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Pierre Campion : Le philosophe et le style. Ricœur aux prises avec À la recherche du temps perdu.

Intervention prononcée le 13 janvier 2014, dans le cadre d'une journée d'études du Fonds Ricœur (Faculté protestante de Paris) sur « Les pouvoirs heuristiques de la fiction ». Organisation et modération : Dominique Combe et Yvon Inizan.

J'ai conservé le dispositif oral de l'intervention.

Référence sur ce site : une intervention prononcée en février 2000 à l'IUFM de Rennes.

Mis en ligne le 18 janvier 2014.


Le philosophe et le style

Ricœur aux prises avec À la recherche du temps perdu

Dans cette intervention, je voudrais examiner la perspective que Ricœur prend sur l'œuvre de Proust et, profitant de cette occasion qui nous met ici en dialogue, m'interroger sur les rapports que nos deux disciplines entretiennent entre elles à propos des œuvres littéraires.

Cela à travers trois développements :

- Une analyse de la manière selon laquelle Ricœur pratique À la Recherche du temps perdu

- Une interrogation sur l'intention stratégique de Ricœur

- Une réflexion brève sur la relation entre nos deux disciplines, philosophie et littérature, relation concernant la littérature

I – Le traitement de la Recherche dans Temps et récit

Tout d'abord donc une impression et une réflexion de « littéraire », sur deux faits un peu étranges dans la position de Ricœur : l'exigence des deux lectures et la question du style de la Recherche.

1 – L'exigence des deux lectures

Dans la Recherche, l'histoire, selon Ricœur, serait celle d'une « interminable errance » à laquelle mettrait fin la visitation (la révélation) du Temps retrouvé. D'où la nécessité de deux lectures, successives, pour comprendre l'œuvre… L'une qui suivrait l'histoire en quelque sorte à l'aveugle et la deuxième, instruite par les révélations du dénouement, qui reprendrait toute l'histoire en la comprenant désormais.

 

J'entends bien qu'il s'agit d'une supposition à caractère heuristique.

J'entends bien aussi que Le Temps retrouvé revêt en effet le sens d'une révélation — qui fait injonction, au narrateur —, celle d'avoir à écrire. Non pas au lecteur, d'avoir à relire.

Certes, aussi, censément, le narrateur ne sait pas où il va, il se livre au soliloque errant des réveils dans la nuit.

 

Mais l'auteur, lui, le sait, et même la narration et le récit entier le savent aussi. Censément parole errante, la narration parcourt l'édifice mental d'un sujet, suivant les nécessités de sa constitution, telles qu'inscrites dans son corps.

Et cela le lecteur (la figure heuristique du lecteur) ne peut pas ne pas le savoir, instruit qu'il en a été dès l'ouverture du livre et tellement à chaque instant il en est averti par certains signes ou signaux, à l'œuvre dans le style.

En quoi consistent ces signes ? Un peu, comme le dit Deleuze, en des avertissements de vérité, dispersés dans l'histoire. Mais surtout ces signes consistent dans des faits de l'écriture ; ce sont des actes de désignation, lesquels visent, au passé, ce que voyait le narrateur en ses réveils : les personnages et événements du sujet : le Swann de mon enfance et celui d'avant ma naissance, Combray et Guermantes, Balbec, Doncières, etc

Parmi ces signes ou signaux, l'incipit n'est-ce pas… en tant qu'il désigne, immédiatement mais allusivement, la situation et les opérations d'une certaine écriture : maintenant, je ne me couche plus de bonne heure ; la nuit j'écris…

Or méconnaître cet effet-là dans la figure heuristique du lecteur de la Recherche, c'est méconnaître une figure fondamentale de ce récit qui est : la distinction entre le narrateur et l'écrivain, celui-ci devant constamment s'effacer devant le narrateur au sein de la narration ou encore s'abolir dans le narrateur.

La fiction mère de la Recherche, c'est la parole d'un sujet qui a un accès immédiat, par le fait de son corps, à la totalité de son existence. Cette parole, bien sûr, est produite par une écriture de la parole. Laquelle n'existe, en tant qu'écriture, que par la fiction distinctive entre le narrateur (qui soliloque) et l'écrivain (de cette parole censément errante), distinction à maintenir absolument. Car sans cela le récit s'effondrerait[1].

2 – La question du style de la Recherche

La deuxième étrangeté, c'est justement la confusion que fait Ricœur entre le style de l'œuvre (que nous avons entre les mains, À la recherche du temps perdu) et le style de l'œuvre (à écrire, absente) qu'annonce le récit de la révélation dans Le Temps retrouvé.

Du narrateur, dans l'œuvre, nous avons très peu d'écriture avouée comme telle. À vrai dire, nous en avons seulement « un petit morceau » : la page des clochers de Martinville.

Méconnaître cette donnée de la fiction, c'est à nouveau méconnaître la fiction fondatrice et fondamentale de la Recherche.

Or cette fiction partout présente, et qui exclut l'écriture au sens pratique, technique et direct, est explicitée justement, et de manière paradoxale, dans Le Temps retrouvé, notamment dans la déclaration célèbre selon laquelle « le style est une question non de technique mais de vision[2] ».

Ou, plus exactement, présente partout au titre d'une « vision » maintenue de manière très rigoureuse parce qu'elle est organique, cette fiction est explicitée dans Le Temps retrouvé. Le mouvement de l'œuvre consiste à amener la découverte — longuement préparée certes, non pas comme le dit Ricœur par des avertissements mais dans le style de l'écriture —, la découverte selon laquelle une œuvre est à écrire, dont le style est décrit comme à réaliser. Cette œuvre, nous ne l'avons pas, nous n'avons que l'histoire de sa décision, racontée par une voix, mais nous avons l'énoncé de la distinction qui préside à l'œuvre réelle. L'œuvre que nous avons est écrite selon un principe paradoxal et intangible : elle n'est pas écrite, elle est parlée.

En somme, dans la Recherche, il faut que l'écriture se fasse oublier en tant que telle, au profit d'une diction ; tout au plus il faut et il suffit que l'écriture, comme opération, soit allusivement désignée.

 

Stylistiquement parlant, le déictique est la figure de l'oralité. Ici il marque la parole d'un sujet, imaginaire, qui parle à un tiers, imaginé, de son corps-monde : de Swann et de Mme Swann, de l'église de Combray, de la sonate de Vinteuil, etc. Le déictique montre des visions, celles de l'homme qui se réveille à lui-même et à son monde.

Si bien que le trait décisif du style de la Recherche et le principe de sa fiction, c'est l'immense déictisation que l'étude littéraire a les moyens propres de mettre en évidence, spécifiquement, à tous les niveaux possibles : la phrase, les images et jusqu'à la composition. Ainsi, en un sens, pourrait-on traiter Un amour de Swann comme l'indication démesurée et inversée de la composition de l'œuvre entière (un récit dramatique dans un récit non dramatique), c'est-à-dire, au sens large, comme un fait de style…

Ce qui est manifesté à la fin du livre, ce n'est pas une vérité de la vie ni même de l'œuvre, c'est la nature du style de l'œuvre, lequel est à l'œuvre dès la première ligne.

 

Mais pourquoi cette méconnaissance dans Ricœur, qui choque d'emblée « le littéraire » ?

II - L'intention stratégique de Ricœur

Les trois œuvres étudiées dans le volume II de Temps et récit (« La configuration dans le récit de fiction »), sont Mrs Dalloway, Der Zauberberg, À la recherche du temps perdu. Leur nécessité au sein de l'entreprise générale de Temps et récit consiste en ceci : choisir trois œuvres narratives comme trois fables dans lesquelles on puisse décrire comment telle expérience du temps se projette de manière imaginaire en vue de laisser s'y projeter, par les lectures, l'expérience ordinaire du temps. Ou encore, dans les termes de Ricœur, il s'agit de décrire comment cette expérience ordinaire du temps se refigure au sein des lectures, en s'appropriant les configurations formées dans ces fables (« Pour illustrer mon propos […] » (volume II, 150-152).

Dans le volume II, ces trois œuvres occupent 75 pages sur 234 et l'étude de la Recherche fait 30 pages.

Celle-ci vient après une longue approche, que je résume ainsi :

- un parcours entre les disciplines : l'histoire littéraire, la linguistique, la sémiologie, la narratologie et, en dernier, la poétique selon Genette (la poétique d'Aristote, revue à la lumière des disciplines contemporaines et à travers Proust)

- ce parcours consistant à disposer, récuser et cumuler entre elles les perspectives

- et destiné à conduire à la lecture de Proust.

Puis, dans l'étude même de Proust, une nouvelle marche d'approche :

- par l'opposition entre une lecture de La Recherche comme autobiographie de Proust et une lecture comme d'une fiction

- par un travail sur la perspective de Deleuze pour conserver l'idée de signes et substituer une problématique de l'action à une problématique de la vérité[3]

- par un travail sur la perspective d'Anne Henry, destiné à évoquer le rapport de Proust à la philosophie et à écarter une simple transposition de la culture philosophique de l'écrivain dans son œuvre[4].

Ces approches indiquent la conception stratégique de cette étude — comme d'ailleurs et en général dans bien d'autres travaux de Ricœur…

En somme, et dans l'intérêt de son travail philosophique sur le temps, Ricœur a besoin de considérer la lecture de la Recherche comme une aventure à raconter, celle d'un lecteur d'abord abusé ou perdu puis désillusionné ou retrouvé, bref il considère la Recherche en tant que l'illustration d'une expérience de refiguration dont la théorie générale sera examinée au volume III : « Le Temps raconté ».

Cette aventure présumée dans l'œuvre, cette fiction mais de Ricœur, consiste dans l'apprentissage du lecteur de Proust à la fonction de refiguration de ses figurations premières à travers les configurations narratives instituées dans le texte de Proust. Cette expérience du temps, c'est Ricœur qui la raconte.

Cette perspective stratégique sur l'œuvre de Proust n'est pas en soi choquante surtout dans une philosophie de l'action qui est elle-même action et cela d'une manière générale, en tant que cette démarche philosophique mobilise — trait constant de la pensée de Ricœur — les autres pensées dans l'intérêt de la sienne.

Cela, simplement, il vaut mieux le savoir.

 

J'en viens maintenant à un questionnement plus large ­— disciplinaire — auquel peut donner lieu ce travail sur Ricœur, au sein d'une journée interdisciplinaire comme celle-ci.

III – Deux disciplines en dialogue : la philosophie et les études littéraires

Ma référence est celle-ci : le livre récemment paru Le Travail de la littérature. Usages du littéraire en philosophie[5]. C'est un livre d'études collectives, riche et divers, une synthèse à bien des égards.

Cependant, malgré les déclarations répétées qui figurent dans l'introduction de ce livre et comme son sous-titre l'indique, la littérature est ici devenue un objet privilégié de la philosophie, c'est-à-dire, malgré toutes les précautions posées et malgré le privilège à elle accordé, un moyen de travail de la philosophie sur elle-même : parlant « du point de vue de la philosophie et pour la philosophie » (p. 13), l'introduction du livre s'adresse directement à la littérature (au sens du corpus de ses œuvres telles qu'elles sont écrites et lues) en proposant une ou des pratiques de lecture propres à « faire travailler la littérature à l'intérieur de la philosophie » (p. 22). Par là, on signifie deux choses : que la philosophie, ici, entend bien user en effet des œuvres littéraires comme de moyens pratiqués selon sa demande, selon ses propres méthodes et selon sa propre utilité, et que la discipline littérature (la littérature des « littéraires » cette fois, n'est de rien dans cette affaire.

Or, dans le même ouvrage, la contribution de Marielle Macé, « Stylistique de l'existence entre philosophie et littérature », déplace heureusement le point de vue du côté de la littérature[6].

En substance, d'une part, elle développe une conception élargie du style comme l'ensemble des manières d'être que les sujets développent dans l'usage du monde et ainsi elle réintègre la notion de style dans la perspective philosophique de la vie bonne. D'autre part, elle voit dans la littérature comme activité créatrice un lieu privilégié de cette conception. Et elle suggère que « les littéraires » sont bien placés pour étudier, hors stylistique proprement dite et bien au delà, les formes, modalités et effets du style dans les œuvres littéraires[7].

 

Vous voyez bien où je veux en venir  — au vœu d'une rencontre entre nos deux disciplines : non pas seulement d'un dialogue ponctuel, mais d'une interaction incessante dans laquelle, l'une par l'autre, elles se travailleraient, réciproquement et à égalité, dans l'intérêt de chacune, et des œuvres littéraires et philosophiques.

C'est ainsi que j'entends notre journée d'aujourd'hui…

Pierre Campion



[1] Paul Ricœur, Temps et récit, volume III, p. 234, dans une analyse théorique de la fonction d'auteur et des rhétoriques employées à se dissimuler (et non pas à propos de Proust !) : « Le comble de la dissimulation serait que la fiction paraisse n'avoir jamais été écrite. » Dans Du côté de chez Swann, cette dissimulation de l'écriture en elle-même a si bien fonctionné que Gide s'y est d'abord trompé. Pour Gide et la NRF, seule comptait la qualité de l'écriture, laquelle ici, justement, se dissimulait…

[2] « […] car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision » (Bibl. de la Pléiade, éd. Tadié, vol. IV, p. 474).

[3] Avant-dernière position reprise, discutée et dépassée : celle de Deleuze (vol. II, p. 194-195), à propos des signes. Ricœur recueille la notion de signe et la porte d'une problématique philosophique de la vérité à une problématique philosophique de l'agir humain, tel que pratiqué au sein des textes.

[4] J'observe que la dernière discussion met en cause trois philosophes : Deleuze, Anne Henry et Ricœur, et sur des positions philosophiques.

[5] Daniele Lorenzini et Ariane Revel, Le Travail de la littérature. Usages du littéraire en philosophie, Presses Universitaires de Rennes, coll. Aesthetica, 2012. Voir sur ce site un compte rendu de ce livre.

[6] Voir par ailleurs Marielle Macé : Façons de lire, manières d'être, Gallimard, 2011.

[7] Voir Marielle Macé, « Formes littéraires, formes de vie », Les Temps modernes, janvier-mars 2013, n° spécial « Critiques de la critique ».

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