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Nicolas Deleau : Lubango, Namibe, avec deux illustrations par l'auteur.

Nicolas Deleau, professeur de lettres, travaille à Luanda. Il nous envoie ses Lettres de l'Angola.

Mise en ligne le 15 décembre 2004.

Le 15 avril 2005, ce texte de Nicolas Deleau a reçu le prix du concours du meilleur récit de voyage, concours organisé par l'association Le Pérégrin genevois, avec le soutien de la librairie Gaia-Store à Grenoble, de Terres Oubliées, de Grands Reportages et de let-s-talk.com. Le jury, composé de MM. L. Bedin (www.ecrivains-voyageurs.net), P. Bigorgne (Grands Reportages), M. Vincent (Terres Oubliées), X. Delhert (librairie Gaia-Store), était présidé par Madame Éliane Bouvier.
L'association Le Pérégrin genevois a été fondée en hommage à l'écrivain Nicolas Bouvier.
Mes vives félicitations à Nicolas Deleau. P. C.

Modifié le 2 février 2006. Le texte ci-dessous paraît, en sa version complète, dans le volume que publient les éditions Glénat à Grenoble en mars 2006, sous le titre La Dent d'orque et autres voyages….

© : Nicolas Deleau et les éditions Glénat pour le texte et pour les images.


Lubango, Namibe

Il y a, quelque part au sud de l'Angola, des régions que longtemps j'ai parcourues en rêve et dont le soir m'apporte aujourd'hui des souvenirs puissants comme des parfums d'Orient : ces crânes d'oiseaux marins, de tortue et de phoque venus rejoindre ceux, plus anciens, de l'albatros et du pétrel, cette souche d'acacia, torse et rouge, mangée de sable, ces carapaces d'insectes soigneusement conservées dans des écrins de bagues, dans des blagues à tabac, dans de petites boîtes de bois précieux ou que l'on veut tel, chinées dans les brocantes, un peu partout — je me souviens :

 

[…]

 

Il est six heures moins le quart. Le ciel rosit doucement, là-bas. Le train comporte deux wagons de voyageurs ; le reste du convoi est composé de citernes de carburant et de wagons vides à ciel ouvert. Les voyageurs montent, s'entraident, choisissent vite un siège. On embarque du matériel, on s'installe, on achète un petit pain pour la route. Au milieu de notre wagon, une jeune fille s'est assise avec à ses pieds une immense bassine emplie de bières et de sodas dans des pains de glace. Derrière nous, une vieille femme lourdement chargée se pose sans mot dire avec ses trois enfants et quatre poules aux pattes entravées. Un couple de vieux habillés comme pour une cérémonie s'installe en face de nous, de l'autre côté de la travée centrale. L'homme a les yeux brillants, il n'ose s'asseoir, ou ne veut pas ; il reste debout, tout de regards, se penche au dehors, s'agite, nous regarde. Dehors, sur les quais, des vendeurs proposent tout ce dont on aura besoin. Par les fenêtres sans vitres, les bras se tendent et se rejoignent, échangent billets et victuailles.

Il est six heures. Sous les bras ouverts de Cristo Rei baigné de soleil neuf, le train s'ébranle. Les wagons tanguent et cognent dur — plus de suspension depuis longtemps.

Les regards se portent sur quatre voyageurs étonnants : nous sommes un spectacle. Pas la moindre animosité cependant. Le wagon est plein, les sacs envahissent les recoins, s'entassent sous les bancs de bois. À la cohue du départ succède un silence ensuqué ; chacun prend ses marques, s'installant au mieux pour le trajet qui sera long. Cinq minutes à peine après le départ a lieu le premier arrêt : le wagon derrière le nôtre n'est pas bien accroché. Un technicien au regard embué cherche une clé, passe, repasse, rafistole tout cela, contemple un temps son travail en titubant puis s'en va prévenir que nous pouvons continuer. Longeant les mousseques, le train contourne la ville. Dehors, sous les pierres qui les tiennent, entre les immenses feuilles vertes et languides des bananiers, les toits de tôle neuve ont le bleu frais du ciel. Les enfants, à notre passage, cessent leurs jeux et nous font des signes de la main ; et le vieil homme, toujours debout, leur répond avec un enthousiasme ravi.

Depuis Lubango, il faut deux grosses heures pour rejoindre Namibe par la route — une route en parfait état, dont les lacets, sur les quelques kilomètres qui s'accrochent aux contreforts du plateau, sont une fierté dans la province. Le voyage en train fait découvrir une autre géographie. On serpente à flanc de pente, suivant presque exactement les courbes de niveau, déroulant des perspectives merveilleuses et toujours changeantes. Lorsque le train prend un virage, le vieil homme se penche par la fenêtre, nous regarde, nous appelle, montrant du doigt dans une extase ravie le convoi et la locomotive : on peut les voir ! C'est la première fois qu'il prend le train, nous dit-il ; il est parti de chez lui il y a maintenant deux jours, et va voir son cousin quelque part dans la plaine que nous avons contemplée depuis la falaise, la veille. Sa femme et lui descendront à Bibala.

Nous avons quitté les faubourgs, maintenant, et traversons des campagnes désertes, des terres incultes, une mousseline de buissons secs et gris, surmontée ça et là par le feuillage des baobabs, d'un vert tendre. Pas de vie humaine, croirait-on — mais le regard surprend, au milieu de rien, la fumerolle d'un petit foyer, un sentier, un berger, deux vaches maigres et placides.

On prend quelques photos.

Par les ouvertures béantes des fenêtres nous arrivent un souffle d'air et la morsure du soleil matinal. On se passe de la crème. Le spectacle ravit le vieil homme, qui nous en demande et s'en étale tant bien que mal sur le visage, une vieille souche d'ébène, en riant aux larmes. Il n'en faut pas plus pour que la conversation s'engage avec lui, sa femme, ses voisins. Nous partageons des sodas. Il épluche un bâton de canne, s'en coupe un morceau qu'il mâchonne, nous en offre. Ils sont Mumhuila, nous dit-il ; lui, sa femme, les deux jeunes en face d'eux. Leurs deux incisives supérieures sont taillées légèrement et forment un petit trou comme un accent circonflexe dans leur sourire. Les deux incisives inférieures sont manquantes chez les hommes. Cela se passe lorsqu'on a dix-neuf, vingt ans. Au marteau et au burin. Après, il faut mâcher de la viande encore tiède, cela stoppe l'hémorragie, nous dit le jeune homme qui entame sa troisième bière. Alors que la conversation bat son plein, ponctuée par les cris du coq qui chante le jour caché sous son banc, un policier vient nous rendre visite, accompagné du contrôleur. Il veut savoir si notre voyage se passe bien, puis, presque gêné, extraordinairement poli, nous dit qu'il est interdit de prendre des photos si nous n'avons pas de papier nous autorisant à le faire. À Luanda, cela nous aurait valu un beau bakchich, peut-être la pellicule et une agressivité presque certaine. Dans le fracas de ferraille du train qui s'ébranle, les appareils regagnent leurs sacs — mais bientôt, on s'arrête de nouveau : un voyageur monte, tenant dans ses mains un champignon énorme. Une sorte de lactaire dont le chapeau gris, velouté, fait au moins soixante centimètres de diamètre. C'est un Trutulu, nous dit le vieux ; et c'est excellent. Il faut le cuire longtemps pour qu'il devienne tendre. Celui-ci est particulièrement grand, et le policier l'achète. Simon profite de l'occasion, et lui demande s'il peut le prendre en photo avec l'énorme champignon. L'homme se rengorge et pose fièrement. Nous pourrons désormais prendre toutes les photos que nous voulons, et la valse commence sans tarder : le vieil homme et sa femme en veulent une, et les voisins. Série de portraits, rires. Dehors, dans la lumière blanche et crue, les perspectives se déroulent lentement. Le train ne dépassera jamais les quarante kilomètres-heure.

 

Des branches griffent les wagons, je vois des cosses comme des chapelets de perles, d'immenses fleurs orange, des rapaces immobiles au-dessus des broussailles, des lézards sur les rochers nus ; je vois, dépassant du fouillis végétal, les tours d'ocre des termitières, comme des sentinelles ; et au ras du sol, les gouttes de sang frais de baies isolées, pas plus grosses qu'une griotte.

 

Bientôt, il y aura un tunnel, nous dit le vieux. On le lui a dit, et il attend le spectacle avec impatience.

Dans le wagon, on s'éveille doucement, on discute, les conversations bourgeonnent. Même de loin, on nous observe ; nos propres regards se posent partout, voraces eux aussi. Ce spectacle mutuel et bon enfant a quelque chose de magique ; sans gêne, sans indiscrétion, juste amical, ravi et curieux. Un vieux transistor à piles diffuse pour le wagon de la musique namibienne — une cassette sans âge qui pleure une vive dentelle de guitares et de voix. On se sourit, l'air encore frais compense la morsure du soleil. On ne prend pas garde au train, qui ralentit doucement — mais soudain, c'est la nuit. Silence. Quelques secondes en suspens, une légère odeur de soufre. Puis une lueur. Lorsqu'on quitte le tunnel, des exclamations et des applaudissements emplissent le wagon. Le coq chante.

 

Le train est à soi un voyage, aux autres incommensurable. Notre convoi s'arrête, repart, s'arrête encore, au milieu de rien, dans des stations improbables, hors du temps. À Serra, une vieille gare juchée en haut d'un col, composée d'un unique bâtiment à l'abandon et d'un vieux puits, deux jeunes Mumhuila montent, fiers comme des princes. Ils doivent avoir une quinzaine d'années. Chacun d'eux porte un bâton, une machette, un pagne, des bracelets de laiton. Un port de tête altier. Immobiles et fermés, ils s'installent, le buste droit, les pieds fermement posés au sol de métal constellé de fientes. Une femme charge une cuisse de vache enveloppée dans un linge.

 

Bibala est une grande gare ; sur les quais, c'est la cohue. On s'accueille, on se salue, on charge et l'on décharge du matériel. Beaucoup de gens descendent, beaucoup montent. Ceux qui s'étaient installés à Lubango dans les wagons à ciel ouvert chargent du bois, des sacs de charbon : Namibe est un fantôme planté sur la côte, au cœur du désert, ces denrées y sont précieuses. Cela fait maintenant six heures que nous sommes partis. Tous sont en habit traditionnel. Les femmes ceignent leurs seins d'une cordelette qui les presse et les fait tomber — c'est un critère de beauté. Seules les jeunes filles qui ne sont pas encore mères ont les seins libres. Les cheveux sont apprêtés — des coiffures folles, des sculptures de perles et de terre grasse et rouge ; des parures d'une beauté inouïe — et une densité dans les regards que je n'avais jamais vue jusqu'alors. Discernables au-dessus de la forêt des têtes et des bassines de toutes les couleurs, au-delà des odeurs de fruits et de viande, des toilettes publiques. Le wagon lui aussi comporte des toilettes — une pièce close, un trou dans le sol de ferraille. Mais celles-ci sont superbes et laissent voir, derrière les murs peints que le soleil a passés et craquelés comme une lèpre —  verte, rose, jaune —, des azulejos de toute beauté… Une bonne heure a passé, les marchandes sont parties ; nos voisins, après avoir chaleureusement pris congé et partagé avec nous des parts de pizza froide, ont été remplacés par d'autres. Le vieil homme, qui me voyant prendre des notes me donnait le nom de chaque arrêt, charge son successeur de continuer sa tâche.

Beaucoup des gens qui montent à Bibala sont habillés pour la ville ; ils descendent jusqu'à Namibe.

Assise interdite à côté de sa grand-mère, une jeune fille immobile plante son regard dans le vide comme une flèche se plante dans la cible. Son visage fin, presque maigre, son corps d'enfant contrastent avec ce regard triste de vieille femme. Deux imperceptibles contrariétés plissent légèrement son front, au-dessus des sourcils. Ses yeux mangent son visage. Ses cheveux tressés sont tenus par un bandeau de fines perles colorées, puis sculptés et modelés dans la glaise, comme un calot constellé de coquillages blancs ; deux larges bandes descendent sur son dos nu. Deux anneaux pendent à ses oreilles. Elle n'est pas Mumhuila, mais Mucubal. Les Mucubais vivent plus au sud, dans la province de Namibe que nous approchons doucement. Elle s'accoude à la fenêtre, le soleil la frappe en plein, joue sur ses frêles épaules, sur sa peau nue d'un noir profond, presque bleu. Je ne saurai jamais quelle mystérieuse douleur habite ce regard d'enfant.

Un remue-ménage dans le wagon me tire de ma contemplation, fait taire en moi cette sourde envie de pleurer : une demi-douzaine de policiers armés s'installe à côté de nous, encadrant deux jeunes hommes menottés. Angoissés, interdits, nous nous renfrognons sur nos sièges — mais bientôt, ils changent de place, et gagnent le dernier wagon. Je souffle : les armes me mettent les nerfs à vif, on ne sait que trop combien elles ne sont, ici, pas un simple instrument de persuasion.

Maintenant, le paysage a changé tout à fait. Peu à peu, la savane s'est raréfiée ; d'immenses défilés de roches, des monticules de blocs herculéens dominent de plus en plus rarement une plaine d'ocre, de pierres et de sable, comme des vestiges du plateau. Puis, plus rien. Le désert, plat, à perte de vue. Les parasols rabougris d'acacias secs et cassants. De curieuses plantes comme des pieds de gingembre géants, surmontés de trois ou quatre feuilles vertes et rabougries. À Luso, au milieu du désert, on charge du bois. Les marmites fument sur le quai, les voyageurs descendent, s'achètent un repas qu'ils mangeront en route. Le soleil baisse un peu mais la chaleur est encore suffocante, et l'on est soulagé lorsque après une heure de fournaise le train s'ébranle à nouveau, baignant nos visages moites d'un souffle d'air.

 

 

Depuis quelques heures, la torpeur a gagné le wagon. La vie s'est comme arrêtée, immobile et muette ; voyageurs et poules dorment, les enfants s'accrochent aux bras abandonnés des femmes, les têtes dodelinent dans les cahots, le bruit de la ferraille nous berce. Les piles du poste sont mortes depuis longtemps, et les âmes au repos.

 

C'est la grosse âme du train qui chante, et qui avance.

 

Dehors, dans le désert brûlant, le convoi longe une ligne électrique à haute tension à droite, la route à gauche. Chaque pylône abrite d'énormes nids — un, deux, le plus souvent trois. Nous voyageons au milieu de rien.

Le soleil est bas maintenant, il a recouvert d'or et de pourpre la plaine immense, il cuivre les visages aux fenêtres.

 

Plus de route, plus de ligne.

 

Campo Livre.

 

Un arrêt au milieu de rien. Pas même un bâtiment. Seule une pancarte rouillée, criblée de balles, nous indique où nous sommes. Le contrôleur, qui a remplacé son collègue à Bibala, est un gros homme bonasse à qui la tenue impeccable, la moustache épaisse et les larges lunettes fumées donnent l'air d'un jovial dictateur sud américain de bande dessinée. Il est venu nous voir régulièrement, affable, pour savoir si notre voyage se passait bien. C'est presque contrit qu'il s'approche, nous expliquant que nous allons rester là longtemps : nous attendons le passage du train en provenance de Namibe. On descend, on se dégourdit les jambes.

Sous la lumière maintenant rasante, égrenées dans la plaine aride, les femmes accroupies sous leurs pagnes font comme de gros champignons colorés, puis se relèvent, et reviennent. Les prisonniers, assis sur deux cailloux, partagent une cigarette offerte par un des policiers.

Au loin, des oiseaux couleur de sable palpitent au ras du sol.

 

Il fait bon.

 

Devant nous, une brume océanique, épaisse, violette, cachera bientôt le soleil. J'attends la mer.

 

 

 

 

L'immense plaine était comme un océan ; mais voilà que dans la pénombre du crépuscule se découpent les contreforts illuminés d'un nouveau canyon. Nous étions sur un plateau, encore, qui se fragmente, se morcelle. Le train descend doucement les falaises de sable, comme un dédale. Soudain, en contrebas, une vallée verdoyante. Un foisonnement de plantes d'un vert cru que la lumière vespérale rend presque lumineux, des cultures irriguées, des plantations de maïs, de manioc, pas un pouce de terrain perdu — et dans la trouée du rio, entre les murs d'ocre dont le soleil ne frappe plus que les stries supérieures, la mer.

 

Giraul.

 

La nuit tombe maintenant. Le train s'engage dans un corridor sableux, tout juste assez large pour le laisser passer. On descend. Les lumières du port, les silhouettes des grues, une odeur d'iode, d'hydrocarbures, de criée… C'est ici que l'on décharge le matériel. Lorsque nous repartons, la nuit est tombée tout à fait sur le convoi. Le wagon n'est plus que rumeurs dans l'ombre ; les lumières de la ville scintillent de l'autre côté de la baie. Trois quarts d'heure encore. Un immense paquebot mouille au large, illuminé comme un sapin de No‘l. Dans la ville qui dort, le train sonne la corne, longtemps, victorieusement.

 

Namibe.

 

Le voyage aura duré treize heures. Je me lève et cherche, dans le noir, écoutant une dernière fois le calme remuement des corps et le froissement des étoffes, comment retrouver mes sacs. J'ai l'impression de tanguer encore. Sur le quai, nos amis descendus la veille en candongueiro nous attendent.

 

Profiter du silence, encore.

 

Dans ma tête se bousculent les lumières du jour, les visages rencontrés, le rire du vieil homme, et les noms sonores des stations improbables : Mapunda, Nangombe, Quilemba, Pricata, Chela, Serra, Tolundo, Ombia, Quipamba, Bibala, Cacanda, Aguàda, Garganta, Concessaõ, Munhino, Xutama, Luso, Caraculo, Campo Livre, Mirapraia, Giraul, Namibe.

 

Ils sont nombreux, les amis, les aimés qui ont pris le train avec moi, ce jour-là.

 

[…]

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