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Nicolas Deleau : Épiphanies, dix-neuf textes, accompagnés de leurs traductions en langue amharique par François Morand et Brooke Beyene et de deux illustrations par l'auteur.
Par ailleurs, François Morand et Brooke Beyene ont écrit leurs réflexions sur ces traductions.

Ces traductions ont été présentées dans le cadre d'une exposition des œuvres de Nicolas Deleau à l'Alliance française d'Addis Abeba, à l'intention des visiteurs éthiopiens. Elles semblaient indispensables dans la mesure où toutes les œuvres peintes (encres, aquarelles, huiles sur toile ou sur bois, etc.) avaient la découverte de l'Éthiopie pour origine.

Voir par ailleurs un ensemble de trois textes sur l'Éthiopie par Nicolas Deleau :
Meskal
Au-dessus d'Addis
Timkat

Nicolas Deleau, professeur de lettres, vit à Addis Abeba.

Mis en ligne le 14 novembre 2011.

© : Nicolas Deleau pour le texte et pour les images, François Morand et Brooke Beyene pour les traductions en langue amharique.


Épiphanies

Texte 1

Et il lui dit :

Nous irons dans le Tigré.

Ce sera le matin ; la lumière baignera crue nos gestes engourdis et l'on sentira, imperceptible, ce frémissement que prennent parfois les paysages familiers : un départ !

 

Nous embarquerons, chacun se calera pour la route.

 

Nous quitterons ensemble ces collines au flanc desquelles se mêlent les échos perdus de la ville et des hyènes. Nous longerons les routes, interminablement, jusqu'aux plaines arides.

 

*

Mais ils étaient là, juste là ; et des promesses, tels les moutons qu'abrite l'ombre de midi, se nichaient patientes contre leur seuil.

 deleau

Texte 2

C'est le bruit de claque d'un linge mouillé qui m'avait fait tourner la tête.

Il n'y a décidément que seul que l'on puisse être humble : face à l'autre, face même à la simple pensée qu'il existe, on se raidit, on pose.

Elle ne nous avait pas vus.

Elle se tenait debout, jeune encore, déjà belle, le bassin cassé par les heures longues au ras du sol ; à ses pieds, la lessive enfin prête à prendre le vent. Elle égouttait ses mains frêles.

Presque debout.

On m'appelle. Il faut avancer. Peut-être faudrait-il lui demander notre chemin d'ailleurs – et comment ? Et pourquoi ?

J'arrive, à petits pas de silence : elle aurait fini par nous voir.

 

*

 

Du voyage, on ne raconte volontiers que ces moments suspendus qui nous avaient alors fait oublier que l'on vivait une fuite, éperdue.

Le malheur serait de faire illusion.

 deleau

Texte 3

Chargés de bidons jaunes ou rouges, chargés de fagots de bois trois fois grands comme les femmes qui les portent, chargés de bâtons, de fusils, de la marche d'un troupeau, d'un ballot de bijoux d'argent ou de sacs de semences, de poteries, chargés – et qui cheminent.

Ici, on va.

Peuple de marcheurs, peuple en route, peuple pastoral, à la frange – juste à la frange.

À merci.

Au moindre caprice du climat.

Peuples précaires, infiniment : portez !

 

Exodes sans destination. Exodes massifs, exodes vespéraux, sous l'œil rond du soleil, entre les ombres. Exodes en chapelets, isolés, en familles, en bandes, en armes –

Ânes de bât,

Dromadaires,

Calèches gémissantes,

Foins, bois, eau, et ce que l'on vendra plus loin, et les rumeurs encore trop lointaines des marchés que l'on devine,

Et les bâtons sur les épaules soutiennent les mains fatiguées –silhouettes crucifiées, paisibles – et les futas volent aux vents solaires.

Les armes brillent.

 deleau

 deleau

Texte 4

J'ai vu l'argent à leurs oreilles, leurs cheveux de jais de dentelle, le ciel de nuit posé sur leurs peaux sombres, ceignant leurs yeux, feux follets.

Ici, maintenant.

Et partout cette quiétude, et partout cette sollicitude qui – digne, courtoise, distante – bondit, mord le ventre et ne lâche plus.

 deleau

Texte 5

« Ce sont des fleurs pour Meskal. Prends-les. »

Le cadeau désarçonne, il fait perdre pied. Au diable, vieilles lunes ! Que soient enterrées ici, maintenant, les logiques retorses du contre-don.

Elle s'était approchée timide, nous avait suivi longtemps. Lorsqu'elle s'était présentée à nous, dense, insupportablement dense et frontale, ce n'était déjà plus la méfiance mais cette douleur qui m'avait arrêté : de quoi te méfies-tu, imbécile ? Ne sais-tu plus laisser venir les choses ?

Je tenais mon tyran ; je lui ai serré le cou.

Elle tenait à deux mains un petit bouquet de fleurs jaunes.

C'était Meskal.

 deleau

Texte 6

Longue nuit.

 

Chante ! Chante mon ridicule, celui des autres, fais vivre la joie séculaire de l'éloge moqueur !

Ce ne fut pas un ordre. Ce fut une prière, un souhait, un de ces vœux de silence que seule dictait la jouissance lumineuse, solitaire, d'un instant d'authentique incompréhension.

 

Des doigts couraient sur le crin, et l'on riait, et l'on goûtait avec délices ce que je ne pouvais saisir – moi qui ne savais même pas frapper dans mes mains.

 deleau

Texte 7

La pièce est grande, haute de plafond ; les clameurs y font comme un chant du soir. Ils étaient des dizaines, je ne comprenais rien. J'en ai vu rouler sous leur banc – et d'autres, tout aussi dignes, appeler un serveur, un homme sec dont les mains apportaient dans l'instant, dans un énorme samovar, de quoi prolonger la nuit.

Soyez les bienvenus !

Santé à vous, santé ! Que ce soir nous offre ce qu'il faut pour noyer vives les peines du jour !

Dehors, drapant la nuit brumeuse, de légers parfums d'encens et de café dansaient dans l'air.

 deleau

 deleau

Texte 8

Sorcière, désirable sorcière ! Volent tes colliers, tes cheveux, bondissent tes seins ! Claquent tes étoles aux vents du soir !

Elle ne fut ensorceleuse que le temps d'une danse – une de celles qu'elle referait demain, et le jour suivant encore.

 

Lorsque la musique s'est tue, c'est une fillette épuisée qui a fait sa révérence puis s'est assise, fêtée et câlinée par ses grandes sœurs de fortune.

Une fillette, une simple fillette.

Lumineuse de rêves et de sommeil, elle regarda autour d'elle, vit fière ceux qui l'applaudissaient, rêva peut-être de gloire, se blottit entre les bras d'une autre et s'endormit.

 deleau

Texte 9

Dehors, la nuit s'était alourdie de brume ; j'ai marché, transi, gorge et ventre brûlants, guettant les gros yeux jaunes des taxis sans savoir si je cherchais à les éviter ou à les héler. Je me souviendrai longtemps de ces vieilles Lada bleues et blanches, brinquebalantes, empestant l'essence et grimpant crachotantes – éternels derniers râles – jusqu'aux pentes sans lumière de nos quartiers.

Havres d'un soir. Le confort d'un siège défoncé, mais au sec ; un peu de musique ; la main paisible d'un guide qui lâche un instant le volant et cherche, dans le noir, une tige de khat dans le gros bouquet posé à la place du mort.

Je serai bientôt chez nous. Je me blottirai contre toi et te raconterai, demain, cette sourde envie de pleurer qui m'étreint.

 deleau

Texte 10

Elle soufflait doucement sur les grains.

Respire.

On parle ici de cérémonie du café ; et toute métaphore semble en être exclue : le café est un don de soi.

 

L'arôme, quant à lui, est une notion de goûteur, au mieux ; de publicitaire, le plus souvent.

 deleau

Texte 11

On frôle des invitations dans la cohue des musiques qui s'entredévorent ; et voici que défilent de nouvelles lueurs, l'échoppe minuscule, éclairée comme un phare, où l'on trouvera tout ce que la nuit requiert ou autorise ; voici que de guerre lasse ou par curiosité, happé, tremblant, on entre un peu plus loin, pour une bière, pour un verre, pour un moment. Les filles se lèvent et s'apprêtent.

Bunna Bet. Rades de façade, théâtre d'un monde d'en dessous. On ne devine pas d'abord que derrière les vitres teintées se niche non pas un trop évident commerce mais un monde – enfoui, blotti, indéracinable.

Dédales d'arrière-cours, vols fugitifs d'âcres odeurs de pisse ou de foutre qui, soudain débusquées, filent le long d'une palissade, empruntent une allée, la faille d'une vitre cassée, sautent à la gorge et continuent leur route avec le vent, laissant place à l'encens, au café, au fumet d'un chouro cuisant sur la braise – aux familles.

 

Aux vies debout dans la débâcle.

 

On dit qu'ici, ils vous versent des drogues dans votre boisson. Qu'il vaut mieux voir sa bouteille décapsulée devant vous. Qu'on les remplit parfois avec les vieux fonds de ceux qui n'ont pas fini la leur. On dit qu'ils fouilleront vos poches. Qu'ils vous détrousseront.

On dit beaucoup de choses, partout, toujours, sur ces lieux – et d'autant plus qu'on ne les fréquente pas.

Il n'y a pas de légende sans fondement.

Il n'y en a pas non plus qui ne naisse suffisamment éloignée des lieux qu'elle met en scène, et je ne vivrai pas sans légendes.

 deleau

Texte 12

La voilà maintenant, l'heure presque déserte où quelques coureurs, foulées longues, profitent d'un peu d'air renouvelé – bien avant que le jour se lève, avant même les premières prières.

Ici des rires bouffent encore la nuit, la fardent un temps pour les misères qu'elle embrasse, maternelle, dévorante.

Ailleurs, sur le chemin du retour, je devine que les moutons trottent déjà au beau milieu des routes, que des monuments de cuite croisent sans les reconnaître les premières journées d'esclaves. Ne titube-t-on pas tous des mêmes fatigues ?

 

N'est-ce pas la nuit que la fleur éclot ?

 deleau

Texte 13

En regagnant la lumière des larges avenues, immanquablement je m'arrête, me retourne, regarde à nouveau devant moi – à chaque fois stupéfait de ne pas être dans un port.

Texte 14

Petit jour, lumières blafardes. Les bouches font dans le froid comme de petits fourneaux.

Je les vois au loin :

De vastes panières les devancent ou les suivent – parfois, une grosse benne de métal montée sur des roues de voiture.

Leurs jupes épaisses n'ont plus de couleur.

Gantées, emmitouflées dans de gros châles, les nettoyeuses curent la ville au petit matin. Je distingue leurs silhouettes dans le jour clair déjà, qui vont par petites grappes, s'arrêtent, s'éparpillent, balaient puis repartent.

 

Que serait la ville sans ses balayeuses, entend-on dire parfois. Et je songe à part moi, un peu honteux, que je devrais y voir des considérations d'hygiène.

 deleau

Texte 15

De fardeau en fardeau tu passeras ta vie d'esclave, ma fille.

Le dit-elle ? Non, bien sûr ; et la fillette aux yeux immenses suit sans mot dire ; son dos n'est pas encore cassé, c'est presque par mimétisme qu'elle se plie.

Tu ploieras ; on finit par se ménager.

L'autre, une fois déchargée, ne se relève plus depuis longtemps.

Deux flèches d'ombre au front, les porteuses de bois cheminent et leur regard seul s'arc-boute vers l'horizon jamais atteint. Qui se soucierait donc de savoir d'où elles viennent, où elles vont ? Les plus vieilles, de longtemps, ne connaissent que leurs pieds.

 deleau

Texte 16

Les fouets claquent au cul des troupeaux pressés à rien ; et eux, débonnaires, jambes immenses, marchent légers contre l'hébétude fantasque du torrent de toisons.

Marchent du pas de ceux qui savent où aller.

 

Nous les croisions, d'autres musiques aux oreilles, confortablement entassés dans les relents d'essence d'un diable bleu ; deux hommes riaient à la vue d'un âne albinos ; et je songeais qu'il viendrait peut-être un jour où m'en ressurgirait le souvenir.

Je ne voulus rien oublier, jamais : ce visage de vieille serpe de l'autre côté de la vitre, le fouet suivant sa courbe ; les flancs pressés du troupeau frôlant la tôle, l'âne ; le sourire absent de ma voisine, l'enroulement leste et continu de ses pouces sur ses mains jointes.

 

Je ne me souviens aujourd'hui que de ce qui, alors, brouilla ma vue – et me défit.

 deleau

Texte 17

Il marche à pas de métronome, chenu, drapé de blanc

 

Vieil homme irréfragable, ton visage est fripé

Irréfragablement fripé, comme dans une grimace

Figé par le culte que l'on te voue

Engrimacé.

 

Et lui, après quelques coups de crosse distribués à d'imprudents vauriens, continue sans se retourner ; on embrasse la croix qu'il tend

Je sens fondre sur moi ses courroux de cigogne

Il me sait dans son dos et marche, hautain, osseux, circonférent

 

Il me sait dans son dos : qui épie l'autre ?

 

Laisse-moi aller, ton vain mépris ne me suivra pas jusqu'à cette salle obscure où je vais, où d'impensables mystères m'attendent pour affaire.

 deleau

Texte 18

Il chante, ivre, féroce, joyeux ; et son rire en fait rire d'autres qui l'écoutent, se prêtent à son jeu, savourent les doubles sens et les grivoiseries, l'air canaille, les délicieuses inconvenances, l'irrespect de tout – privilège des poètes, des asmari et des fous.

Texte 19

C'est Timkat.

Des murmures montent au ciel par des passes caillouteuses, le Tigré porte la nuit à bout de bras, la berce comme une enfant fragile et dévouée.

Des prêtres dorment sur de lourdes croix d'or ; le tella fraîchit au fond des barriques ; la voûte au-dessus de nous brille de mille petits bouts d'âme.

Là-bas, à Addis Abeba, ils affluent par milliers, que leur ferveur guiderait dans la plus noire des nuits.

Et lui : Attends ! Il n'est pas encore temps d'aller voir ailleurs. Pas déjà.

 deleau

Nicolas Deleau

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