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Nicolas Deleau

Dans le cadre du service national, et pour une durée totale de douze mois, Nicolas Deleau est à Kerguelen où il travaille à la logistique de la base. Il est sur le point de finir un petit livre pour enfants (texte et illustrations).

Dans le temps qu'il lui reste à séjourner sur l'archipel, il nous enverra par mails de ses nouvelles subantarctiques.

Textes mis en ligne le 29 septembre et le 19 octobre 2001.

Note du 2 février 2006 : Le texte ci-dessous paraît dans le volume que publient les éditions Glénat à Grenoble en mars 2006, sous le titre La Dent d'orque et autres voyages….

© : Nicolas Deleau, J. Buffin et les éditions Glénat pour le texte et pour les images.


COURRIERS DE KERGUELEN


Tempête sur Kerguelen
Tempête sur Kerguelen (Photo J. Buffin)

 

Le 22 septembre 2001

Je rentre tout juste d'un court séjour sur la manchotière de Ratmanoff, et n'ai pour cette raison pas pu vous répondre plus tôt. Le printemps revient, vous le savez, chacun le sent — mais il ne revient que timidement. Les lumières seules changent, et nulle teinte verte ne vient encore changer l'aspect désolé de l'archipel, brun et noir, entre deux grains.
Parfois cependant, de nouveau, le vent s'arrête ; alors, l'air semble palpable et lumineux, d'une lumière et d'une transparence à mi-chemin de l'eau et du cristal. Tout est comme mort, et plus limpide que jamais. Nous voyons notre monde vivant dans un glaçon.

Nous vivons en revanche le retour en masse d'animaux de toutes espèces.
Une scène hors l'échelle, qui donne non plus l'impression d'un ailleurs, mais d'un « avant » : c'est un autre âge que nous côtoyons. Nous sommes intrus dans ce que mon imagination d'enfant, aidée de quelques livres d'alors, considérait comme le probable spectacle de la préhistoire.
Le temps passe affreusement vite, et déjà l'on songe au retour de certains d'entre nous, avec l'arrivée des premiers campagnards d'été, en novembre. La fatigue, une certaine lassitude même pour certains, se fait sentir. Les seuils de tolérance baissent, et il est parfois éprouvant de tenter sans cesse d'apaiser, d'aplanir — d'arrondir les angles en somme. J'apprends à tolérer, à excuser ; j'apprends même à mentir, sans mauvaise conscience, pour le bien.

Le mois prochain, j'aurai la chance d'aller découvrir la côte Ouest et ses grandes houles (celles pour lesquelles aussi je suis venu), depuis la terre (suave mari magno…). Ce sera là un magnifique point d'orgue à ma découverte de l'archipel.

Amicalement, N.


Le 4 octobre.

Après avoir longé les noires falaises de la côte sud pendant huit heures, nous nous engageons dans la baie de la Table, un large havre que lèche, sur une rive, l'eau jaune d'une rivière de glacier. Ce n'est pas l'immense plaine Ampère, devant nous, qui attire notre regard : nous scrutons l'entrée du fjord des Portes noires. Le navire avance, et dans le déroulement lent des perspectives se dévoile enfin une fissure, une entaille sèche. Le fjord est un coup d'épée titanesque dans la roche. Large de quelques dizaines de mètres seulement, il s'enfonce dans des massifs dont les sommets se perdent dans les nuages. On entre dans le fjord comme on entre dans une grotte, tant il est sombre. Les Portes Noires portent bien leur nom. Tout au long des parois abruptes, des cascades figées, en étoile. Glacial, puissant, le vent torture même l'eau. Le fjord, après quelques kilomètres, forme un coude. Il dévoile alors une large perspective sur des reliefs plus doux.
Une végétation rase, de mousses et d'azorelle, étale un vert intense le long des rives. Le terrain est gorgé d'eau ; on devine qu'il sera pénible d'y marcher. Lorsque la roche n'affleure pas, une fragile couche de mousses recouvre de larges fondrières. Parfois, l'attention s'égare, le pied se pose. Alors, le sol ondule, une fois, comme la surface de l'eau après le jet de la pierre. Plus doucement, plus sourdement toutefois. Le regard s'accroche à cette anomalie, et l'on recule. Si l'on manque de chance, ou d'attention, la surface crève. On s'enfonce alors dans un élément noirâtre, bourbeux, dont il est bien difficile de s'extraire seul.
Nous installons un camp de base, et passons la journée à préparer nos sacs, puis à reconnaître le trajet du lendemain. Le temps est clément.

5 octobre.

Il fait beau ! À 7 heures, nous quittons le camp de base, avec mes quatre compagnons. Il faut remonter une vallée glaciaire, large et minérale, jusqu'au col de la Visée. En chemin, nous apercevons des taches d'un bleu électrique que nous connaissons bien : des touques. Ces bidons de plastique au couvercle étanche nous servent à stocker de la nourriture à l'abri des intempéries. Celles-ci, au nombre de cinq, regroupées, capelées, sont destinées à l'équipe de géologues qui vient travailler ici un été sur deux.
Après huit heures de marche, nous apercevons la vallée de l'Octant, verte et noire. Bordée de pierriers vertigineux dont les hauteurs se perdent dans le ciel indigo, l'ancienne vallée glaciaire, plate et morne, serpente jusqu'à la mer.
Nous discutons autour d'un thé brûlant. Les tentes sont montées. Nous sentons l'iode, que malgré la distance le vent nous apporte. L'Océan n'est qu'à trois kilomètres ; nous le verrons demain.

6 octobre

La nuit fut calme. Au matin, une fine pellicule de neige s'était déposée sur la face ouest de chaque pierre, de chaque coussin d'azorelle. Nous avons marché vers les grandes houles de l'Ouest, à la rencontre d'un mythe ; et tout comme dans un cadre mythologique, le temps s'est aboli. Au-dessus des franges d'écume, face au sourd grondement d'une mer verte et blanche, nous avons contemplé sans bruit, pendant tout le jour, un spectacle figé — comme une histoire du monde.

Eléphants de mer à Kerguelen
Photo J. Buffin

Des centaines d'éléphants de mer, enfin revenus sur la côte. Des formes et des vies préhistoriques, sauvages, des monstres de 5 ou 6 tonnes dominant des harems de dizaines de femelles, et se battant sans cesse pour cette domination. Leurs grognements, des rots humides et profonds, semblent sourdre d'une grotte, et d'énormes volutes de vapeur d'eau, vite dissipées par le vent, s'échappent de leur gueule béante, à chacun d'eux. On les entend à des kilomètres. Ils se font face, se dressent, mesurent soudain plus de trois mètres de haut, un court instant, puis s'abattent dans un bruit de chair mouillée ; et leurs attaques sont fulgurantes — d'une vitesse inconcevable compte tenu de leur aspect. Lorsqu'ils ne se battent pas, ils se reproduisent, coinçant les femelles qui ne sont pas de taille à lutter sous leur formidable masse, les étouffant parfois. Ces mâles, les « pachas », sont responsables de 10% de la mortalité des jeunes, qui naissent en ce moment, et qu'ils écrasent lorsqu'ils se déplacent dans leur domaine. Leur gorge ressemble à une vieille écorce baignée de sang. Les profondes entailles dont ils sont couverts ne semblent pas les faire souffrir ; mais lorsque l'un d'eux, vaincu, retourne à la mer, elle se teinte de rouge autour de lui.

Sur la même plage de basalte, les vestiges de siècles de navigation. On reconnaît la proue d'une baleinière, l'entaille ourlée d'une dame de nage, un mât, de nombreux avirons. C'est blanc, ligneux, rouge sombre, à la casse. L'eau et le vent ont rongé les parties tendres de ces bois exotiques, ne laissant saillir que les lignes de lente croissance. On pense aux écrits de Rallier du Baty, au naufrage de Nunn.

Une autre strate, encore : des centaines de bouées de chalut, des kilomètres de cordages, des palangres entortillées attestent la pression de pêche dans ces eaux.

Nous rentrons à l'intérieur des terres, au fond de la vallée, vers les tentes. Est-ce le spectacle des vestiges, les traces d'une invisible humanité ou celui de notre intrusion — je ne sais ; mais une sourde sensation de manque m'a envahi, au coucher. Le temps semble se dégrader.

7 octobre.

Nous l'avons appréhendé tel qu'il devait être, enfin. C'est cela, peut-être, qui me manquait : la complétion du mythe. La tempête. L'Ouest nous a salués, balayés. Nous n'avons pas fermé l'œil de la nuit. La colère aveugle du vent, démesurée, inhumaine, s'est levée alors qu'il faisait déjà nuit. Les tentes, spécialement conçues pourtant, ont subi de gros dommages. Coincé entre le sol de gravier et le toit que le vent plaque contre lui, j'écoute les grondements, les sifflements. Il fait noir. On sent arriver les rafales qui nous fouettent. Une fraction de seconde avant chaque assaut, le corps se tend : la surface du toit, dégouttante, l'embrasse tout entier. C'est chaque muscle, alors, qui éprouve la force du vent. Je suis heureux.

À l'aube, fatigués, nous plions le camp, et prenons le chemin du retour. Il serait inutile et imprudent de rester. Nous avons eu notre fenêtre.

Sur le chemin, le vent nous pousse si fort qu'il faut parfois courir pour ne pas tomber. L'Ouest nous chasse, comme s'il n'avait remarqué que tardivement notre intrusion. Nous l'aurons vu tout de même. Nous aurons vu les grandes houles de l'Ouest.

Amicalement, N.



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