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Pierre Campion : La figure de Charles Tillon
Texte mis en ligne le 15 août 2016.

© : Pierre Campion.

Les « figures » mises en ligne sur ce site ne sont pas des études ou des articles mais des essais personnels et libres.


Charles Tillon : la révolte et la révolution

Dans La révolte vient de loin[1], il y a deux côtés : celui de Saint-Grégoire et celui de Montgermont. Le premier est le lieu de la prime enfance, le deuxième le conservatoire d'une vie antérieure. Le côté de Saint-Grégoire ouvre le livre, le côté de Montgermont le ferme. Entre les deux, les premières épreuves d'une vie d'homme à l'école, au travail et à l'action : entre le vert paradis de Saint-Grégoire et le moment heureux d'une promenade en famille à Montgermont, on raconte principalement le passage par la révolte sur le croiseur Guichen et le bagne qui s'ensuivit. Classe 17… Sagement conseillé par un oncle bigot, dont lui et son père se moquaient pourtant volontiers, et invoquant sa formation d'ouvrier professionnel, Charles Tillon avait devancé l'appel de sa classe pour s'engager dans les mécaniciens de la marine. Loin des tranchées, il fera la guerre en bleu de chauffe dans les entrailles d'un vieux bateau déclassé en transport de troupes, dont la puissante machine et les coups de barre avisés lui permettront d'échapper aux torpilles des sous-marins allemands. Maintenus sous les drapeaux pour des buts de guerre qu'ils ne comprenaient pas, au printemps de 1919 les marins du Guichen se mutinèrent, sous l'impulsion de Tillon et de quelques autres. Les meneurs furent arrêtés, débarqués, condamnés, et déportés au Maroc dans une prison militaire — où il faillit mourir.

 

Né à Rennes en 1897, et parce que sa mère travaillait, l'enfant fut aussitôt emporté pour sept années chez sa grand-mère et ses tantes Tillon. Longtemps après, au mois de mai 1921, le survivant amnistié du bagne marche dans les champs de Montgermont vers le lieu des Lebrun, que lui explique sa mère, de ferme en ferme, jusqu'au cœur de l'à peine bourg : le cimetière, l'église et la motte féodale dont, dit-elle, un Jean Thébault, son aïeul, fut le propriétaire, au XVIIe siècle.

Deux fois dans le livre, le temps est donc suspendu, mais sous deux espèces bien différentes. La première fois, c'est en tant que la durée indéfinie et comme éternelle de la petite enfance. La deuxième fois, le rescapé se remplume chez ses parents, à Rennes, au bord du canal Saint-Martin. Mais il réfléchit, il a déjà pris des contacts locaux avec le tout jeune Parti communiste français ; il va, sans le savoir mais délibérément, vers la vie d'un révolutionnaire professionnel à la Lénine : vers l'agit prop, vers les responsabilités syndicales et politiques, vers les désillusions aussi, vers les nouvelles épreuves de son existence. Sur le Guichen, en quelques heures, cette tête un peu folle aura appris la nécessité d'une organisation forte et pérenne ; entre l'aventure de la révolte et l'organisation de la révolution, le sol de Montgermont lui suggère une dialectique prise au temps long et tourmenté des générations paysannes. Du silence des vieux papiers, des cris sortent pour qui veut entendre.

Ainsi le côté des Lebrun lui révèle-t-il l'Histoire, mais d'une manière bien particulière, l'histoire en son vaste et long mouvement, et concrétisée — au sens habituel du mot mais aussi dans son acception hégélienne puis marxiste : telle que, se développant à travers les luttes paysannes, elle s'effectue réellement.

À Montgermont, Françoise Lebrun, l'héritière d'une lignée de laboureurs aisés et de petits bourgeois ruraux venus de Vignoc (pour tous ces notables, les registres des paroisses écrivent « honorables personnes »), rencontra Emmanuel Tillon dont les aïeuls laboureurs avaient bataillé contre les Chouans à Pacé. Chaque branche dans son style, les Lebrun et les Tillon avaient passé des alliances matrimoniales avec la famille de Michel Gérard, l'élu de la sénéchaussée de Rennes aux États généraux, « le père Gérard » des Jacobins[2]. Entre Saint-Grégoire et Pacé, à travers Jeanne-Marie Lebrun (« Françoise », pour elle-même et pour les siens) et Emmanuel Tillon, marchand boucher (« Manuel », pour ses sœurs et pour Françoise), le 24 octobre 1894, la petite commune de Montgermont recueille pour un court moment les deux lignées, avant qu'avec eux deux celles-ci ne passent à la ville, au travail salarié et à l'exploitation d'un café-cidre, à l'atmosphère d'une ville campagnarde, encore marquée par l'Affaire Dreyfus et inquiète à l'approche de la guerre.

Dans la construction du livre, il y a donc aussi les deux côtés de la révolte et de la révolution. La révolte cesse d'être le trait personnel d'un garçon un peu tête en l'air pour devenir l'expérience ancienne de plusieurs lignées d'humains. En même temps, elle cesse aussi d'être une pulsion obscure dans un caractère, un coup de foudre sans passé et sans lendemain : en ce dimanche de mai 1921, entre son père et sa mère, Charles Tillon découvre incorporé dans sa propre personne, qui inquiétait sa mère et s'inquiétait d'elle-même, le temps long et fécond, la logique cachée de l'Histoire. Ainsi se forme une dialectique, vécue dans l'intime, quand le révolté s'effectue en révolutionnaire.

L'évolution d'un garçon sensible et intelligent vers le communisme passe donc par la découverte des générations et du travail sourd, organique et mystérieux qu'elles produisent dans tel ou tel des humains. Évolution bien sûr si particulière, réfléchie certainement mais de manière si peu philosophique et si autrement matérialiste que d'après Marx et Lénine, voilà évidemment de quoi nourrir certains malentendus puis des ruptures, quand l'enfant de Vignoc et de Pacé, pétri des contradictions et de la morale de ses aïeuls et toujours cabochard, rompt d'un seul coup avec sa vie de révolutionnaire, en 1952, à l'issue d'un procès ignominieux en trahison de son Parti. Refusant de comparaître devant le Comité central pour une autocritique en forme, avec sa femme il gagne immédiatement une ruine en Provence et s'enferme dans le silence. « C'est ainsi que prit fin pour toujours ma vie de militant commencée avec la révolte du Guichen et qui s'achevait par la seule révolte qui me fût encore possible[3]. » Puis il y eut l'exclusion, en 1970, d'un adhérent rendu à la base, mais qui dérangeait encore. Il lui restait l'écriture de sa vie.

Sauf l'ascendance de son père syndicaliste aux Tramways d'Ille-et-Vilaine, apparemment ce garçon-là n'avait pas grand chose pour devenir ce qu'il fut en effet : un leader syndical, un responsable politique de premier plan, comme on dit, un élu de la République et un ministre du général De Gaulle… Il avait encore moins pour devenir un écrivain. Mais justement cette vie-là était tellement inattendue et paradoxale — tellement indue aussi — qu'il lui fallut, sur ses soixante-dix ans, en écrire, pour la représenter à lui-même, à ses juges de 1952 et à tous lecteurs, pour la comprendre, pour en avoir l'esprit et le cœur nets.

Car, venu bien après le mutin du Guichen et les heurs et malheurs du militant, et loin ou près de Montgermont et Saint-Grégoire (dans le Midi puis à La Bouexière), il y a l'écrivain non professionnel qui se prend à ajuster des livres, et d'abord cette Révolte venue de loin, cette pièce d'écriture, complexe, ric et rac, et qui marche.

Il y a ce travail de retour sur soi-même qui se produit par la médiation spéciale de l'écriture, par la force qu'elle exerce au présent sur l'écrivain et par les nuances qu'elle l'oblige à distinguer dans la mémoire : ainsi les menues hostilités entre les deux femmes âgées, et entre les deux jeunes tantes, qui clivaient déjà le paradis de Saint-Grégoire ; et les tensions, même feutrées, qui troublaient la vie sociale en ce lieu du bonheur.

Il y a ces paroles rapportées, légèrement infiltrées par le parlé français des campagnes de Rennes.

Et, parce que le passage de la révolte à la révolution — et retour — fut un mouvement plus que personnel, organique, il y a un style, qui ne peut être plat ni commun, un style tout simplement — l'empreinte d'un homme.

Marquant ce style, il y a cette verve et cette ironie, renouvelées de toute une certaine littérature française, quand la narration consiste à dissoudre et recomposer le discours des uns et des autres dans l'imitation que l'écriture en fait. C'est le discours des officiers et des évêques, des dignitaires et des gouvernants, caricaturé à l'emporte-pièce, en traits parfois faciles. C'est les propos d'Emmanuel et de Françoise, ou des oncles et tantes, ou des camarades d'atelier et de luttes, plus subtilement démarqués et tendrement dépeints. C'est ses propres pensées, et ses illusions, telles qu'elles avaient été… Grand lecteur très tôt mais écolier inégal de la rue d'Échange, Charles Tillon s'est mis tard à écrire autre chose que des articles militants et des rapports de congrès, sous le coup d'une nécessité venue de loin. Il ne s'est plus arrêté[4].

Il puise la matière de l'archéologie de soi-même aux vieux papiers de son grand-père Lebrun et à la mémoire familiale, non pas à l'exactitude des registres. Aussi peu importe que, en sa Thébaudière en Montgermont, la terrible tante Perrine Thébault n'ait sûrement pas défié son mari Jean-Louis Lebrun en cachant des prêtres réfractaires, puisqu'elle est morte en 1787 ; ou que Jean-Marie Lebrun, le maire de Montgermont de 1878 à 1895, arrière-petit-fils de Jean-Louis et père de Françoise, ne soit porté dans aucun document le concernant personnellement que comme cultivateur ou/et boucher puis rentier, et jamais comme le vétérinaire que nous dépeint Tillon ; ou que, devenu hémiplégique, il n'ait trouvé aucun remplaçant du côté de ses cultivateurs incapables du conseil municipal, alors que son adjoint Jean-Pierre Louazel, le parent d'un Louazel élu de sa paroisse à la sénéchaussée en 1789, allait faire après lui un maire tout à fait convenable ; ou que le narrateur confonde son petit frère Théodore mort après trois heures de vie à Montgermont, en 1896, avec un jeune oncle prénommé Ange et décédé à dix mois, en 1870… En revanche, ce que ne peut nous apprendre aucun registre de Montgermont, c'est comment, diminué par la maladie vers la fin de son mandat, Jean-Marie Lebrun se contentait de ceindre son écharpe tricolore et, pour le reste, s'en remettait à sa fille — pour le reste, c'est-à-dire pour la lecture du code Napoléon aux mariés, pour le contrôle des identités, et probablement pour la signature. Et aussi on peut très bien imaginer que Jean-Marie, s'y connaissant comme boucher, parcourait les fermes pour soigner les animaux, sans doute et seulement contre un coup de cidre ou même quelque morceau de lard, quand il avait sauvé la vache et le veau…

Car, en littérature, depuis Proust et depuis toujours, l'écriture en esprit et en vérité consiste souvent à écouter et à rendre la parole des proches prononcée à l'oreille d'un enfant, telle que l'une rapporte à l'autre les personnages, les événements et les affections du passé.

Pierre Campion



[1] Charles Tillon, La révolte vient de loin, Julliard, 1969.

[2] Charles Tillon, Le Laboureur et la République, Fayard, 1983. Tillon est moins bon quand il écrit la vie d'un autre, cet autre étant pourtant sa figure tutélaire…

[3] Charles Tillon, Un « procès de Moscou » à Paris, précédé de « L'Interrogation » par Raymond Jean, Seuil, 1971, p. 134.

[4] La suite de La révolte vient de loin, c'est On chantait rouge, Robert Laffont, 1977.

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