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ÉTUDES DE TEXTES DANS TOCQUEVILLE

« Il y a plusieurs manières d'étudier les sciences… »

  Il y a plusieurs manières d'étudier les sciences. On rencontre chez une foule d'hommes un goût égoïste, mercantile et industriel pour les découvertes de l'esprit qu'il ne faut pas confondre avec la passion désintéressée qui s'allume dans le cœur d'un petit nombre ; il y a un désir d'utiliser les connaissances et un pur désir de connaître. Je ne doute point qu'il ne naisse, de loin en loin, chez quelques-uns, un amour ardent et inépuisable de la vérité, qui se nourrit de lui-même et jouit incessamment sans pouvoir jamais se satisfaire. C'est cet amour ardent, orgueilleux et désintéressé du vrai, qui conduit les hommes jusqu'aux sources inépuisables de la vérité pour y puiser les idées mères.
  Si Pascal n'eût envisagé que quelque grand profit, ou si même il n'eût été mû que par le seul désir de la gloire, je ne saurais croire qu'il eût jamais pu rassembler, comme il l'a fait, toutes les puissances de son intelligence pour mieux découvrir les secrets les plus cachés du Créateur. Quand je le vois arracher, en quelque façon, son âme du milieu des soins de la vie, afin de l'attacher tout entière à cette recherche et, brisant prématurément les liens qui la retiennent au corps, mourir de vieillesse avant quarante ans, je m'arrête interdit, et je comprends que ce n'est point une cause ordinaire qui peut produire de si extraordinaires efforts.
  L'avenir prouvera si ces passions, si rares et si fécondes, naissent et se développent aussi aisément au milieu des sociétés démocratiques qu'au sein des aristocraties. Quant à moi, j'avoue que j'ai peine à le croire.

Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, I, éd. GF, p. 56.


Depuis Voltaire et ses Lettres anglaises, depuis Rousseau et dès son premier Discours, depuis Mme de Staël et depuis le Génie du christianisme, la question des sciences, des arts et de la littérature était devenue significative et même obligée quand il s'agissait de comprendre les âges et les sociétés.
Tocqueville lui aussi en était persuadé. Et si son système conceptuel – sa « pensée mère* » – consiste à opposer en tout point les deux régimes politiques de l'aristocratie et de la démocratie, le deuxième se décrivant à travers le premier et en quelque sorte par défaut, alors il fallait traiter de la même façon la manière d'étudier les sciences et le fonctionnement des institutions et des mœurs.
Dans ce texte, on trouve donc non pas exactement « plusieurs manières d'étudier les sciences » comme le dit le premier mot de Tocqueville, mais en fait deux… plus une, qui fait reste et problème. Car, paradoxalement, la question du génie dans les sciences n'est peut-être pas aussi simple (au sens étymologique) que celles des institutions, des mœurs ou de la religion.

Ici toutes les images, à des niveaux divers, jouent pourtant le jeu de cette opposition entre le « désir d'utiliser les connaissances » et le « pur désir de connaître » : la « foule d'hommes » confrontée au « petit nombre » des aristocrates de l'esprit ; le « goût égoïste, mercantile et industriel » à « la passion désintéressée » du vrai.
D'un côté, les évocations péjoratives de l'utilité, de la marchandise, de la production en série (de l'avoir), de l'individualisme. Et, de l'autre et bien plus développées, celles de la vraie connaissance : d'un mouvement qui a son mobile dans l'être, sa ressource dans sa dépense et sa finalité — non satisfaite — dans la seule possession de la vérité.
Pour décrire ce mouvement se croisent les métaphores de la passion (« un amour ardent et inépuisable » contre « un goût égoïste »), d'une éthique paradoxale qui unisse les vertus autour de l'affirmation non égoïste de soi (« amour ardent, orgueilleux et désintéressé »), d'une combustion miraculeuse (l'espèce de buisson ardent d'« un amour […] qui se nourrit de lui-même et jouit incessamment sans pouvoir se satisfaire »), de cette quête biblique au fond des déserts, « qui conduit les hommes jusqu'aux sources abstraites de la vérité pour y puiser les idées mères ».
Biologisme, organicisme, énergétique : nous sommes dans l'ordre des corps glorieusement sublimés, en tant qu'ils éclipsent de leurs qualités et valeurs les corps du monde égalitaire, ceux-ci tristement attachés à la terre et soumis aux seules déterminations de l'égoïsme et de la pesanteur. Deux mondes de substances, de forces, de tropismes : l'un où l'âme est amenée à connaître par des mobiles extérieurs à elle-même et à la connaissance, l'autre au sein duquel elle répond aux sollicitations homogènes des choses et de soi-même, comme si elle épousait en son mouvement spontané celui de la Création.

Mais voici Blaise Pascal, surgi en cette affaire sans que rien n'annonce son nom. Ce n'est ni le pourfendeur allègre des Jésuites, ni l'apologiste imbu des Écritures et féru des miracles ; ce n'est même pas (ce n'est surtout pas) le mystique du Mystère de Jésus. Ce n'est pas non plus l'écrivain, c'est le prince de la science qui recherche la vérité, mais dans « les secrets les plus cachés du Créateur » : Tocqueville invente ici un nouveau mystère de la foi qui représenterait l'amour de la science à l'instar de la charité, comme s'opérant en Dieu. Pascal est un spectre à l'âme exténuée de son corps, un être qui aura brûlé sa vie entière avant quarante ans (mort de sa consomption !), en somme c'est « cet effrayant génie » à l'évocation duquel Chateaubriand restait « confondu d'étonnement** » et devant lequel, écrit Tocqueville, « je m'arrête interdit ».
Cette figure s'en vient troubler le jeu binaire de la dialectique tocquevillienne. Car que faire de ce fantôme qui n'appartient ni à la sphère des corps, ni à la gloire spéciale des esprits, ou qui, par une sorte de miracle, appartient peut-être aux deux : à celle de la science utilitaire par la machine arithmétique et les carrosses à cinq sols ; à celle de la pensée aristocratique par sa capacité à distinguer radicalement les ordres, les quantités, les incommensurables, et par son orgueil impersonnel et démesuré ?

Devant cette figure qui menace l'édifice « simple » – trop simple ? – de ses raisons à deux termes, Tocqueville dresse un acte de foi. Ou, plus exactement, il se refuse à croire que sa perspective puisse être prise en défaut par la haute figure d'un Pascal ou de qui que ce soit des héros de la connaissance. En effet, dès après le moment de son saisissement, il s'était déjà repris : « […] et je comprends que ce n'est point une cause ordinaire qui peut produire de si extraordinaires efforts. » Car, quelle que soit cette cause, il n'est qu'une pensée pour comprendre en son sein l'extraordinaire et l'avènement du génie : c'est la pensée aristocratique, ouverte et dévouée qu'elle est par nature à l'exception. Une confiance se fait donc jour ici, qui soutient la capacité de cette pensée à saisir non seulement ce qu'elle fut mais ce qui sera.
Quelque peu dépourvu en présence de Pascal, Tocqueville en appelle donc à l'avenir et au genre de preuve que celui-ci administre : par le développement explicatif des secrets du monde. Comme celle de Pascal, et c'est peut-être pour cela que Pascal surgit ici, la pensée de Tocqueville relève de l'affirmation et s'apparente à l'axiome. Cette affirmation est triple : que la clé de l'histoire, en toute chose, réside bien dans la succession entre les sociétés aristocratiques et les sociétés démocratiques ; que la vérité de l'Histoire réside dans le mouvement de l'histoire ; que la puissance de ce développement est contenue d'avance dans les virtualités de l'ère aristocratique. La pensée de Tocqueville entend comprendre en elle-même son contraire, et se comprendre elle-même.

Au passage, on en apprend sur la religion de Tocqueville. Sous le nom adorable de sa Providence, le Créateur ne fait qu'un avec sa création, celle-ci entendue comme processus en continuation. Génie agissant par les génies, Dieu laisse attendre le secret de ses raisons.

Pierre Campion
27 juin 2004


* De la démocratie en Amérique, I, Introduction, Garnier-Flammarion, p. 71.

** Ce sont les formules connues de Chateaubriand, parent par alliance de Tocqueville, dans le portrait qu'il trace de Pascal : Génie du christianisme, troisième partie, livre II, chap. VI, éd. de la Pléiade, Gallimard, 1978, p. 825.

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