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Le langage, le costume et les actions journalières des hommes dans les démocraties se refusent à l'imagination de l'idéal. Ces choses ne sont pas poétiques par elles-mêmes, et elles cesseraient d'ailleurs de l'être, par cette raison qu'elles sont trop bien connues de tous ceux auxquels on entreprendrait d'en parler. Cela force les poètes à percer sans cesse au-dessous de la surface extérieure que les sens leur découvrent, afin d'entrevoir l'âme elle-même. Or, il n'y a rien qui prête plus à la peinture de l'idéal que l'homme ainsi envisagé dans les profondeurs de sa nature immatérielle. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, I, XVII, éd. GF, pp. 96-97. Évidemment nous entendons ici le ton de l'anthropologie dialectique pascalienne et l'écho de l'homme moderne tel qu'il se parle dans Chateaubriand : pour dire des découvertes qui sont bien à lui, Tocqueville se coule volontiers dans le phrasé de ses prédécesseurs. Nous entendons aussi, tout à coup, ce « Je » qui frappe Claude Lefort : cette « parole, dit-il, étonnamment libre : la parole d'un individu qui ne reste pas enfermé dans le cercle de ses thèses [ ] [d'un] individu [qui] j'oserais dire porte la marque d'un tempérament démocratique* ». Cependant ce « Je » est complexe. Pour les commodités de l'analyse, dressons l'état de ses trois instances, qu'il conjoint, lui, de manière organique. On peut discerner : Au centre de cette page (telle que découpée ici), cette espèce de trinité fait preuve, dans la mesure où elle réunit en un seul être sa pensée, l'anthropologie que produit cette pensée par observation et par déductions, et l'expérience sensible de cette manière d'être homme. Cette preuve est d'ordre littéraire, c'est-à-dire qu'elle relève de la constitution effective d'un être imaginaire, d'une chimère, d'une idéalité qui impose à l'esprit du lecteur l'évidence de sa réalité. Ainsi donc le triste habit noir de l'homme démocratique**, le prosaïsme de son langage et la platitude de sa vie recouvraient des profondeurs inouïes et des posssibilités inédites de poésie ! Cet être disgracié avait donc une âme ! Mieux encore : l'homme de l'âge démocratique se définit par sa capacité à la poésie. Par le ministère de Tocqueville, la littérature rapatrie explicitement et philosophiquement le mystère et l'idéal au sein de l'homme individuel, exclusivement. Dans le désenchantement de tout (des choses, du ciel, des institutions ) et grâce à ce désenchantement , la poésie vient réenchanter le cur de chacun. « Je », c'est désormais chaque homme indistinctement, en ce qu'il a accès à lui-même et, en lui-même, à une réalité profonde et inconnue, riche et dangereuse. Sous le nivellement, à terme universel, s'ouvre, partout où il y a un homme, des gouffres à explorer. Qui peut dire cela ? L'homme démocratique et lui seul, dont à cet instant Tocqueville assume avec éclat la condition et l'étrange privilège de représenter le dernier état de l'humanité. Mais il ne le peut que parce que, en lui, un être aristocratique se découvre homme de l'égalité : c'est dans ce moment du passage que Tocqueville parle. Cette revendication résonnera dans tout le XIXe siècle et jusqu'à nous, à travers Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, les surréalistes Pierre Campion * Claude Lefort, Écrire à l'épreuve du politique, Calmann-Lévy, 1992, pp. 55-56. (Cf. la page principale de cette étude.) ** D'une certaine façon, la modernité baudelairienne roule sur cette question de l'habit noir. Mais aussi la célèbre pièce de Dumas, Antony (1831). |