortifiée par son propre mythe et capable d’affronter l’événement en ce qu’il a d’énigmatique, de donner la durée à l’instant » (p. 140). Sans que Balandier prétende réaliser lui-même cette image révérencielle, elle paraît bien lui tracer son devoir de déchiffreur du sens par l’écriture littéraire.

En effet, ses préoccupations et son imaginaire révèlent une extrême sensibilité au temps, aux périodes et aux durées, à l’événement qui vient les animer et les bouleverser, à la logique déroutante et décevante qui est à l’œuvre aussi bien dans la vie personnelle que dans la dimension historique ou dans le devenir des sociétés. D’où cette métaphore si prégnante de la scène et de ses coulisses (les théâtres de la guerre mondiale et de la décolonisation, celui du pouvoir où il s’est risqué parfois), de ses figures et de ses héros (personnalités du récit familial, compagnons de maquis, prophètes et leaders africains, initiateurs comme Mokhtar Ould Hamidoun ou Gaston Berger…), de ses péripéties (mai 40, mai 58, Mai 68, la sécession de la Guinée, la révolution iranienne…). Il y a chez Balandier une vision de l’histoire générale et personnelle où dominent la force contraignante de l’événement et la nécessaire imperfection du devenir. Mais pas de pessimisme ; pas de fatalisme ; pas de système ni d’illusion, ni ceux du progrès indéfini, ni ceux, plus insidieux, du tragique et du désespoir. La tristesse qu’il ressent lui aussi sous les tropiques n’est pas celle de la mort des cultures et des remords de l’Occident, ce n’est pas non plus « cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie », c’est celle que peut éprouver un romancier passionné par l’observation et le rendu de ce qui partout est pris nécessairement dans le « déforcement » de l’histoire, d’un romancier et d’un poète sensible à la dégradation des commencements et des attentes mais toujours fasciné, y compris dans la confusion actuelle, par le surgissement de l’inédit, par les possibilités du moment inaugural et par le travail opiniâtre du présent sur le passé pour inventer l’avenir[6].

Enfin, évidemment, quand Balandier écrit son autobiographie, il entre cette fois de manière décidée et effective dans la problématique et dans l’écriture d’un certain genre littéraire, non certes sans tenir compte des incertitudes que connaît ce genre depuis quelque temps et avec un clin d’œil à certain écrivain illustre, puisque sa déclaration d’intention annonce : « Ce livre allie à sa façon, qui n’est pas chronologique, linéaire, les apports de l’autobiographie et la forme des anti-mémoires » (p. 8). Mais il s’agit de la vie d’un anthropologue, dont on a vu plus haut qu’il fait grand cas lui-même des accointances de l’ethnologie et de la littérature. Ici, en somme, on inverserait bien la question qui nous occupait : qu’est-ce que l’écriture autobiographique pourrait bien devoir à la discipline de l’anthropologue ? En fait, tout se passe comme si, à ses yeux, la vie de Georges Balandier, par une sorte d’accord mystérieux, s’ordonnait suivant le paradigme des temporalités que l’ethnologie explore et suivant celui des périodes du siècle : c’est cette correspondance privilégiée qui informe l’écriture de soi et que, inversement, cette écriture met au jour. Comment ?

Il y a d’abord ce titre de Conjugaisons. Selon ce qu’il dit lui-même, l’auteur recherche la spécificité de sa vie dans le tissu des relations qui la constituent et dans celles qu’elle a entretenues par ailleurs, aussi bien dans l’ordre de l’histoire que dans celui d’une profession vouée justement aux conjonctions. Il y aura donc la supposition d’un réseau de solidarités, d’une logique des événements, d’une rationalité historique certes particulière, imparfaite et cachée mais déchiffrable.

Il y a aussi cette référence à la grammaire des actions et cette composition du livre qu’il en tire : « Le passé indéfini », « Le passé simple », « Le passé composé », « L’imparfait », « Les temps perdus ».

J’ai choisi, me libérant pour une part des servitudes du présent, de procéder à une mise en drame de ma mémoire. Chacun des chapitres de ce livre compose les "actes" de cette dramatisation : ils ont chacun pour titre le temps de la conjugaison qui s’accorde le mieux. Ce sont autant de scènes que peuplent des personnages modestes ou célèbres, des événements aussi qui ont les uns une valeur plus individuelle, les autres une valeur collective et une portée historique (p. 8).

Le principe de cette composition ne va pas sans une profonde ambiguïté. D’un côté, comme nous le verrons par la suite, l’auteur souhaite mettre en évidence un mode de dramatisation qui révèle les changements de régime de la temporalité, les incertitudes de l’événement mais aussi ses secrètes connivences qui font, par exemple, que la plongée dans la campagne pour fuir le STO constitue une première et ironique « indigénisation « ; et, certes, cette intention ne saurait se satisfaire d’un ordre simplement linéaire. Chacun des quatre premiers actes porte donc à bon droit le nom d’un des aspects du passé. Quant au cinquième, celui du moment présent si confus et si peu lisible, il évoque à la fois la perte de l’événement dans l’accélération et dans la dispersion des circonstances et la perte de la mémoire dans l’exacerbation des célébrations et dans la prolifération des informations mémorielles : le présent n’est plus que le temps des « temps perdus », oublieux qu’il est du passé et désespérant du futur. De l’autre côté, cette espèce de sémiologie surprend chez un anthropologue de l’événement, qui ne manque pas par ailleurs de marquer sa différence par rapport aux déterminismes logiques qu’il pense rencontrer chez certains de ses confrères. Car comment ne pas reconnaître ici le principe de la fonction poétique du langage selon Jakobson, quand l’ordre paradigmatique du message se projette sur l’ordre syntagmatique ? À tout le moins cette métaphore centrale surprend, qui réfère l’ordre allusif et incertain de l’histoire générale et personnelle à la configuration fermée d’un paradigme grammatical. Il est vrai que le système des temps verbaux évoque aussi l’histoire d’un sujet telle que celui-ci la parle et comme dispositif synchronique de conjugaison, tout entier et à tout instant à la disposition de sa mémoire. Par delà les impuissances du présent où il vit et où il écrit, le Je de Balandier revêt donc une sorte de souveraineté. Moins souverain que celui de Proust, il n’est pas non plus solitaire : il est relié aux autres sujets parlants puisqu’il partage avec eux la géographie mentale non pas de Méséglise et de Guermantes mais de la langue. Cette langue l’inscrit dans une certaine culture, mais sans l’opposer aux autres cultures, sinon suivant la dialectique positive de l’autre et du même, sans laquelle justement ni l’ethnologie ni l’autobiographie ne sauraient fonctionner.

Mais il faut commencer. Balandier s’y prend à deux fois. D’abord il y a une brève déclaration d’intention sur son livre et sur sa vie, sur leur caractère composé et lié, écrit. À peine deux pages, mais sous l’incipit d’une seule phrase « Je déteste l’enfermement » qui signale le trait d’une humeur et une disposition première et intime à l’altérité. Puis survient le deuxième incipit, cette attaque proprement nervalienne : « L’immémorial siège en nos souterrains les plus cachés, il est enfoui en nous sous les couches de souvenirs auxquels notre mémoire donne accès. Il est plus fondamental que les éléments d’une histoire personnelle façonnée sous l’effet des événements singuliers qui déterminent son parcours. » (P. 9.).

De même que, selon Ginzburg et Augé, le genre littéraire de l’autobiographie sort historiquement d’une nouvelle relation, personnelle, au monde des morts, de même ici la mémoire autobiographique sort de « l’immémorial ». En tant qu’il définit l’histoire d’une identité et une identité par son histoire, le récit autobiographique commence donc le plus souvent par la narration de l’événement, ponctuel ou générique, qui articule le sujet à son autre. C’est « le Rêve » pour Nerval, les réveils pour Proust, le « monde confus, peuplé d’hallucinations simples et de frustes idoles » dans lequel le Poulou de Sartre ne fait qu’un avec la mort de son père et avec le cauchemar de sa mère.

Avant d’en venir aux origines biologiques et factuelles de son moi, qui ne signifieraient rien par elles-mêmes, Balandier raconte donc l’événement qui fonda en vérité sa relation à l’altérité. Ou plutôt il articule une relation narrative sinueuse entre plusieurs événements qui ont trait à cette révélation fondatrice. Il y a d’abord le choix de l’anthropologie comme métier : « Tout anthropologue, parce que son activité scientifique a ces cultures pour objet [les cultures de la tradition], accède à cette révélation » (p. 10)[7]. Encore faut-il que cette vocation soit suivie d’une renonciation à toute idée d’une carrière scientifique, fût-ce au sens noble du terme, qui mènerait au plus vite et par sa voie propre à la formulation d’une théorie. C’est là qu’interviennent plusieurs faits fondateurs dont tous constituent « des rencontres avec l’immémorial qui finirent par acquérir la valeur d’une épreuve personnelle » et qui se passent tous sur des frontières de l’altérité, où le jeune ethnologue reçoit le secours des sociétés littorales. Celle des Lébou, sur la côte du Sénégal, entretient en son sein, immanente et distincte, « la présence d’un sacré discret, dispersé », et « une sorte de perméabilité entre les deux univers ». De l’autre côté de l’Atlantique, au Brésil, la religion du Candomblé suscite des fêtes qui « tirent le sacré hors de toute solennité et l’entraînent dans une exubérance de vie paraissant inépuisable ». Enfin, pendant son séjour chez les Lébou, Mokhtar, un sage venu de Mauritanie vers le jeune savant, l’initie à l’autre mer, celle du désert qui se tient dans l’au-delà du fleuve. D’où les trois scènes primitives d’une même initiation : celle de la vieille prêtresse lébou s’avançant sous ses yeux dans la mer ; celle de la procession candomblé vers l’Océan, à laquelle il participe ; celle de la rencontre d’une figure paternelle venue au devant de lui pour solliciter ses conseils et celles des marches qui s’ensuivent dans les paysages de sable. Les événements liés à la découverte du désert sont les plus complexes : ils inversent la relation de l’initiation ou plutôt ils lui donnent une réciprocité, certes non symétrique ; ils introduisent la dimension historique de la décolonisation dans celle de l’immémorial ; ils réservent une dernière scène d’initiation, celle d’une « séance de lecture des destins personnels », d’une mancie par écriture et lecture d’un message dans le sable, sous une tente.

Du sable, transformé en un registre sur lequel s’inscrivent par l’effet de l’art divinatoire des révélations, surgit une prévision, une orientation capable quelle que soit la part de l’illusion de contribuer au gouvernement des conduites futures. […] L’interrogation du caché est primordiale, elle est à l’origine des premiers essais de déchiffrer le monde proche exploré par les sens et celui, lointain, dont seule l’imagination s’empare. […] Ce qui fut en jeu et reste enfoui dans l’immémorial des modernes […], c’est la pratique du monde en tant que texte infini imposant le décryptage de langages dont il porte les inscriptions, et la tentative constante de s’y accorder par la parole et l’action symbolique sans vouloir le soumettre en entier afin qu’il soit à la seule disposition de l’homme (pp. 29-31).

Évidemment, nous retrouvons ici l’une des trois métaphores qui autorisent l’anthropologie comme écriture et dont nous avons vu que Balandier était l’un des théoriciens, par ailleurs. Mais en même temps l’écriture, notamment dans sa forme autobiographique et comme lecture mantique par le moi de son propre destin, se trouve ainsi fondée en immémorial. Le narrateur peut désormais passer à un récit plus classique de l’enfance, mais il n’en aura pas fini avec ce « passé indéfini » de l’immémorial tant qu’il n’aura pas évoqué les points de contact et les expériences de l’enfant de la Vôge avec le feu du ciel, l’eau des sources, des rivières et des marécages, les obscurités de la forêt primordiale.

Le chapitre du « passé simple » va raconter l’enfance en tant que mémoire personnelle naïve, entendons cette première partie de la vie non mêlée à la vie des autres autrement que par la médiation du récit familial. Articulé autour de la maison familiale de Saint-Loup et appuyé sur ce récit familial, le récit autobiographique arpente l’édifice labyrinthique de l’enfance, à la recherche des personnages et des scènes qui conjoignent l’intimité de la vie familiale et les appels du monde extérieur, cela jusqu’à ce que la simplicité de l’enfance le cède sous les coups opposés et concourants de la simplification et de la confusion qui marquent la période de l’immédiat avant-guerre et surtout la débâcle de juin 40[8].

Désormais, évoquant le temps où s’inaugurent l’âge d’homme et son autonomie, « la mémoire change de régime lorsque l’événement se multiplie, gagne en intensité, met de façon continue la personne à l’épreuve » (p. 175). En présence des interactions d’un premier passé et des incertitudes de l’avenir, de la vie personnelle et des implications historiques, le récit doit se plier à « un effort constant de mise en ordre, de composition et de recomposition ». C’est le chapitre du « passé composé », le plus long, celui qui va de juin 40 aux abords de la décolonisation, celui qui conjugue de manière finalement heureuse les expériences décisives de l’ensauvagement en Haute-Saône, du maquis et de l’Afrique, de l’action et de la science, celui qui adopte résolument le ton d’un élan presque conquérant. C’est aussi le chapitre qui raconte la formation d’une épistémologie, à travers la découverte éprouvée des complexités, des diversités et des dynamiques africaines :

Pour la première fois je prenais conscience, par expérience directe et non plus livresque, du travail historique accompli sans répit par les générations africaines successives. Je voyais plus clairement comment tracer mon propre chemin dans le domaine des savoirs anthropologiques. Je commençais à refuser les commodités simplificatrices, qu’elles reportent à la primitivité éternisée ou à de vastes configurations culturelles unifiantes abolissant la diversité ou à des déterminismes logiques évinçant les hommes de leur propre histoire. Je découvrais des peuples qui s’étaient faits, défaits, refaits, des pouvoirs aux assises et aux formes changeantes, des sociétés et des cultures jamais pleinement constituées. La complexité diversifiante, l’irruption de l’événement et de l’inattendu laissaient dans l’insatisfaction d’interprétations toujours provisoires, toujours à reprendre (p. 254-255).

Le chapitre de « l’imparfait », corrigera, à travers les événements de la période suivante, ce que cette dramaturgie pouvait avoir de trop linéaire et de trop positif. Désormais, en particulier à travers les exemples de la révolution iranienne et des incertitudes africaines, la dynamique du mouvement historique est reprise sous l’aspect de l’imperfection, de la déperdition et de l’entropie. Au détour des années 1960, s’annonce la critique « d’un romantisme historique propice à l’héroïsation des figures libératrices et à l’exaltation théoricienne qui emportait certains jusqu’au rejet des deux Occidents, l’un faussement libre et l’autre faussement socialiste » (p. 322).

Ainsi Balandier en vient-il à ces « temps perdus » de notre « surmodernité ». Comme Augé et Geertz, il montre son inquiétude profonde mais, comme eux aussi, il la dépasse, d’une autre manière mais qui n’est pas sans rencontrer, sur certains points, les perspectives de ses pairs. Certes, les territoires de la science et des techniques sont tellement nouveaux qu’ils peuvent effrayer, mais Balandier pense qu’ils sont déchiffrables. Ainsi « le grand livre de la vie — celui dont les gènes composent le texte » (p. 403) nous ramène à l’idée qu’il y a bien quelque chose à lire mais aussi à celle d’un ailleurs tout intérieur à nous-mêmes cette fois : « Ces continents apparus dans la culture surmoderne, et ancrés en elle, je les découvris à la façon dont les précurseurs de l’anthropologie découvraient, voici plusieurs siècles, les continents de l’exotisme » (ibid.).

Et puis il y a cette confiance dans la culture et dans la création, dans l’écriture aussi. Aucun de nos trois anthropologues ne peut être désespéré : on n’écrit pas sans se tourner vers l’avenir.

 

Post-scriptum : Ce compte rendu était rédigé quand j’ai eu connaissance du dernier livre de Francis Affergan[9]. Son projet est différent, plus général et plus ambitieux, évidemment philosophique, puisqu’il s’agit explicitement de refonder l’ethnologie dans l’anthropologie, et celle-ci dans la culture. Mais il touche à notre sujet. Constatant lui aussi la crise d’une anthropologie confrontée à la diffusion universelle des modes de vie occidentaux et aux apories de ses méthodes, Affergan entend poser à nouveaux frais le problème des conditions de possibilité et de validité de ce qu’on pourrait appeler la raison ethnologique. Pour connaître de manière adéquate telle culture, c'est-à-dire pour rendre compte de trois traits essentiels à ses yeux (elle met en jeu des personnes, des conduites et des valeurs, à travers des événements ; elle constitue un monde lié aux autres mondes au sein de ce qui nous paraît uniformisé ; ses significations se forment dans l’action réciproque de ses agents et de ses interprétants et dans les événements particuliers qui définissent cette action de connaissance), il propose de substituer à la notion unilatérale de modèle celle de « fiction ». Dans son acception la plus vaste, cette notion est épistémologique : elle désigne toute construction, toute élaboration, toute anthropoièsis mise en œuvre de manière dynamique et interprétative pour construire la réalité des cultures et de leurs interactions ; elle est d’inspiration phénoménologique. Mais, par suite, et dans un sens plus restreint, la fiction désigne les procédures à caractère symbolique et singulièrement poétique que le discours anthropologique doit faire jouer, et fait jouer de toute façon, dès l’expérience du terrain, en vue de cette connaissance. La question du style, des tropes, de la mise en intrigue revient donc, sous l’idée d’une logique poétique, c'est-à-dire d’une « logique de la contingence » que l’auteur reprend à Vico :

Pour Vico, l’historien — et nous inclurions l’anthropologue — tel le poète, crée non seulement son objet mais le discours destiné à s’en saisir. En second lieu, l’historien repère ce qui lui est nécessaire, dans le cours des choses du monde, à l’intelligibilité d’une culture ou d’un monde. Cette topique est donc un art qui consiste à imaginer des liens sous la forme de relations, de raisons ou d’arguments, mais en sachant que le vrai, qui n’est que la corrélation entre la chose et l’idée, ne sera jamais atteint. Seul le vraisemblable, dont la différence avec le vrai réside dans l’esprit de fabrication ou de construction, anti-reflet par excellence, pourra l’être à l’aide de l’imagination ou de l’invention. (P. 261.)

Affergan ne prend pas lui-même une posture d’écrivain et ses descriptions des œuvres de l’anthropologie n’ont pas le tour technique de l’analyse littéraire, mais il suggère que, si l’ethnologue occupe une place et remplit une fonction dans l’anthropologie et dans l’implication des mondes socioculturels, il revêt une autorité qu’il retire de sa capacité poétique, au sens large et, d’une certaine manière, au sens métaphorique. Car, si l’anthropologue agit « tel le poète », cette locution le distingue du poète, justement en le comparant à lui.

Il est clair que le travail de Francis Affergan est important : j’aimerais, faute de mieux, avoir donné une idée de cette importance.

 

NOTE AU JOUR DE LA MISE EN LIGNE : Depuis la parution de cet article dans les Archives de philosophie, j'ai eu l'occasion d'écrire une étude détaillée du livre de Francis Affergan sur ce même site : La notion de fiction dans l'anthropologie.

Pierre Campion


NOTES

[1] Voir Clifford Geertz, « Genres flous : la refiguration de la pensée sociale », dans Savoir local, savoir global, Presses Universitaires de France, Paris, 1986.

[2] Pierre Sansot, Poétique de la ville, Coll. d’esthétique, Klincksieck, Paris, 1971. Ce livre vient opportunément d’être réédité, une nouvelle fois, toujours avec la préface de Mikel Dufrenne (Armand Colin, Paris, 1996). Un texte de Sansot figure tout naturellement dans ce numéro de Communications sous un titre significatif : « Le goût de l’écriture : une dérive épistémologique ? ». J’y reviendrai.

[3] Jacques Rancière, dans son entretien avec M. Perrot et M. de la Soudière : « Histoire des mots, mots de l’histoire ».

[4] Pour un livre aussi écrit que celui de Geertz, le lecteur francophone dépend un peu trop de la traduction, quels qu’en soient les mérites.

[5] Partant pour l’Afrique, Balandier emporte les œuvres de Rimbaud préfacées par Claudel, et Henri Pichette l’accompagne à l’embarquement : « Il me plut que ce tournant de ma vie eût pu bénéficier d’un double patronage de poètes. Je voyais mon éloignement comme une aventure poétique, j’anticipais les illuminations désirées » (p. 144). L’ironie ne change rien au sens, au contraire.

[6] L’imaginaire de Balandier est celui du dramatique, pas du tragique. Cela pour deux raisons liées : il exclut l’image de la fatalité qu’il y a dans l’idée contemporaine du tragique comme celle de l’achèvement logique que procure à la raison le dénouement aristotélicien.

[7] L’acte même de ce choix sera raconté bien plus loin, en son temps et selon ses circonstances, qui le colorent plus qu’elles ne l’expliquent (pp. 184 et suiv.).

[8] « La mémoire est une sorte de grande maison inachevable » (p. 87). À l’ouverture de ce chapitre II, la topographie complexe du lieu, son lien au temps des vacances, son caractère fondateur d’imaginaire, le fait de son appartenance à la grand-mère maternelle et jusqu’au nom de Saint-Loup [sur Semouse], tout ici évoque le nom absent de Proust.

[9] Francis Affergan, La Pluralité des mondes. Vers une autre anthropologie, Albin Michel, coll. « Idées », Paris, 1997. Le titre renvoie évidemment à Fontenelle et, par lui, à la tradition humaniste d’une anthropologie et d’une cosmologie premières, non encore séparées des Lettres ni des pratiques sociales (la conversation, les salons, les académies…) et, inversement, d’une rhétorique impliquée dans les actions humaines (Marc Fumaroli). Cette tradition comporte notamment les mises en scène dialogiques de la relation entre les mondes humains (La Hontan, Diderot…) : le sauvage et le civilisé y échangent des assertions, des propositions et des arguments qui touchent à des enjeux de société, pour l’un comme pour l’autre, et principalement pour le civilisé.


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