Retour page principale Tocqueville
[…] Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, II, II, éd. GF, p. 125. Fût-ce sur un mot, tout grand écrivain refait sa langue au besoin de son problème. Ainsi Tocqueville, mais en se réappropriant la formule gnomique à la française et la maxime du duc de La Rochefoucauld, lequel, pour stigmatiser ce qu'il voyait se passer dans la société de son temps, avait lui-même renouvelé la vieille expression de l'amour-propre, qu'il empruntait à la théologie morale et aux confesseurs. Tocqueville a besoin d'un terme. Ce n'est pas que ce terme n'existe pas déjà (« L'individualisme est une expression récente »), mais au moment où il écrit cette partie de La Démocratie en Amérique, il est encore neuf, encore étrange, l'un de ces -ismes promis à une fortune insolente mais encore plastique et appropriable. Bien ajusté par ses soins, il lui va comme un gant et, avec Balzac et Lamennais, notre écrivain va contribuer fortement à l'imposer. Cependant, chez Tocqueville, rien ne se passe que par oppositions binaires et par le filtre de son idée mère : le mouvement historique qui porte des régimes aristocratiques à ceux de l'égalité Sept séquences brèves, sept sentences, qui forment une stratégie, l'une dans l'autre, de la pensée et de l'écriture : deux définitions préalables (successivement de l'individualisme et de l'égoïsme), développées en une définition de l'individualisme ; puis deux descriptions en action de l'individualisme (genèse de l'un et de l'autre, effets de l'un et de l'autre), mais sous l'égide de l'égoïsme ; après quoi l'on revient à faire se succéder deux définitions conjointes de l'égoïsme puis une dernière, de l'individualisme. Sous l'apparence d'une fragmentation, l'auteur articule les deux notions entre elles et ses propres énoncés selon une logique de la distinction et du développement, une syntaxe de la définition et une écriture imagée de la description, selon un ordre hiérarchisé et dynamique des séquences. Le cur de ces sept énoncés, c'est le troisième. Le plus long et de syntaxe complexe, les deux premiers y conduisent, les quatre derniers en procèdent. Constituant une définition en quelque sorte sociologique de l'individualisme, cette phrase unique le présente d'abord comme « un sentiment » (entendons comme un certain mode de la sensibilité affecté à chaque humain dans cette forme sociale), puis par l'effet que produit ce sentiment en « chaque citoyen » de cette cité-là (effets conjoints de séparation à l'égard de la totalité et de réunion au sein d'un groupe formé à l'utilité de chacun), et enfin par la conséquence proprement politique de cet effet (indifférence à l'égard de « la grande société » due au fait de l'intérêt porté à cette « petite société », la seule dont l'être humain ait désormais l'usage). Grande et petite société : microcosme et macrocosme. Ou plutôt justement il n'y a plus de cosmos, ni de totalité, ni même de forme sociale. Chaque être humain se laissant constituer par les affects de sa sensibilité immédiate et des besoins qu'elle lui signale, le sens de toute appartenance est perdu, y compris dans les groupements éphémères formés aux seules exigences de l'usage de chacun. Mais que venait faire ici la figure de l'égoïsme, et que vient-elle y faire dans les quatre dernières séquences ? Cependant le terme de l'égoïsme revêt une certaine ambiguïté. Par l'expression de « nos pères », il appartient au régime aristocratique de la société, jamais nommé en tant que tel, cela notamment parce que le terme d'égoïsme appartient aussi à la sphère de la morale en général et pour ainsi dire éternelle : « L'égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n'appartient guère plus à une forme de société qu'à une autre. » Ainsi la notion de l'égoïsme vient-elle perturber la problématique constante de Tocqueville, qui oppose terme à terme aristocratie et démocratie et qui ne parvient pas à inscrire les termes de l'égoïsme et de l'individualisme dans ce seul rapport-là*. Ici les symétries de l'écriture se troublent et le développement stratégique des définitions est chargé de les redistribuer selon un mouvement dynamique et suspendu in fine à des considérations sur l'avenir. En somme, si l'égoïsme est bien l'envers du lien féodal de dévouement de chacun à tous et à chacun et si, à ce titre, il appartient pleinement au régime aristocratique**, Tocqueville se sent obligé de le restituer à une morale a-historique non autrement spécifiée, antérieure sans doute au régime aristocratique et peut-être à tout régime social. Ainsi est-il amené à reconduire l'individualisme à l'égoïsme, celui-là au terme de ses ravages allant enfin « s'absorber » dans celui-ci et dans les déserts d'une humanité abandonnée, homme par homme, à sa tendance à l'atomisation. À vue humaine, l'individualisme serait le chemin le plus court pour que l'homme retourne à un état antérieur cette fois à toute morale et qui, lui, ne saurait avoir de nom. Pierre Campion * En fait, l'écriture de Tocqueville se trouve souvent en butte à des difficultés. C'est ce que Claude Lefort a mis en évidence. Non pour prendre Tocqueville en défaut mais, au contraire, pour montrer que c'est un écrivain, affronté comme tel aux contradictions et apories que toute grande pensée se donne. (Cf. la page principale de cette étude.) ** Le principe de la vie aristocratique a un envers, l'égoïsme, et un contraire, l'individualisme. La morale féodale stigmatise le premier, et elle ne connaît pas le second. |