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Pierre Campion : Imprimé par la main de la Nature. Sur une photo de Talbot.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 8 mars 2009.


Imprimé par la main de la Nature

Meule de foin à Lacock Abbey

La Meule de Talbot
Image reprise du livre de Sophie Hedtmann et Philippe Poncet, William Henry Fox Talbot, les Éditions de l'Amateur, avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

Vers 1840, avant même que le jeune Flaubert ait eu l'âge et le temps de se poser clairement le problème de la description, une espèce de gentleman campagnard, féru de sciences et du nom de William Henry Fox Talbot, le comprit, le formula et le résolut d'un seul mouvement et avec une rare élégance, tout simplement en inventant l'un des procédés photographiques, à l'enseigne du calotype (du grec kalos tupos, « la belle impression[1] »), dans le temps même où apparaissaient, par une autre technique et sous un autre nom, les premiers daguerréotypes de la concurrence. Ainsi, avec sa Meule de foin, la planche X de sa publication The Pencil of Nature (Le Crayon de la Nature), laquelle il accompagne de ce commentaire, d'ordre général et théorique plutôt que descriptif et technique (je le cite en entier)[2] :

Un des avantages de l'art photographique sera de nous permettre d'introduire dans nos images une multitude de détails infimes qu'aucun artiste n'aurait pris la peine de copier d'après nature avec ce degré de minutie alors qu'ils ajoutent vérité et réalisme à la représentation.

Satisfait par l'impression d'ensemble, il jugerait sans doute indigne de son génie de copier chaque petit accident de lumière et d'ombre : il ne pourrait d'ailleurs pas le faire sans y trouver des difficultés infinies et y passer un temps disproportionné qui serait bien mieux utilisé autrement.

Cependant il est bon d'avoir à notre disposition les moyens de rendre ces menus détails sans plus d'efforts, car leur fonctionnement peut être un attrait supplémentaire aux yeux de certains.

Par un dispositif optique et chimique qui fasse agir la lumière, laisser la nature en personne imprimer son image sur du papier ! Cela à propos d'objets choisis en vue de la faire au mieux exprimer ses talents et pour exalter aussi les possibilités commerciales et autres d'un art inédit dans l'histoire de l'humanité.

Certes ici Talbot oppose la photographie naissante aux arts plastiques consacrés, mais cette critique pourrait bien valoir aussi pour l'entreprise littéraire, dès lors que celle-ci, en effet, recherche non pas seulement l'impression d'ensemble que produisent les choses et les êtres mais encore leur réalité même, c'est-à-dire le mode de la présence qu'ils proposent et opposent à la représentation : massifs, excessifs, rebelles précisément à être décrits en l'infini détail de leur apparence et de la matière que cette apparence dérobe au regard et enferme solidement. Pour ce faire, à grande dépense de phrases, Flaubert inventera bientôt un processus de saturation de la conscience du lecteur, par l'évocation et l'accumulation de certains détails, entendons de ceux qui, leurrant l'imagination, la conduisent à se représenter l'objet comme absolument infrangible en lui-même et inscrit dans la continuité du monde, à l'instar de ce que la réalité est supposée être à nos yeux, insécable et inanalysable : la poussière sur une table, les boues en suspension dans l'eau des mares, la continuation de la peinture d'un plafond dans le ciel par les fenêtres, l'ennui prégnant en une âme jusqu'à l'étouffement… Ainsi le travail démesuré que Flaubert demande au style en vue de maçonner le transit de l'écriture et de la lecture en des phrases, des paragraphes et des livres qui tiendraient tout seuls à l'égal de la solidité et de l'insistant rayonnement des choses, Talbot — et il le dit d'emblée — le laisse-t-il au crayon de la lumière tel que celui-ci les imprime fidèlement, en une seule prise et de lui-même sur la surface préparée et par l'intermédiaire d'un mécanisme optique simple. L'un des premiers photographes ne veut sûrement pas « être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant[3] » : avec un humour tout britannique, il se contente de s'ingénier à Le laisser s'exprimer, sans même le nommer. Retenir les sujets les plus divers, les exposer moins pour leur dignité intrinsèque que pour le fait de leur présence à un moment donné[4], disposer le matériel en vue de mettre en évidence les ressources de son procédé, penser pratiquement et théoriquement les opérations de la lumière telles qu'elles s'accomplissent en ces occasions, et vendre par fascicules les images ainsi obtenues, voilà encore bien du travail, essentiel, et auquel il aura désormais le temps de se consacrer.

Pencil couverture
The Pencil of Nature, couverture.

Ce n'est pas que l'effet de suggestion soit absent de la photo selon Talbot et singulièrement de celle de cette meule, mais il agit désormais directement et comme s'il s'exerçait du seul fait de la Nature elle-même : cette photo résulte d'un travail de l'esprit et conduit à un autre travail de l'esprit.

À l'intersection exacte de l'œuvre d'art et du document, à la rencontre de l'objectivité technicienne et de l'esprit de la magie, nous regardons maintenant l'un de ces monuments d'herbes autrefois élevés chaque année dans les campagnes à la gloire de l'utilité pour les élevages et de la beauté des savoir-faire, celui-ci pérennisé justement par cette image. Ce grand corps, s'il n'est pas parfaitement conformé et le foin préparé dans de bonnes conditions de séchage, peut s'échauffer de lui-même jusqu'à flamber, se laisser traverser de pluies et pourrir à l'hiver, s'envoler aux tempêtes de l'automne ou du printemps. L'image nous dira donc les traits de sa facture et la considération qui s'attache à l'art de ses constructeurs, mais aussi l'espèce de curiosité que son architecture suscite à l'égard de sa masse profonde, et l'émerveillement discret de chacun à regarder, chaque jour des mois où le bétail ne peut se nourrir au pré, la lumière se jouer à nouveau sur la couleur du foin, aussi frais qu'il était en juin juste avant d'être recueilli aux charrettes, et sur la valeur nourrissante qu'on emporte vers les bêtes au haut d'une fourche : encore vert, sec à point, sans poussière. Soleil ou non au moment où on le retire de la meule, jour après jour la lumière sur lui n'aura pas la même incidence que celle qui le conditionna si justement, mais ce sera encore le jour infiniment variable de la même source : au fond de l'hiver et aussi bien par temps de neige, l'éclairage de la Nature restituera la splendeur des mois de l'été. Il y a donc des temples perdus dans l'herbe qui conservent pour un temps quelque chose de sacré avant d'être peu à peu mangés par le bétail et, à la saison, reconstruits et reconsacrés, et il y eut un art ancestral qui les forma depuis les premières réserves du néolithique, et puis voici un art tout nouveau qui sauva au moins l'un d'entre eux en image pour nous faire exercer encore une fois notre vénération à l'égard des raisons humaines et de leurs inventions.

Celui-ci, par la grâce d'un éclaté simplement dû au travail journalier de sa consommation et constitué par le photographe comme une planche de L'Encyclopédie, nous raconte la pensée qui présida au choix de son emplacement, au pied de cette haie d'arbres protectrice et à sa construction, mais aussi l'usage qui en a été fait, à l'instant peut-être, par un être, homme ou femme, venu retirer du fourrage. Tous les matins, on y travaille à découper, sur le front de taille, les quantités nécessaires au nourrissement des animaux, c'est-à-dire toujours variables et appropriées. Bien nettement, et au moyen probablement de l'outil planté en hauteur dans cette surface verticale, quelqu'un définit et redéfinit des volumes : on voit sortir seulement le court manche de ce couteau à longue lame taillée en demi-lune un peu allongée et, sur la droite, à hauteur d'homme, on devine la présence d'un autre outil, lui planté de biais dans la masse, et qui pourrait être un crochet d'acier recourbé et armé d'une pointe, emmanché lui assez long : la pointe pénètre dans la texture serrée du foin et le crochet en arrache, chaque fois qu'on le retire, une certaine quantité.

L'écorché de ce grand corps révèle aux yeux le feuilleté des tranches très fines, tel qu'il fut déposé par couches minces, et disposé, par l'art aristocratique des faiseurs de meules, d'abord suivant des élargissements d'un cadre tracé au sol (templum), puis au droit du dernier élargissement, puis peu à peu en retrait et jusqu'à un sommet, et foulé à mesure pour former cette sédimentation des graminées — les strates inclinant d'abord vers le bas —, que ces architectes requis dans les fermes tout l'été, s'ils en eurent jamais la curiosité, ne purent voir en effet que plus tard, en ce jour par exemple, après que leurs calculs non écrits et l'effet lent et prévu de la pesanteur eurent fait déposer, à l'abri de tous regards, les couches innombrables des herbes. Non dénombrables plutôt, et pas en nombre infini : innombrables seulement et désespérantes pour un peintre ou un graveur, ou pour la belle folie de Flaubert à l'exhaustivité, et constituant en effet, par la stricte et pourtant distincte adhésion entre elles, la réalité compacte et solidaire, exhibée sur le front de taille, de ce que nous ne voyons et ne verrons pas en tant que telle, sauf par sa tranche, allusivement : la consistance vivante, mystérieuse et pensée, de leur masse, laquelle est encore la meilleure garantie de sa solidité. (Sur le champ comme dans la meule, encore plus adéquat que celui de « la paille » pour les tiges de céréales quand même à peu près homogènes, le nom collectif « le foin » est bien le seul qui puisse désigner suffisamment la totalité organique de ces milliards de brins d'herbe de toutes les formes et de centaines d'espèces.)

Cependant, coiffant le tout et coupée par le haut du cadre conceptuel, et assurée de chaque côté — on déduit l'autre d'après celui-ci — par un filin peut-être végétal et sans doute étroitement tressé aux lés du chaume, et destinée à défier les vents de cette province anglaise, une couverture et d'une autre matière : de chaume, comme celles des maisons rurales. Car, à la différence de la paille et même soigneusement peigné, le foin ne saurait assurer seul sa rigoureuse étanchéité. Détruite elle aussi à mesure de la consommation de ce temple, on refera à neuf cette coiffe avec la même compétence, et par le bas on parera proprement, en retrait des pluies et neiges, la partie de la construction qui fait soubassement.

Mais l'échelle ! Accotée solidement au bord de chaume et à la surface solide du front de taille et projetant au soleil sa géométrie et ses raisons d'être sur celles de la meule, elle donne deux fois l'échelle de ce monument, dont on ne connaîtrait pas les dimensions sans elle, car il n'y a plus d'humain à l'image : il est parti, laissant peut-être derrière lui le léger désordre de son dernier prélèvement. D'une part, l'échelle est faite à la mesure de l'enjambée verticale que peut produire entre deux barreaux un homme chargé d'un fardeau. D'autre part, vu l'angle qu'elle forme avec la façade, elle laisse entendre que l'on en est probablement au début de l'exploitation et que la longueur totale de la meule est encore à peine entamée. L'échelle dit aussi la nécessité qu'il y a de commencer une taille par le sommet de l'édifice (la redressant presque d'aplomb on atteindra le haut) ; elle raconte aussi la phase de la construction quand des hommes entièrement coiffés de leur fourchée l'empruntèrent pour porter le foin à la disposition des maîtres de la meule ; elle suggère enfin le danger de tomber pendant ces opérations, quand un pas mal assuré ou la glissade sur l'herbe chaude peuvent vous précipiter à bas : Untel est tombé de la meule, cas presque aussi fréquent que la mort du fait d'un coup de pied de cheval. Entre les trois ou quatre de cette ferme, « la grande échelle » (quinze échelons : comptons au moins 4,50 mètres) demeure ici du début à la fin de l'édifice : on ne la retirera au sec que pendant le temps délicat de la soudure, quand la meule se sera réduite à l'expression triviale d'un tas de foin.

 

Dans son bel essai, qui rapproche par l'arbitraire et la grâce d'une intuition toute personnelle les échelles d'Hiroshima et de Nagasaki projetées définitivement au mur par la lumière nucléaire et celle de Lacock Abbey, Jean-Christophe Bailly conclut : « Bien sûr aucun danger direct ne menace la meule qui est même plutôt pleine d'allant, on l'a vu et revu, dans l'ordre du paisible. Mais cette apparence paisible n'est elle-même qu'un mode du rayonnement qu'est l'existence, et toute existence comporte la possibilité et la nécessité de sa ruine[5]. » Je le dirais un peu différemment. Justement, et de deux manières et constitutivement, cet édifice est promis à la ruine : comme construit pour être jour après jour consommé, et comme le lieu d'un certain sacré, celui de l'être des choses instituées, lequel, comme tout ce qui est temple, s'expose constamment à la perte du sens fragile qu'en ont les humains, notamment par la désaffection à laquelle l'expose l'évolution des techniques et des nécessités.

Pierre Campion



[1] Philippe Poncet donne une autre étymologie : « bonne empreinte », au sens d'« empreinte adéquate », ouvrage cité ci-dessous, p. 64, note 3. Je retiens celle, plus classique, de Pierre-Henry Frangne dont la belle conférence sur « la beauté photographique » m'a révélé la meule de Talbot. Je remercie aussi Claude Berger pour les renseignements précieux qu'il m'a procurés.

[2] Sophie Hedtmann et Philippe Poncet, William Henry Fox Talbot, les Éditions de l'Amateur, coll. Hors cadre, 2003. Ce très beau volume comporte deux études, respectivement de Sophie Hedtmann (« W. H. Fox Talbot : poète des images ») et Philippe Poncet (« Talbot : la photographie et le réel »), un cahier important de photos de Talbot issues de diverses collections et surtout la première édition en français de son œuvre publiée en fascicules (1844-1846), The Pencil of Nature, avec l'introduction de Talbot et ses commentaires pour chaque photo, plus une correspondance choisie (traduction de l'anglais par Marie-Laure Cazin). La Meule de foin (The Haystack) est la planche X, page 100.

[3] Flaubert, lettre à Melle Leroyer de Chantepie, 18 mars 1857.

[4] À propos d'une vue de Paris, ce commentaire de Talbot : « Sur la ligne d'horizon se découpe une forêt de cheminées, car l'instrument rapporte tout ce qu'il voit ; sans doute décrirait-il avec la même impartialité un tuyau de cheminée ou un ramoneur que l'Apollon du Belvédère » (ouvr. cité, planche II, p. 88). Dans un autre commentaire, il relève le caractère automatique et impersonnel du procédé photographique : « Il arrive fréquemment — et cela fait partie du charme de la photographie — que le photographe lui-même découvre en examinant ses images, et parfois, longtemps après, beaucoup de choses qu'il n'avait pas remarquées au moment de la prise de vue » (id., planche XIII, p. 103).

[5] Jean-Christophe Bailly, L'Instant et son ombre, essai, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2008, p. 153.

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