RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion

Compte rendu du livre de Jacques Réda, Ponts flottants.
Texte mis en ligne le 4 août 2006.

© : Pierre Campion.

 reda
Jacques Réda, Ponts flottants, Gallimard, 2006, 196 pages, plus quelques pages blanches brochées par la générosité de l'éditeur et comme pour nous offrir, au livre même, un espace où noter nos réflexions, dans la foulée.


PONTS DE BATEAUX

Réda, simple soldat dans l'arme du Génie

Mille regrets, de n'avoir pas vraiment lu Réda avant ces Ponts flottants. Surmontant la confusion qui nous en prend sur le moment, et définitivement appâté par ces textes, à petites fois avançons dans ce livre, comme si son auteur n'avait rien publié d'autre — ce que démentirait au besoin la liste des œuvres « du même auteur » en première et dernière pages —, et comme si personne n'en avait jamais rien écrit (aussitôt affiché par les rouages cachés de Google, tel site m'assure évidemment du contraire…).

 

Si cela existait dans le monde mécanique, ce serait une machine à démesurer l'espace et à temporiser le temps — à ralentir le mouvement, à le retarder ou à le différer, à le suspendre et y revenir, et à le faire repartir de plus belle —, une machinerie qui trouverait ses réalisations approchées dans le dérailleur d'une bicyclette (Peugeot), dans la course paradoxale d'un passager du TGV Paris-Marseille, dans la croissance des arbres, dans la marche à pied, et dans les allers-retours chariot d'une machine à écrire (Olympia), — ajoutons, bien que Réda apparemment n'en ait cure : dans les processus étourdissants de l'informatique.

Cela existe, mais dans le monde des styles ! Dans chacun de ces textes brefs de Réda, avec les effets seconds et multiplicateurs que produit le recueil de ces textes en volume : on ferme le livre pour y rêver ; on l'abandonne une heure ou plusieurs jours ; on s'y remet ; on s'en enchante : on a envie d'en écrire.

C'est une machine à mettre au pas le lecteur : à le rappeler aux réalités de son exercice, c'est-à-dire et d'abord au lexique du français (oui : que le nom du crépuscule s'applique aussi bien au matin qu'au soir, que le mot de temple révèle une étymologie qui le rapporte à un certain découpage de l'espace, que le nom propre de Niépce porte bien un accent aigu…), et puis aux rigueurs de notre syntaxe et de la rhétorique : aux fonctions des pronoms, conjonctions et prépositions, des modes et des temps, des accords et de la ponctuation, à la logique des périodes, aux déplacements et reclassements que produisent dans l'esprit les oxymores, les métaphores et les anacoluthes (et les ellipses), et l'intercalation de séquences versifiées ; en somme aux simples devoirs de son office (d'attention, de réflexion et d'anticipation, de spéculation, d'interrogation sur ses propres compétences grammaticales et prosodiques) — non sans que, par instants mais à vrai dire rarement, ce lecteur, au désespoir de l'analyse et forcé de conclure à quelque coquille, en effet ne prenne en défaut, sans vraiment l'avoir voulu, l'auteur penché sur ses deuxièmes épreuves et momentanément étourdi de l'un de ses propres tours. Mais justement l'on prend grand plaisir à l'observance de ces obligations, tellement Jacques Réda rajeunit en nous le sens de la lecture et nous fait voir du pays.

L'espace et le temps

Pour celui qui les fréquente et qui les aime (si effrayantes parfois qu'elles soient, comme dans le quartier de Belcier à Bordeaux), pour qui va vers elles et les circonvient une par une puis se déplace de l'une à l'autre, les choses se tiennent dans l'espace et dans le temps du monde, ou plutôt, chacune autour d'elle-même, elles développent, elles suggèrent physiquement (elles disposent ; elles imposent, ou elles laissent déposer) l'espace et la durée extrinsèques qui leur conviennent, et non à nous (quoique, comme on va le voir…).

Les choses existent, et cela leur suffit. Et cela devrait nous suffire.

Quand elles sont rues et quartiers, leurs angles et leur élévation mesurent à leur aune le reste de la ville et leurs propres ciels, et définissent le genre de la vie que l'on exercerait au regard de ces emprises ; quand c'est le terminal d'autobus et de métro Gallieni, elles donnent consistance à l'espèce de brouillard qui les enveloppe, elles déterminent la population mêlée d'une rame, une certaine attente et enfin cet élan initial du tout, à l'heure dite (« La sirène bêle, les portes claquent, l'humanité s'engage sur la ligne n¡ 3 », p. 47) ; et quand c'est le TGV, alors c'est tout un paysage presque sans limite qui accourt du plus loin rapporter à la fenêtre du voyageur son horizon, ses villages et ses bois, et jusqu'aux poteaux sautants des caténaires : « Bien établi dans le silence et la régularité de sa vitesse, le déplacement fuit sous une bulle où l'on croit ne plus bouger » (p. 110). Cependant… « ce ne sont pas les lieux que je décris, c'est l'impression que j'en ai reçue » (p. 90). Car ces paysages s'établissent en fait selon les chiffres écrits par les architectes et les ingénieurs, tels qu'ils se réalisent au sein mystique des Nombres, tels que ceux-ci s'y rêvent par moi. Ils s'informent dans les images et mythes du monde tels que je les reçois de mon appartenance ancienne à l'humanité, et dans mes propres souvenirs, tels que ces choses en mouvement et m'assoupissant les raniment en moi : « Est-ce que j'avais dormi […]. J'avais retrouvé l'odeur déjà presque panifiée de la poussière autour de la batteuse, […] celle du paquet de tabac que les hommes se repassaient près de la source où trempaient les bouteilles […] » (p. 112). Bientôt toute une expérience de photographies, de films et de peintures aura transfusé en un fleuve unique d'images, où coulent notamment les grands cours d'eau du monde (« le Mississippi et l'Amazone, le Nil, le Yang-Tsé, le Danube, la Loire, le Rhône, l'Alphée et l'Amour » p. 162), et tout ce qui fut vu et rêvé par moi, toutes ces choses ainsi mêlées dans mon esprit — et se confondant avec lui, sous la première personne de « […] nous qui sous notre éclat pacifique ou rieur ne sommes au fond que ténèbres, consentement à une volonté que la source oubliée édicta d'un seul bond joyeux » (p. 164).

Mais avant de parcourir rues et quartiers, de dévaler une côte abrupte tous freins lâchant, et bien avant d'oser entrer dans la cour de la grande école (péripatéticienne, épicurienne ou stoïcienne, ou kantienne), le poète avait pris déjà des leçons de retour sur soi, de décentrement (de tout par rapport à soi) et de disproportion (entre les choses, et entre elles et soi), de retournement même, au moins sous la forme d'un vœu (« Que ne vivons-nous à l'envers, prélassés sur le ciel qui prendrait alors à la terre son trésor de couleurs, plus riche que les nuances pourtant inépuisablement diverses du gris et du bleu ? […] » pp. 118-119), cela en regardant danser la petite Liline (« Il y a loin de la gravitation qui meut le soleil et toutes les étoiles, à l'attirance que, bien petits encore et sans réciprocité, nous sentîmes l'un ou l'autre pour Liline quand elle dansait » p. 179) et même, une fois, en pissant vigoureusement, jeune garçon, « sur un plan de terre sèche presque battue et d'une légère inclinaison » (pp. 86-93).

Ce jour-là, en effet, considéré ainsi d'en haut et comme création nouvelle ordonnée à la perspective de son auteur, s'inscrivit à ses pieds tout un réseau hydrographique, sujet aux mêmes dynamiques que tout autre mais voué lui très vite, il est vrai, à l'effacement :

C'est alors que j'eus subitement l'impression d'avoir changé d'échelle : il ne s'agissait plus de ruisseaux, mais bien de tout un réseau de vraies rivières, qui bientôt confluèrent au centre pour former un seul fleuve, parsemé d'îles, dont j'eus peut-être l'illusion fugitive d'avoir été le Créateur. (p. 87)

« De bien dévergondants sujets » (p. 174)

Topologie d'ensemble, proposition générale : « On ne conçoit pas d'objets sans vide autour » (p. 156).

Autour de chaque chose que nous rencontrons, il se constitue donc un certain lieu, pour ainsi dire son lieu, vide mais non pas vain, et, approprié à chacune, de mêmeil y a son mouvement ou son repos (Lucrèce, livre I, v. 463 : « rerum motus placidaque quies, le mouvement des choses et leur repos »), mouvement et lieu vrais de cette chose au sein du mouvement et du lieu universels des corps (idem, I, v. 426 : « locus ac spatium quod inane vocamus, ce lieu et cet espace que nous appelons le vide »), lesquels Réda nous invite à nous représenter selon les catégories tout humaines de l'espace et du temps. (Eh quoi ! nous ne sommes pas des dieux. Encore que…)

Ainsi, presque à toute occasion, et surtout vers la fin de son livre, inclinant irrésistiblement à la philosophie et à la métaphysique et se dévergondant, Réda s'en va aux questions dernières, à « ce raisonnement qui, en présence de ce qui existe, nous incite à soupçonner qu'il pourrait ne rien y avoir, et parfois à nous étonner qu'il y ait quand même quelque chose » (p. 184). Leibniz n'est pas nommé, car le poète va par lui-même, tout naturellement et simplement, aux limites des choses et de lui-même, lesquelles forcément ont nom l'infini et l'éternité.

Qu'est-ce que l'infini selon Réda ? C'est la portée d'espace illimitée que, de proche en proche, mesure tout objet dès lors qu'il existe. (De la chose, derechef qu'elle existe, et si elle existe elle satisfait parfaitement à elle-même, ramenant à soi tout son espace [tout l'espace] et tout son mystère [tout mystère] au seul fait vraiment qui soit mystérieux, et bien assez comme ça : qu'elle est, là où elle est et comme elle est.) Qu'est-ce que l'éternité ? non pas l'étendue humainement inconstituable de ce qui n'aurait pas eu de commencement et n'aurait pas de fin, mais la portée de temps sur laquelle, à tel instant, à tel présent, s'enlèvent le mouvement et le repos de la chose, c'est-à-dire, par elle avec elle et en elle, de tous ses moments et figures possibles :

Soudain rien ne bouge plus ; le présent étincelant me saisit sous le ciel d'un soir de juin à sept heures.

Même l'astre demeure en suspens et il n'y a plus d'avenir dont les arrière-pensées me menacent.

C'est plutôt moi qui suis l'avenir de ce qui m'a précédé, depuis les huttes blotties dans l'île entre leurs palissades jusqu'aux anneaux successifs des remparts tour à tour abolis comme ceux d'une onde à partir du premier donjon. (p. 26)

Ce sont les dimensions immanentes à tout moment et à tout objet situé ici et maintenant dès lors qu'il est envisagé en soi et selon « notre dévotion à l'espace » (p. 31), et de toute disposition de l'âme qui saurait s'ordonner à cette considération-là de cet objet-là.

(Notons-le, pour éviter toute fallacieuse proximité qui pourrait se former un instant dans notre esprit : ce n'est pas le général, tel qu'il se forme dans le particulier : ce n'est pas la définition-description de Ponge ; ce n'est pas cet évitement sourcilleux qu'il a de toute métaphysique ; ce n'est pas le travail de « l'on » [ille homo], c'est l'expérience somme toute quelconque d'un quidam. Ce n'est pas non plus l'effusion du promeneur solitaire. Jacques Réda n'appartient pas à la société du génie, il sert comme pontonnier dans le corps du Génie, une arme modeste, à l'égal du Train ou des Transmissions ou du Matériel.)

Une petite métaphysique

Nouvelle proposition : « Ainsi tour à tour j'explorais en mouvement l'inerte et me livrais immobile à la volupté du mouvement » (p. 147).

Encore plus dévergondé. Ce sujet, ce moi à peine certain, ce quidam… Aboli décidément toute notion de toutes les limites, voilà en ses espèces d'exercices spirituels qu'il s'intimise l'éternité et l'infini et qu'il se dissout dans les remous ainsi créés, par exemple au moment des deux crépuscules :

Comme s'il existait pour la lumière l'équivalent de ce qui parfois nous oblige à retenir notre souffle.

Elle s'immobilise alors au bord d'une plage de non-temps dans le flot réputé indiscontinu des secondes qui font des heures, des jours, des siècles, des millénaires, puis quoi ? — le temps finit par se dissoudre aussi bien dans l'énormité de sa durée que la matière dans l'infinitésimal vibratile de son substrat.

C'est donc à une manifestation d'éternité que j'assiste et, dans le moment où je les constate, je n'ai pas (sous peine de fausser ou perdre le sens de ce qu'elles m'apprennent) à discuter mes impressions : elles m'absorbent. (p. 14-15)

Voilà que, se déplaçant dans un train qui roule à 250 à l'heure, et se projetant en chacun de ces villages impénétrables qui viennent à paraître le long des crêtes, il se demande « si dans tous ces endroits où j'ai le sentiment assez fort d'avoir vécu, de vivre encore, me vient la moindre intuition de mon passage dans ce train dont, par accoutumance, je ne remarque même plus le sifflement filé de reptile d'une nouvelle anté-préhistoire en marche vers l'inconnu » (pp. 115-116).

Voilà qu'il prétend, lui, être entré dans une pierre, ou plutôt : « Depuis toujours j'ai vécu dans une pierre dont j'ignore l'aspect extérieur : peut-être un rocher considérable, une montagne, ou un caillou tout ordinaire que vous avez chassé du pied » (p. 151).

Ma religion consiste à supposer qu'à la longue je cesserai de tomber, parce que ma pierre en aura heurté une bien plus grosse et plus solide, qui éclatera pourtant aussi, mais cela toujours à l'intérieur d'une troisième (je dis troisième pour schématiser) qui sera la pierre d'où ne s'évadent pas même les archanges supersoniques, rayonnant en tous sens autour de la colombe du Saint-Esprit. (p. 154)

Voilà, logiquement, que, bien établi dans son siège à la fenêtre de son TGV, ce moi va connaître une sorte d'apothéose :

Insensibles d'abord, il faut que d'amples ondulations se prononcent avant qu'on perde le souffle, assis, et qu'un mimétisme nous règle sur le torse d'un dieu plongé dans un sommeil invincible mais protecteur, et qui respire.

[…]

Les lobes cérébraux en épis sur leur densité de graines, je n'étais, entre le glissement du train et celui de l'espace qui s'annulent, que l'une de ces tiges dans la masse du présent bondissant et fuyant, dans le sommeil du dieu qui la porte.

Ensuite apparurent de vaporeux silos basilicaux, des entrecroisements d'autoroutes vibrant comme des courroies, et ce matelas de mouture grise à l'horizon sur la cuisson de la ville. (pp. 112-113)

Incarnation toute païenne, métaphysique et religion ironiques : toute la distance, toute la gaieté et tout le sérieux de l'ironie qui conviennent à un homme qui connut sa première expérience de démiurge de la manière que l'on sait, laquelle lui inspire de comparer les figures de sa production urinaire au « delta d'encre où [l]'entraîne le courant paresseux mais opiniâtre des jours » (p. 93). C'est pourquoi, même venu à fréquenter les abords de « la grande école » et entrant dans une sorte de dispute philosophique avec lui-même sur « l'idée à la fois poudreuse et massive de Dieu », sans être dupe de cette rhétorique très dix-huitième, notre quidam envers et contre tout maintient la valeur mystique, même modeste, de son expérience :

Ô théologiens acrobates, subtils jongleurs de l'Être et de ses accidents, sublimes contorsionnistes de la Justice et de la Miséricorde, hardis funambules du Bien et du Mal, du libre arbitre et de la prédestination, saints Euclides de la quadrature du cercle métaphysique résolue par la Trinité,

         dites-moi où j'en suis et si je ne ferais pas mieux de montrer cinq fois par jour mon pauvre derrière au seul tout-puissant Autocrate,

[…].

Voilà comment j'errais de nouveau par les couloirs de la grande école et pénétrais dans l'une ou l'autre classe où, sur le tableau noir, on n'a pas effacé les équations, figures et formules énigmatiques.

Je ne suis bon qu'à secouer le chiffon et contempler, ruisselant par les brèches que l'automne a déjà pratiquées dans les marronniers roussis de la cour silencieuse, le rayon vespéral qui se diffuse à travers le nuage de craie, tel un corps glorieux pour lequel je suis plus impalpable qu'il n'est pour mon désir de le connaître et de l'adorer. (p. 177-178)

Un certain écrivain

Axiome du quidam : « ma disparition en tant que sujet distinct seulement par son entêtement à écrire » (p. 116).

« On m'a parfois […] demandé comment j'écris et comment je circule, alors qu'il s'agit sans doute d'une seule et même forme d'activité, mais supposant l'utilisation en alternance de deux bien distinctes machines » (p. 55). Certes, puisque par l'une et l'autre on se déplace dans le monde, la deuxième cependant, pratiquée par après et selon ses propres allers-retours scandés par sa propre sonnette (fi de l'ordinateur, au ronronnement uniforme !), elle retraçant plutôt qu'imitant les parcours de la première et se pliant à l'énonciation intérieure d'un corps (« Je suis un chiffre, un code, et j'ai à ouvrir quelque chose comme une boîte à musique avant que le temps ne m'ait ramené à zéro » p. 148), cela à l'intention secondement du tiers qui vient s'immiscer dans une expérience où on ne l'attendait plus et qui s'appelle le lecteur — secondement, car le poète est le premier lecteur de lui-même (p. 82).

À l'intention de l'un et de l'autre, construire.

Creuser les phrases elles-mêmes, et le texte formé de nombre de ces phrases, et le volume recueilli de ces textes, par les effets que nous avons suggérés plus haut : les évider pour les faire sonner.

Les ouvrir à l'esprit par des accidents et incidentes de toutes sortes ; aménager des espaces idéaux, ceux-ci fussent-ils minimes, comme par l'effet juste d'une virgule ou d'un tiret ; ou certes plus vastes, par le biais d'une parenthèse, d'un alinéa jeté en pleine phrase ou bien du doute instillé sur la chose, la personne ou le fait appelé ou rappelé par tel pronom ; ou grâce aux blancs en quelque sorte liturgiques, en tant que repos et silences inscrits d'office entre les versets de ces espèces de poèmes en prose, que visitent les fantômes de Bertrand, Baudelaire et Mallarmé, de Rimbaud (« Soir d'orage à Puimichel »), de Cendrars, voire de Valéry, celui-ci évoqué (p. 155) pour un vers qui n'est pas cité (mais qui pourrait bien être Été, roche d'air pur…) ; ou par le jeu de telle métaphore, ici doublement opportune à citer (pp. 168-169 : « Ainsi l'arbre patient écrit. […] [Il] s'y prend quelquefois par toutes sortes de détours tortueux, subtils, avec des élans, des audaces, des repentirs, des reprises, des digressions, des bifurcations et dichotomies dont le spectacle enseigne que le temps est aussi liberté contingente accordée aux formes de se déployer dans tous les possibles d'une vie, de l'infusoire à l'hippopotame en passant par le champignon, l'huître, l'orchidée, le rossignol et le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences ») ; ou encore par l'effet des oppositions formées à distance dans le livre, ou de provocations, métaphysiques et autres, nous en avons cité…

À l'instar des choses elles-mêmes qui se soulignent chacune d'un cerne immense de temps et d'espace, ménager donc à l'esprit d'un lecteur plutôt borné des occasions d'échappées sur l'infini et l'éternel que procure, autrement mais de manière inachevée, une circulation attentive dans le monde.

Et ainsi, se fiant à tout appui possible, à toute aspérité, même la plus menue (dans les choses et dans les souvenirs, dans les phrases) et à tout courant apparemment favorable — et jouant sur ceux qui ne le seraient pas —, Réda lance dans le cours du monde de ces ponts de bateaux, auxquels il se serait exercé à l'armée (pp. 188-190), et qui ne sont pas ici pour conduire sur quelque autre rive assurément sûre de son genre de transcendance et d'éternité, ni même en vue d'« occuper solidement les hauts lieux fortifiés par la science des sages pour y établir des régions de sérénité, munita tenere edita doctrina sapientum templa serena », d'où l'on puisse, suave mari magno, contempler les combats, mais bien pour tâcher de voir, espace et temps remontés au sein de leur tumulte, de quoi il retourne.

Aussi, Jacques Réda, travaillez-vous à inquiéter vos lecteurs, et à les mettre en mouvement, chacun à sa manière (ils vous en remercient sans doute). Pour moi, c'est fait.

Pierre Campion


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