Nicolas Deleau : Stonetown, le 27 février 2005, avec trois illustrations par l'auteur. Nicolas Deleau, professeur de lettres, travaille à Luanda. Il nous envoie ses Lettres de l'Angola. Mis en ligne le 3 avril 2005.
Modifié le 2 février 2006. Le texte ci-dessous paraît, en sa version complète, dans le volume que publient les éditions Glénat à Grenoble en mars 2006, sous le titre La Dent d'orque et autres voyages…. © : Nicolas Deleau et les éditions Glénat pour le texte et pour les images. Stonetown, le 27 février 2005À l'épaisseur formidable des murs qui
tiennent la maison Malindi contre les quais du port, juste au-dessus du marché
aux poissons, au bois noirci de sa lourde porte d'entrée, je me dis que je suis
dans un bien vieil endroit ; qu'à un nom de rêve répondent bien des rêves
aboutis et bien des trajets d'errance sans doute ; et que sous le grand
ventilateur qui ronronne cette nuit, dans cette petite chambre dont la fenêtre
haut perchée semble comme posée sur la ruelle aux pavés inégaux, il est temps
de rejoindre les grands voyageurs — et parmi eux, les précieux : ceux qui,
au coin du feu, ont suivi les mille courses du vent d'Est, ont vécu à
Samarkand, et qui demain peut-être, le temps d'un autre rêve, accosteront à
Punta Arenas pour aller y danser le tango « dans ce fameux bar où… » Je suis à Zanzibar… Bon Dieu !… Je suis à Zanzibar, l'Île du bord du
monde, l'Île aux épices, aux mille portes — l'Île aux chats. Ils se promènent en silence, et en
silence chassent, jouent, dorment. C'est la nuit. Ils se sont réveillés, et les
rues sont à eux. Ce matin, en me promenant dans la ville, j'en ai vu quatre
racketter une vieille femme. Elle portait sur la tête une bassine emplie de
crevettes. Ils entouraient ses jambes, l'empêchant d'avancer au risque de la
faire tomber — ou de se faire écraser d'un coup de semelle rageuse. Mais
sans broncher, comme si cela était dans l'ordre des choses, elle leur jeta une
poignée du précieux butin ; ils avaient eu leur tribut, et
mangeaient : elle était libre de partir. Je restai à les contempler, ne
m'étonnant plus guère de leur bonne forme. J'en étais là, songeant sans
contrainte assis à l'ombre d'un grand arbre lorsqu'un homme juché sur une de
ces motos chinoises de petite cylindrée si nombreuses sur l'Île s'arrêta et,
plongeant la main dans le panier accroché à son porte-bagages, la retira pleine
de petits poissons qu'il leur jeta complaisamment, sans qu'ils n'eussent rien
demandé. Ils reniflèrent la marchandise et mangèrent de nouveau. L'homme était
déjà loin. Ce soir, l'un d'eux me regarde par la
fenêtre d'un œil rond. Je suis nouveau, sans doute. Sans doute aurais-je dû me
signaler à lui. Je le salue : qu'il m'accompagne donc cette nuit. J'avais dans l'idée de faire un carnet
de voyage ; un si vieux rêve ne pouvait s'en passer ; mais je sais
désormais combien ces petits recueils d'impressions sont surtout des carnets
d'absence. * * * * * * Une plage près de Paje. Retour sur la
côte Est. En face, c'est l'Inde. Je suis dans une petite pension, tenue
par une femme japonaise que nous ne verrons pas mais dont le goût sûr,
minimaliste, essentiel, a imprimé sa marque au lieu en le fondant dans ce que
son cadre dégage. Dans un coin, près d'une grande bibliothèque contenant des
ouvrages écrits dans toutes les langues (j'y ai trouvé, ô stupeur, une vieille
édition des Œuvres complètes de
François Rabelais — qui sait comment elle a échoué ici…), se côtoient
échiquiers et awalés. Ça sent le
gingembre et la coriandre, la cardamome, la citronnelle. On n'entend que les
vagues au loin, et le vent choque doucement les uns contre les autres les
pendants d'un mobile en bambou, taillés comme tuyaux d'orgue. Le vieil homme qui tient les lieux en
l'absence de cette mystérieuse Japonaise est né sur la côte est, dans le
village d'à-côté. Il travaille ici depuis douze ans. Son visage est sillonné de
rides, ses cernes immenses, et lorsqu'il sourit ses lourdes paupières se
soulèvent un peu. Ses cheveux sont blancs comme le sable. Toute la journée, il
a joué à l'awalé avec un jeune pêcheur. Je lui ai demandé s'il pouvait me
raconter des histoires d'ici, réelles ou légendaires — des histoires de mer,
d'hommes et de femmes de la côte et du vent. Il a paru surpris d'abord, puis a
souri très haut, bien au-delà de sa naturelle affabilité, et m'a répondu qu'il
ne le ferait pas seul : « We have to be almost three, five, maybe
six to tell stories. It will be a good night. » Sa voix roule rauque grave et bat comme un grand tambour.
J'attends ces heures avec délectation. Ce matin, j'ai vu des murènes assoupies
dans des creux de roches, des oursins violets, des poissons comme des
papillons. J'ai ramassé la conque blanche d'un petit bénitier.
La longue et lourde barque depuis laquelle je plongeais
parcourait maintenant les grands fonds, à la recherche de bancs de dauphins que
nous n'avons pas trouvés. Au loin, une silhouette tronquée agitait d'un bras un
chiffon blanc. Changement de cap. Debout sur une petite pirogue à balancier qui
sombrait peu à peu, il y avait un vieil homme. Il avait déjà de l'eau jusqu'aux
cuisses, et son bien se dispersait à la surface : une rame, un bout de
bois qui, posé contre les bords, devait servir de banc, un vieux seau, quelques
lignes. Les sternes agiles finissaient de piquer la maigre pêche du jour,
griffant à peine la surface. L'homme salua, grimpa à bord. Sans plus de
cérémonie, après quelques courts échanges de paroles, le jeune mousse du bord
plongea, attacha son embarcation en remorque, puis, s'y hissant sans peine,
écopa le plus gros. On se dirigeait maintenant vers la barre. Une fois que
l'eau fut redevenue turquoise et les fonds visibles, à quelques encablures de
la côte, le vieil homme les remercia, remonta à son bord et pagaya, comme si
rien ne s'était passé. Je me souviendrai longtemps de ces mains
de ligneur, aux attaches puissantes et boulues, aux doigts épais et crevassés. Je me souviendrai longtemps, surtout, de ce vieux marin qui avait vraiment failli tout perdre — il ne savait pas nager. *
Lorsque je demandai aux pêcheurs s'ils
connaissaient des histoires et des légendes de mer, ils me répondirent que non.
J'insistai : nous avions du mal à nous comprendre, mon swahili étant plus
que rudimentaire et leur anglais très approximatif ; l'heure écoulée
s'était emplie de dessins à la mine de plomb — des cartes approximatives
et de rapides croquis —, venant combler ce manque. Nous avions comparé nos
techniques de pêche, les crocs à poulpe, les palangres, les filets, les heures
et les lieux. Il était impossible qu'aucune histoire de mer ne hante ces côtes
austères, ces peuples de pêcheurs, quelle qu'en fût la nature. Je m'emparai du
crayon et griffonnai une sirène, leur racontant que l'on parlait chez nous de
ces femmes des abysses dont le chant charme les marins et les entraîne au fond,
vers leur mort. Le dessin passa de mains en mains. L'un après l'autre, ils
regardèrent longuement, puis échangeaient entre eux des mots que je ne
comprenais pas. Puis, ils hochèrent la tête, navrés, silencieux. Il n'y en
avait pas ici. Mais si j'allais au large du Mozambique, alors, j'en verrais
— car il y en avait, là-bas. Nicolas Deleau
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