Retour page principale Tocqueville

LE STYLE SELON TOCQUEVILLE
Lettre à Charles Stöffels

Vous trouvez que la principale qualité du style est de peindre les objets et de les rendre sensibles à l'imagination. Je suis du même avis, mais la difficulté n'est pas de voir ce but, mais de l'atteindre. C'est ce même désir de mettre la pensée en relief qui préoccupe tous ceux qui se mêlent d'écrire de nos jours et qui fait tomber la plupart d'entre eux dans de si grandes extravagances. Sans avoir moi-même un style qui me satisfasse aucunement, j'ai cependant beaucoup étudié et très longuement médité sur le style des autres et je me suis convaincu de ce que je vais vous dire : il y a dans les grands écrivains français quelle que soit l'époque où vous les prenez un certain tour caractéristique de la pensée, une certaine manière de saisir l'attention du lecteur qui est propre à chacun d'eux. Je crois qu'on vient au monde avec ce cachet particulier ; ou du moins j'avoue que je ne vois aucun moyen de l'acquérir ; car si on veut imiter le faire particulier d'un auteur, on tombe sur ce que les peintres appellent des pastiches, si l'on ne veut imiter personne, on est sans couleur. Mais il y a une qualité commune à tous les grands écrivains, elle sert en quelque sorte de base à leur style ; c'est sur ce fond qu'ils placent ensuite chacun leurs propres couleurs Cette qualité est tout simplement le bon sens. […] Qu'est-ce donc que le bon sens appliqué au style ? […] C'est le soin de présenter les idées dans l'ordre le plus simple et le plus facile à saisir. C'est l'attention de ne présenter jamais en même temps au lecteur qu'un point de vue simple et net, quelle que soit la diversité des objets dont traite le livre ; de telle sorte que la pensée ne soit pas pour ainsi dire portée sur deux idées. C'est le soin d'employer les mots dans leur vrai sens, et autant que possible dans leur sens le plus restreint et le plus certain ; de manière que le lecteur sache toujurs positivement quel objet ou quelle image vous voulez lui présenter. […] Ce que j'appelle encore le bon sens appliqué au style, c'est de n'introduire dans les figures que des choses comparables avec l'objet que vous voulez faire connaître. [Ici T. montre comment Pascal, voulant faire connaître sa conception de l'univers, renvoie le lecteur à la géométrie du cercle.] Dans les idées les plus vastes, les plus habiles ou les plus délicates des grands écrivains vous apercevez toujours un fond de bon sens et de raison qui en forme la base. Je me suis laissé aller à parler de cette partie du style plus que des autres, parce que c'est par là que pèchent la plupart des écrivains de notre temps et ce qui faisait appeler leur style un jargon à P. L. Courier. […] J'oubliais d'ajouter à mon lourd traité une petite phrase qui vaut mieux que lui. Si vous voulez bien écrire, il faut avant tout lire, en étudiant sous le point de vue du style, ceux qui ont le mieux écrit. Les plus utiles, sans comparaisons, me paraissent les prosateurs du Siècle de Louis XIV. Non pas qu'il faille imiter leur tour, qui est vieilli, mais le fond de leur style est admirable. On y retrouve en saillie toutes les qualités principales qui ont distingué les bons styles dans tous les siècles.

Tocqueville, lettre à Ch. Stöffels du 31 juillet 1834, Lettres choisies. Souvenirs, Gallimard, coll. Quarto, 2003, pp. 301-304.


Prenons ce long texte pour ce qu'il est : une lettre écrite au fil de la plume à un ami qui se préoccupe de travailler son style*, une occasion de réflexion saisie par l'auteur du livre qui va être publié un an après sous le titre De la démocratie en Amérique et une sorte de théorie un peu diffuse. Je recommande de lire cette lettre en entier.

• Première idée forte : le style est une propriété innée de l'être. C'est évidemment, ici, une idée aristocratique**.

• Deuxième idée, empruntée classiquement aux arts plastiques : le style est couleur et relief.

• Troisième idée, classique elle aussi, celle de l'efficacité. L'écrivain doit penser sans cesse à la perspective du lecteur.

• Quatrième idée, toujours classique et posée encore dans une perspective aristocratique : chacun forme son style dans la fréquentation de ses pairs, et pour ainsi dire “en lisant en écrivant”. Écrivain, Tocqueville s'irrite en lisant la plupart de ses contemporains (on n'y comprend rien !), et il s'enchante de voir comment les classiques résolvent le problème simple et difficile de se faire lire — ce problème qui est le sien et qui devrait être celui de tout écrivain.

• Les références : « tous les écrivains que nous a laissés le siècle de Louis XIV [référence privilégiée à la fin de la lettre], celui de Louis XV et les grands écrivains du commencement du nôtre, tels que Madame de Staël et M. de Chateaubriand ». Plus loin, Pascal est invoqué pour son image du monde comme sphère infinie dont la circonférence est partout et le centre nulle part. En effet, le style de Tocqueville rappelle souvent les classiques français du XVIIe siècle, notamment par un certain archaïsme dans le vocabulaire et la syntaxe.

• L'idée de « bon sens » comme qualité principale du style, idée assez inattendue et pas très claire.
D'une part, elle s'oppose aux effets, aux jeux sur les mots, aux « extravagances » et au « jargon » dénoncé par le polémiste Paul-Louis Courier. D'autre part, elle recommande la simplicité, dans l'ordre de l'exposition et en chaque endroit de cette exposition. On reconnaît là l'un des traits les plus significatifs du style de Tocqueville. La complexité provient de l'impression générale du livre ; le sens est renfermé dans la formule, dont le paradoxe est l'une des formes : une idée à la fois, c'est toute la complexité du problème examinée sous l'un de ses aspects et renfermée en une seule proposition. La formule (éventuellement la phrase) est le lieu où se réconcilient l'effet et « le bon sens ». Quitte à ce que les formules, d'un endroit à l'autre d'un livre, entrent en contradiction, comme le montre Claude Lefort.

  Visiblement Tocqueville se soucie du style, il s'efforce même d'en théoriser la pratique. Mais il peine à l'exprimer. Ce qu'il cherche, c'est à concilier l'idée de l'effet (par la distinction du trait, du relief, de la saillie, de la couleur) et celle de la compréhension (par la communauté du « bon sens »).

16 juillet 2004


* On peut supposer que, connaissant le style de son ami Stöffels, Tocqueville insiste sur les recommandations de clarté et de simplicité… Ses lettres à ses amis prodiguent les conseils sur tous sujets, souvent administrés de manière assez rude.

** Un peu plus haut dans la lettre, cette référence : « Buffon disait assurément une chose fausse, lorsqu'il prétendait que le style était tout l'homme ; mais, à coup sûr, le style fait une grande partie de l'homme. »
Rappelons la phrase exacte de Buffon et son contexte immédiat (Discours sur le style, 1753) : « […] les connaissances, les faits et les découvertes s'enlèvent aisément, se transportent et gagnent même à être mises en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même. Le style ne peut donc ni s'enlever, ni se transporter, ni s'altérer : s'il est élevé, noble, sublime, l'auteur sera également admiré dans tous les temps ; car il n'y a que la vérité qui soit durable, et même éternelle. Or un beau style n'est tel en effet que par le nombre infini des vérités qu'il présente. Toutes les beautés intellectuelles qui s'y trouvent, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l'esprit humain que ceux qui peuvent faire le fond du sujet. » Par opposition aux matières qu'il traite, le style dépend de l'écrivain lui-même. C'est le style qui vaut, car c'est lui qui, composant les choses entre elles de manière esthétique, assure la vérité du livre et sa pérennité.
Tocqueville n'est pas le seul à récrire la formule de Buffon et à l'interpréter hors de son contexte.

Retour page principale Tocqueville