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Chez la plupart des nations modernes, et en particulier chez tous les peuples du continent de l'Europe, le goût et l'idée de la liberté n'ont commencé à naître et à se développer qu'au moment où les conditions commençaient à s'égaliser, et comme conséquence de cette égalité même. Ce sont les rois absolus qui ont le plus travaillé à niveler les rangs parmi leurs sujets. Chez ces peuples, l'égalité a précédé la liberté; l'égalité était donc un fait ancien, lorsque la liberté était encore une chose nouvelle ; l'une avait déjà créé des opinions, des usages, des lois, qui lui étaient propres, lorsque l'autre se produisait seule, et pour la première fois, au grand jour. Ainsi, la seconde n'était encore que dans les idées et dans les goûts, tandis que la première avait déjà pénétré dans les habitudes, s'était emparée des murs, et avait donné un tour particulier aux moindres actions de la vie. Comment s'étonner si les hommes de nos jours préfèrent l'une à l'autre ? Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, II, I, éd. GF, pp. 122-123. Toute la réflexion passe ici par le travail d'une opposition binaire, qui surdétermine toutes les autres : entre la liberté et l'égalité. L'espace du monde est divisé en deux : entre les peuples où cette opposition est pertinente et les autres où elle ne l'est pas ; entre « la plupart des nations modernes » et les autres, modernes ou non ; entre l'Europe et le reste du monde. L'histoire de ces peuples est analysée en deux périodes, l'une longue, l'autre courte : celle de l'établissement de l'égalité, celle de l'avènement de la liberté. À la fin, les régimes politiques, considérés dans leur ensemble et tous obsédés désormais par l'égalité, sont représentés par les deux extrêmes : ceux où s'établit la liberté, ceux où règne le despotisme. Ainsi s'efforce à l'absolu cette pensée, à chaque instant, et encore par la relance du dernier paragraphe, en deux termes toujours : « Ceci est vrai dans tous les temps, et surtout dans le nôtre », laquelle relance, en dépit de l'espèce de réserve que révèle son deuxième membre, se développe en une prophétie assurée et universelle de l'avenir : « Tous les hommes et tous les pouvoirs qui voudront lutter contre cette puissance irrésistible seront renversés et détruits par elle. » En elles-mêmes et entre elles, presque toutes les phrases reprennent ce modèle obsessionnel à deux termes, l'égalité et la liberté, éventuellement redoublé par des anaphores (l'une/l'autre ; la première/la seconde) et par de nouveaux binarismes (naître/se développer, un fait ancien/une chose nouvelle, les idées et les goûts/les habitudes et les murs, un goût naturel/une passion ardente). Mais, à d'autres moments, cette structure le cède à des progressions à trois termes ou même à quatre (« la pauvreté, l'asservissement, la barbarie », « des opinions, des usages, des lois », « une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible »), ou à trois membres (« ils la cherchent, ils l'aiment, et ils ne voient qu'avec douleur qu'on les en écarte », « tandis que la première avait déjà pénétré dans les habitudes, s'était emparée des murs, et avait donné un tour particulier aux moindres actions de la vie »). Le plus souvent ces progressions vont au passage à la limite : à la consumation des peuples par la passion de l'égalité, à la barbarie, à l'invincibilité, « aux moindres actions de la vie ». Tous ces traits visent à faire comprendre certaine vérité au lecteur, par simplification, schématisation, concentration, et par la percussion. Le style insiste, marque, stigmatise ; il dégage l'objet, creuse des épaisseurs, dénude l'essentiel ; c'est l'action d'un trépan. C'est que la pensée travaille contre et à travers la masse résistante de l'ignorance et des préjugés. Il n'est de vérité que gagnée, il n'est de vérité que naissante. Ici la vérité s'accouche au forceps de cette pince à deux mâchoires dissemblables, les notions de l'égalité et de la liberté. Cela parce que la vérité survient à travers telle opposition, à tel moment, suivant telles circonstances de la pensée et d'un texte : elle est occasionnelle et essentiellement relative ; elle brille et s'éteint. Pourtant la pensée de Tocqueville, de toutes ses forces, tend sans cesse à l'absolu, mais elle sait justement que le genre de sa vérité réside dans cet « effort vers l'impossible » perpétuellement renouvelé, et qu'elle ne saurait une bonne fois produire une proposition universelle ni demeurer dans le repos d'une affirmation simple et définitive*. (La lisant, nous non plus.) Pierre Campion * Tocqueville a connu très jeune une crise intellectuelle qui l'a marqué pour toujours. Dans une lettre du 22 octobre 1831, à son ami Stöffels, il l'évoque en ces termes : « Quand j'ai commencé à réfléchir, j'ai cru que le monde était plein de vérités démontrées ; qu'il ne s'agissait que de bien regarder pour les voir. Mais lorsque j'ai voulu m'appliquer à considérer les objets, je n'ai plus aperçu que des doutes inextricables. [ ] Encore aujourd'hui c'est avec un sentiment d'horreur que je me rappelle cette époque. Je puis dire qu'alors j'ai combattu avec le doute corps à corps et qu'il est rare même de le faire avec plus de désespoir : et hier ! j'ai fini par me convaincre que la recherche de la vérité absolue, démontrable, comme la recherche du bonheur parfait, était un effort vers l'impossible » Tocqueville, Lettres choisies. Souvenirs, Gallimard, coll. Quarto, 2003, pp. 239-240. Sur cette crise, voir aussi la lettre à Sophie Swetchine du 26 février 1857, ibid., pp. 1244-1245. |