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Nicolas Delon : Clément Rosset. Le cours des choses

Texte mis en ligne le 16 novembre 2008.

© : Nicolas Delon.

Les « figures » mises en ligne sur ce site ne sont pas des études ou des articles mais des essais personnels et libres.

Nicolas Delon est élève à l'École normale supérieure.

Agrégé de Philosophie (2008), il est en dernière année de scolarité à l'ENS. Il étudie dans deux masters 2 à l'Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, l'un de philosophie, l'autre d'histoire de la pensée juridique.

Il est le fondateur et l'animateur d'un blog très nourri, l'Atelier Clément Rosset.


Clément Rosset

Le cours des choses

« La confondante réalité des choses
Est ma découverte de tous les jours.
Chaque chose est ce qu'elle est
Et il est difficile d'expliquer à quiconque à quel point cela me réjouit,
Et à quel point cela me suffit. »

Alberto Caeiro, Poèmes désassemblés[1]

Avertissement

Ceci n'est pas un résumé de l'œuvre de Clément Rosset. Elle ne saurait se résumer et la plume de son auteur suffit à la rendre accessible. Cette « figure » pourra sembler abstraite. De fait, je ne reprendrai pas non plus les innombrables exemples littéraires et cinématographiques qui font la saveur de ses ouvrages. Ils se passent, eux aussi, de résumé et de commentaire. Il s'agit d'un bref essai personnel sur ce qu'on pourrait appeler la « philosophie première » de Clément Rosset. Je cherche à mettre en lumière certaines lignes de force de sa pensée qui permettront, je l'espère, d'éclairer sous un nouveau jour lesdits ouvrages et lesdits exemples. Cette « figure » ne saurait donc se substituer à la lecture d'un auteur que j'estime être un grand philosophe, lequel de surcroît écrit admirablement bien.

Objections et réponses

Je commencerai par une objection. Elle n'est ni dirigée contre Clément Rosset ni émise par quelqu'un aurait pu le lire. Son auteur, c'est Adorno ; et c'est Nietzsche qu'elle vise. Dans les Minima Moralia, Adorno écrit ceci :

Cour d'appel. – Dans L'Antéchrist Nietzsche a exprimé l'argument le plus saisissant à la fois contre la théologie et contre la métaphysique : qu'on y confond espoir et vérité ; que l'impossibilité de vivre heureux ou même de vivre tout court sans penser un absolu ne témoigne en rien de la légitimité d'une telle idée.

Le compliment vaudrait pour Clément Rosset. Mais, plus loin, Adorno doute et se demande :

… si nous avons plus de raison d'aimer ce qui nous arrive, d'approuver ce qui existe parce que cela est, plutôt que de considérer comme vrai ce que nous espérons. En érigeant en valeur suprême les faits inéluctables simplement parce qu'ils sont, en commettons-nous pas la même erreur que ceux à qui il reproche de conclure de l'espoir à la vérité ?

Cruel, tant à l'égard de Nietzsche que par une lucidité mordante, Adorno propose de

chercher l'origine de l'amor fati dans les prisons. Quiconque ne voit ni n'a plus rien à aimer finit par se réfugier dans l'amour pour les murs de pierre et les fenêtres grillagées. Dans les deux cas agit la même adaptation ignominieuse où, pour endurer l'horreur de ce monde, on finit par attribuer de la réalité aux désirs et un sens à une coercition qui n'en a pourtant pas. Le renoncement s'humilie devant la domination – et ce dans le credo quia absurdum autant que dans l'amor fati, qui exalte ce qu'il a de plus absurde[2].

L'objection est intéressante. Et pertinente. Rosset la connaît et y a répondu, à sa manière, notamment dans La Force majeure et dans les « Cinq petites pièces morales » à la fin du Démon de la tautologie. J'y ai moi-même consacré quelques arguments dans l'Atelier Clément Rosset[3]. Elle touche peut-être au point le plus délicat de toute philosophie tragique, le plus difficile à accepter et en même temps le plus facile à convoquer en guise de réfutation. L'objection ne saurait donc être ignorée, d'autant qu'elle permet de poser des problèmes politiques à une philosophie qui n'a jamais prétendu s'en mêler. La sévérité d'Adorno ne serait pas moindre à l'égard de Rosset qui hésite encore moins que Nietzsche à désespérer, décourager, démobiliser, pour reprendre le titre d'un article qu'il publia dans la revue Critique en février 1978. Le problème pourrait se formuler ainsi : peut-on, non pas seulement changer le monde, mais espérer le changer ? Peut-on, en somme, espérer quoi que ce soit, puisqu'il ne saurait y avoir espoir que de ce qui n'est pas (encore) ? La tâche de la philosophie n'est pas pour Rosset d'enseigner l'espoir mais bien au contraire de désapprendre à croire, espérer. Qu'elle puisse enseigner la joie et dissiper quelques illusions, c'est déjà beaucoup exiger d'elle. Or de ce beaucoup, ou de ce peu, Rosset estime qu'il faut se contenter. C'est ici que l'objection d'Adorno prend toute sa force pour ce qui m'occupe. Car je pense qu'elle vaut involontairement moins pour Nietzsche que pour Rosset (qu'Adorno évidemment ne saurait avoir lu). Ce n'est pas ici le lieu d'étudier Nietzsche. Je me contenterai donc de rappeler les fréquents appels de Nietzsche à des nouveaux philosophes, à une philosophie de l'avenir, à de nouvelles tables des valeurs… Bref, point de condamnation absolue de l'espoir chez Nietzsche ; seulement sa relégation hors de la sphère métaphysico-religieuse. Ce point éclairci, il me semble que Rosset tombe plus facilement sous le coup de l'objection. Peut-être est-ce sa force, peut-être est-ce sa faille, en tout cas il n'y a rien à espérer de la philosophie de Clément Rosset, pas plus, si on le suit, que du réel. « Sois ami du présent qui passe : le futur et le passé te seront donnés par surcroît[4]. » Je ne me lasse pas de cette élégante et profonde, pour ne pas dire mystérieuse maxime.

C'est pourquoi Adorno, approuvant la critique nietzschéenne des mythes métaphysiques et religieux, s'en sépare – ou croit s'en séparer – sur le point de l'éventualité d'une transformation de la réalité. Est-ce là pour Adorno la supériorité de Marx sur Nietzsche ? Je ne sais pas et là n'est pas la question. Il poursuit donc ainsi :

Pour finir, l'espoir, tel qu'il émerge de la réalité en luttant contre elle pour la nier, est la seule manifestation de la vérité. Sans l'espoir, l'idée de la vérité serait à peine pensable et c'est un énorme mensonge de faire passer pour la vérité une existence dont on a reconnu les manques, simplement parce qu'on la reconnu un jour[5].

Or si l'on suit Rosset, ce ne serait pas de nos mains que devrait surgir un meilleur avenir, mais par la seule grâce du réel, par surcroît. Commentant un poème des Chimères de Nerval, Rosset écrit :

Le présent est, à chaque instant, l'addition de tous les présents ; cette expression de « présent » devant s'entendre ici dans son double sens de don de l'instant (don de ce présent-ci) et d'offrande absolue (don de tout « présent », c'est-à-dire de toute durée)[6].

L'approbation de la réalité (de toute réalité) donnée (c'est-à-dire autant immédiate qu'à recevoir comme un don), qui est la clé de l'allégresse, enveloppe en elle l'approbation de tout futur et tout passé, l'approbation absolue de tout don possible et du don de tout possible. Car approuver le réel qui passe, c'est approuver que le réel passe et ce qui en lui passe, c'est approuver sa durée. Nul besoin d'espoir ici. L'objection qui m'intéresse s'exprimerait ainsi sur ce point : « Vous approuvez tout. Vous approuvez donc aussi l'injustice et, prétendant ne rien pouvoir changer au donné, parce qu'il est donné, vous vous condamnez à laisser faire. » Or que la philosophie n'ait pour tâche que de démobiliser n'implique pas l'inaction. Il ne s'agit en aucun cas d'encourager la résignation, le renoncement, la soumission, l'indifférence au malheur, à l'horreur et aux souffrances jugées injustes. Non, il s'agit bien plutôt d'opérer un partage de compétences, ainsi que d'offrir un précepte de méthode. La philosophie n'a pas à juger le réel, encore moins à le modifier. Le droit, la politique, la lutte sociale, armée, pacifique ou intellectuelle, l'éducation, peuvent avoir pour rôle, légitime et souhaitable, de modifier le donné. Seulement, modifier le donné, cela ne signifie pas en nier l'existence, mais seulement la valeur (ou un aspect de sa valeur). Modifier le donné, c'est encore s'inscrire dans le donné, c'est fabriquer du réel à partir du réel, c'est refuser tel agencement et en préférer un autre dont il s'avèrera qu'il n'a pas moins de titres à la réalité. C'est que ni les hommes ni l'action ne sont spectateurs du réel. Action et inaction sont des parties du réel. C'est donc faire un mauvais procès à la philosophie tragique que de prétendre en déduire, pour ensuite le critiquer, un précepte d'apathie généralisée. Le précepte de méthode que j'évoquais pourrait alors se formuler comme ceci : « Agis de telle sorte que ton empreinte dans le réel soit en même temps une reconnaissance de sa réalité irréductible. Agis de telle sorte que ce que tu souhaites ne puisse surgir que de ce que tu peux voir, toucher, saisir et approuver, d'abord, s'agît-il du pire. » L'approbation du réel précède son éventuelle transformation. Or ce n'est précisément pas un précepte moral. Il n'est pas plus vertueux d'être tragique. C'est un précepte que l'on pourrait dire technique : si tu veux que quelque chose surgisse, agis sur le réel, non pas contre lui ; ne l'écarte pas, approuve-le car il est le seul à pouvoir t'aider et t'offrir, peut-être et par surcroît, ce que tu souhaites.

Leçons d'un titre

« [Le réel] est insolite par nature : non qu'il puisse lui arriver de trancher sur le cours ordinaire des choses, mais parce que ce cours ordinaire est lui-même toujours extraordinaire en tant que solitaire et seul de son espèce[7]. »

Je voudrais maintenant expliquer le choix de mon titre. « Le cours des choses ». L'expression en vaut plusieurs. C'est à dessein que je choisis, pour évoquer la figure qui m'occupe, ces mots ambigus. Le cours en vaut trois. Pas quatre. Car il faut d'abord écarter un sens que je n'ai pas voulu donner à l'expression. Il ne s'agit pas de la valeur boursière des choses. Je n'indique pas par là le cours du réel comme il y a un cours du pétrole. S'il en a un, celui du réel ne connaît pas de crise. Trois donc. Premièrement, le cours d'un fleuve. Le réel passe, s'écoule, de manière inéluctable, irréversible et infinie. Jamais deux instants ne se répètent (sauf en un sens que j'étudierai plus tard), jamais deux instants ne se chevauchent, ni ne s'échangent. Tout passe et en passant fait passer l'espoir d'un autre cours. Ce qui est est, ce qui est fait est fait. Et ce qui n'est pas (encore) n'est pas (encore). Deuxièmement, le cours d'un fleuve. Mais cette fois, son tracé, son lit, sa courbe, parfaitement irrégulière et contingente. Facticité absolue de passer-par-là du fleuve, comme du réel, qui ne fait qu'épouser dans son flux, le flanc de la montagne, le creux de la vallée, l'étroitesse d'une gorge et le vaste horizon d'un océan. Rien de projeté, de finalisé dans ce cours. J'ajouterai, pour lier encore un peu plus ces deux cours, que le lit d'un fleuve est variable, non seulement selon les saisons mais selon les années. Jamais un cours ne reste le même. Identique à lui-même, il reste en permanence changeant, fluctuant. Troisièmement, le cours d'un maître. Je m'écarte là des eaux et forêts. Une leçon de choses en somme. Leçon du philosophe et leçon, par là-même du réel. Une double leçon, à l'école du réel. N'apprendre qu'une leçon, celle de n'apprendre que les leçons du réel. Une leçon de choses, c'est enfantin, primordial, c'est aussi magistral, implacable et cruel. Ces leçons, viennent des choses et portent sur les choses. C'est le double sens, khâgneux, du génitif.

Trois leçons que l'on pourrait résumer ainsi : nécessité, contingence, savoir. Trois leçons qui résument également la philosophie de Clément Rosset, une philosophie tragique, celle d'un gai savoir qui est le savoir de la nécessité et de la contingence de chaque chose, savoir que chaque chose ne saurait être que ce qu'elle est et ne saurait pas ne pas l'être mais qu'en même temps elle n'a aucune raison d'être ce qu'elle est, ni même d'être, sinon celle d'être. Pure nécessité de ce pur hasard dont Rosset tire la leçon depuis La Philosophie tragique en 1961.

Reprenant ainsi le fil de mon introduction, je définirai donc la leçon de la philosophie ainsi : qu'en ce monde, ce seul et unique monde et donc en tout monde, il n'y a aucun but – pas même (et non sinon) celui de comprendre qu'il n'y en a pas. La philosophie est en ce sens parfaitement décourageante.

Cent doubles

Le réel est ce qui est sans double. Telle est la seule définition, martelée, que Clément Rosset estime pouvoir donner du réel. Elle semble évidente, également simple, trop simple. Elle recèle pourtant selon moi des abîmes de complexité. À supposer que quelque chose puisse avoir un double, ou des doubles, s'agirait-il alors d'un irréel ? C'est là une première difficulté que de devoir taxer d'irréalité à la fois les doubles et ce dont ils seraient les doubles. Or il n'est pas dit : « Le réel est ce qui n'est pas un double. » C'est pourtant l'une des thèses du rossétisme : n'est réel que le réel, les doubles n'ont pas de réalité, raison pour laquelle ils ne sont que des doubles tout en ne l'étant même pas puisqu'ils sont illusoires. La partition du réel et des doubles, contrairement à ce qu'on est tenté d'opposer à Rosset[8], ne constitue pas une contradiction interne au réalisme de Rosset (les doubles existeraient d'une certaine manière et contrediraient l'unicité du réel). De deux choses l'une. Si les doubles sont réels, le réel n'est pas double, mais unique (les doubles lui appartiennent). Si les doubles sont illusoires, rien n'interdit cependant d'en parler, de les dénoncer, de les dissiper. Car c'est précisément le mécanisme de l'illusion qui est en cause. Rosset ne parle en fait jamais de doubles. Seulement de perception, de désir, de fantasme de doubles. Ce n'est donc pas sans précaution que l'on parlera de l'« ontologie » de Clément Rosset. Car s'il affirme lui-même proposer une « théorie du réel » qui est une « ontologie[9] », il ne faut pas la confondre avec l'ensemble de ses thèses et ne pas oublier d'en exclure, précisément, les doubles. L'ontologie rossétienne est relayée par une critique psychologique et antimétaphysique de l'illusion, qui génère les doubles. L'illusion n'est pas de contempler des doubles existants et de leur accorder plus de valeur qu'ils n'en ont, mais bien plutôt de croire en l'existence de doubles, qui plus est en leur accordant plus de valeur et de réalité qu'au réel lui-même. Or cette illusion est quant à elle réelle. C'est le fait de l'illusion, l'existence d'un illusionné qui s'inscrit, comme une donnée anthropologique, psychologique, métaphysique et morale, dans le réel. Rosset ne scinde pas le réel en deux, en réel et doubles. Le réel est sauf.

Non seulement donc le réel est ce qui est sans double, mais il n'y a rien que cette définition excepte, en ce sens que tout peut la satisfaire. Rien n'a de double parce que rien d'irréel n'a de réalité et que rien de réel n'a d'irréalité.

Le réel est ce qui est sans double. Je le martèle, moi aussi, à dessein. Car c'est là la matrice de la philosophie de Clément Rosset, du moins à partir de 1975. Je pourrais montrer que Le Réel et son double n'instaure pas véritablement de rupture et que cette matrice était en fait déjà sous-jacente dans les ouvrages précédents (je l'ai pour partie déjà fait dans l'Atelier Clément Rosset). Cette thèse fondamentale, qui est la prémisse de la critique des doubles, apparaît comme le prétexte à une variation quasi indéfinie sur le thème-thèse de l'idiotie du réel, notion que j'expliciterai plus tard. Cela aussi a déjà été dit et fait l'ouverture de L'École du réel : une multitude de livres qui sont autant de variations sur un unique thème. Je l'avais déjà suggéré en parlant de La Force majeure, toujours dans l'Atelier, qui est lui-même un livre-variation autour du thème de la joie (variations Nietzsche et Cioran). Je suis heureux de voir que la métaphore musicale permette, selon l'auteur, de caractériser son propre geste. Clément Rosset n'aurait donc écrit qu'une seule chose : le réel est ce qui est sans double. Je la qualifiais de prémisse. Il y a en effet deux prémisses au rossétisme. Celle-ci et celle selon laquelle le double est ce qui est sans réalité. D'elles deux se déduit l'idiotie du réel, son caractère singulier, simple et unique. Et de celle-ci se déduit la conséquence pratique du rossétisme qui est l'allégresse.

Le réel est ce qui est sans double. Les hommes semblent pourtant lui trouver cent doubles, au moins, c'est-à-dire au moins autant qu'il y a d'événements, de choses, de faits indésirables et pourtant réels. De l'illusion surgissent les doubles et de l'insatisfaction surgit l'illusion. Sans fondement, elle n'est pas pour autant sans origine. Elle n'est pas le symptôme de rien. Elle est le symptôme de quelque chose de très réel, tandis que les doubles ne sont les symptômes d'aucun réel. Ce ne sont que les fumées d'un symptôme plus grave, l'incapacité d'aimer ce qui est.

Je ne l'ai pas encore dit, mais ceci n'est pas une introduction à la pensée de Clément Rosset, ni un résumé de celle-ci. Il s'agit d'une « figure ». Et cette pensée n'a pas besoin de résumé, chaque livre de l'auteur tendant, de plus en plus, asymptotiquement, à la concision absolue. On ne reprochera pas à Clément Rosset de trop écrire ; tout au plus pourrait-on regretter qu'il n'écrive pas plus, c'est-à-dire plus gros, plus long, moins désinvolte. Mais c'est l'un des charmes d'une pensée qui ne s'impose pas l'exigence du détail et qui pourtant opère selon la plus stricte exigence, une certaine probité intellectuelle. Et pourtant je le maintiens, Clément Rosset est cavalier. Il a réussi à conférer à la philosophie le rang de science non rigoureuse ou plutôt à une pensée non rigoureuse celui de pensée éminemment philosophique. Je ne voudrais pas qu'on y voie du dénigrement. Cette désinvolture, que chaque lecteur aura relevée, est, non pas seulement un charme, mais une force de cette pensée. Elle est ainsi lisible, accessible, percutante et située par-delà la discussion philosophique de style universitaire. On pardonnera alors à l'auteur ses raccourcis, ses jugements à l'emporte-pièces, ses légers contresens, qu'ils portent sur Kant, Hegel, Derrida ou Platon. Car c'est plus à l'influence latente de ces auteurs dans la communauté philosophique que s'en prend Rosset qu'à la lettre de leur texte. Peu importe d'ailleurs. Ce n'est pas seulement rafraîchissant, c'est audacieux et, malgré tout, cela fait souvent mouche.

Je voudrais donc tracer cette « figure » de Clément Rosset, comme celle d'un penseur singulier dans le paysage philosophique des quarante dernières années. Singulier, d'une part par sa thèse fondamentale ; d'autre part par sa méthode. Je terminerai par esquisser l'ombre portée de cette figure, cette zone encore obscure que je désigne comme l'ensemble des conséquences qui selon moi découlent d'une pensée qui n'en veut peut-être pas tant. Cette zone attend d'être prise en charge. Elle n'est pas de son auteur mais on aurait tort de la sous-estimer.

Le poids le plus lourd

J'ai découvert Clément Rosset en hypokhâgne. L'Anti-nature nous avait été conseillé par mon maître. Trop technique. J'y revins deux ans plus tard, seconde khâgne, découvrant aussi Le Réel, Traité de l'idiotie. Enthousiasmant. Je me voyais déjà faire une thèse sur Clément Rosset. La Force majeure fut peut-être le livre de philosophie qui me procura le plus de plaisir, je n'ose pas encore dire de joie. Les autres suivirent. C'est à l'ENS que je décidai de lancer un séminaire d'élèves, l'Atelier Clément Rosset. Autant dire que Clément Rosset n'attirait pas les foules. Nous parvînmes néanmoins selon moi à fournir un travail précieux, dont il n'est pas ici question.

Comme il ne s'agit pas d'une présentation d'ensemble, je m'attacherai à ce qui me semble être le point le plus décisif de cette « théorie du réel ». Comme dans toute grand philosophie, théorie et pratique sont inextricables. La « théorie du réel » a pour pendant immédiat une pratique de la joie. Pour faire chic, je pourrais, parler d' « éthique » de la joie. Seulement, je ne fais pas la distinction (contemporaine et nominale) entre éthique et morale et je ne voudrais pas induire le lecteur en erreur, tant les attaques de Rosset à l'égard de la morale sont radicales. On pourra m'objecter qu'il parle lui-même d' « éthique de la cruauté[10] ». Nietzsche aussi revendiquait parfois une nouvelle morale, aristocratique, une morale de pairs – également cruelle. Il pourrait donc y avoir une éthique – ou une morale – de la cruauté et de la joie chez Clément Rosset. Il s'agirait de la définir. Je préfère le terme de pratique, car il ne s'agit pas tant d'évaluer la bonté des actions que de décrire les conséquences possibles de chaque rapport possible au réel. S'il doit y avoir une éthique chez Rosset, le terme doit être pris au sens rigoureusement spinoziste d'éthique. La joie prime le bien, ce n'est pas le bien qui prime la joie, car le bien, c'est la joie. Si j'ose dire, donc.

L'un des rares ouvrages de Clément Rosset à ne pas être consacré au réel – et à ne pas figurer dans L'École du réel – contient peut-être la clé de sa philosophie. C'est selon moi son ouvrage majeur, l'un des plus beaux et, en tout cas, celui qui permet le mieux d'ébaucher une pratique de la joie : La Force majeure.

Je disais cette pratique le pendant immédiat de la théorie du réel. Elle est même plus. Elles sont concomitantes, tendent à se confondre. Il n'y a de fait pas de disjonction entre réel et joie, entre théorie et pratique, entre objet et sujet. La « poids le plus lourd », l'expression est de Nietzsche, pourrait aussi bien désigner le réel que la joie. Pour Nietzsche, elle désigne la joie, que Zarathoustra dit être « plus profonde encore que la tristesse ». Mais c'est que la joie, chez Rosset, n'est que la savante approbation ou l'allègre savoir du réel. C'est aussi que la joie contient plus que la tristesse, elle contient tout, digère tout, approuve tout, elle est l'approbation même. Elle n'est jamais que le reflet d'un réel entièrement accepté qui est lui-même « le poids le plus lourd ». D'où le poids de la joie.

Cette joie est exigeante. On n'approuve qu'inconditionnellement. Du réel, rien n'est à jeter pour le sage tragique. Il accepte, approuve tout, les malheurs et les joies. La joie a deux causes ou plutôt non-causes. D'une part d'être sans objet ; d'autre part d'être suscitée par le fait que le réel ne manque de rien. Ce monde, parce qu'il est le seul, se suffit à lui-même, suffit à faire un monde, est son propre garant. Tandis que la mélancolie regrette que le monde n'ait pas d'autre, la joie l'affirme. La joie n'est pas seulement folle, elle est aussi lucide[11]. L'expression « le poids le plus lourd » apparaît dans le § 341 du Gai savoir de Nietzsche. Elle désigne l'hypothèse de l'éternel retour. Or pour Rosset, l'éternel retour est l'occasion de tester la joie – chez Nietzsche la volonté de puissance. Tester la joie, c'est-à-dire évaluer la capacité d'une psychologie de se représenter le retour identique et éternel de toutes choses. Joyeuses ou tristes, ces choses seraient de toutes façons rendues insoutenables par leur répétition. L'idée du retour éternel force donc la pensée à affronter l'hypothèse la plus sévère. Comme une question permanente qui « pèserait comme le poids le plus lourd sur ton agir ! »[12] C'est pour Rosset un test de la joie inconditionnelle, de la disposition à la joie. Rosset distingue en effet deux types psychologiques, à la manière de Nietzsche, l'affirmateur et le nihiliste. Quant à savoir qui l'emporte, voici ce qu'écrit Rosset dans Le Choix des mots :

Mais le débat est situé ailleurs : il ne porte ni sur le plus ou moins grand nombre de joies et de peines, ni sur leur caractère plus ou moins identique lorsqu'il leur arrive de réadvenir, mais sur la valeur respective qu'accordent le nihiliste et l'affirmateur tant à l'expérience de la peine qu'à celle de la joie. Dans le cas du nihiliste, l'estimation ne fait aucun doute : la peine est insondable, et il n'est pas de joie qui puisse finir par l'éponger. Dans le cas de l'affirmateur, l'estimation est tout aussi sûre, mais inverse : la joie est insondable, et il n'y a pas de peine qui puisse finir par l'effacer. Car c'est précisément la plus grande force de la joie que de savoir triompher de la pire des peines. Et c'est là le petit secret de Nietzsche, que son héros lâche enfin dans l'une des dernières pages de Zarathoustra, au détour d'une promenade nocturne : Lust ist tiefer noch als Herzeleid, « la joie pèse plus lourd que le chagrin[13] ».

J'ignore sur quelle traduction se fonde Rosset, tiefer veut plutôt dire « profond » que « lourd ». Cela importe peu, car l'essentiel est de dire que la joie contient plus que le chagrin. Elle est plus lourde d'être plus profonde, d'assimiler plus que la peine. Il est paradoxalement plus difficile de supporter la joie, car elle est plus forte et suppose d'avoir dit oui à plus de choses. Mais ce n'est pas le seul paradoxe de la joie qui, comme il est dit dans La Force majeure, « est paradoxale ou elle n'est pas la joie ». Le premier paradoxe de la joie est donc de peser plus dans la balance que la peine. Le deuxième, c'est sa structure même qui est de manquer d'objet. Non pas comme le désir, romantique-lacanien, qui est désir du manque, de l'absence d'objet définitivement satisfaisant, mais plutôt comme un appétit qui se régale de n'importe quel objet, qui n'a même pas besoin d'objet pour se régaler. La joie se régale tout court, du seul fait de l'existence. Clément Rosset distingue ainsi, toujours dans Le Choix des mots (le deuxième grand petit livre de la joie après La Force majeure), entre deux espèces de joie correspondant à deux espèces de biens distinguées par Aristote[14] : « d'une part les joies de la vie ; de l'autre la joie de vivre[15]. » De celle-ci, il commence par reconnaître qu'elle rêve plus qu'elle ne s'alimente, avant d'en relever l'absurdité positive :

Manquant de tout objet dont elle puisse se recommander réellement, elle semble jouer une sorte de rôle ingrat sinon absurde : car, à y réfléchir de plus près, on devine qu'elle s'accommodera sans trop de dommages de sa pauvreté et pourrait même réussir à y trouver un incompréhensible miel. De leur côté, les joies de la vie, si solides et réelles qu'elles paraissent par rapport à une fantomatique joie de vivre et le soient d'ailleurs effectivement en un certain sens, n'en ont pas moins elles aussi leur propre point faible : de dépendre entièrement de la valeur des objets qui ont suscité leur réjouissance. Valant ce que valent ces objets, les joies de la vie doivent suivre inexorablement leur cours, comme on le dirait d'un titre coté en bourse[16]. Si le cours est à la hausse, la joie est à la hausse ; s'il est à la baisse, à la baisse ; et si à la ruine, à la ruine. Bref, il est nécessaire au maintient de n'importe quelle joie de la vie que son objet, tel encore une fois un titre boursier, demeure d'aspect précieux et désirable – aux yeux du public comme à ceux de son propre « porteur ».

Or il est douteux qu'on puisse tenir quelque objet que ce soit pour absolument précieux ; douteux aussi qu'on puisse en tenir aucun pour absolument désirable[17].

Et Rosset d'illustrer cela à l'aide de deux séries de contes, « d'une part la série des histoires qui mettent en jeu la quête d'un objet précieux et incomparable ; d'autre part celle des histoires qui racontent la vanité de tout souhait ». S'éclaire ici la méthode – constante – de Rosset : « La portée philosophique de ces contes, la vérité qui y est impliquée sont si manifestes que ces récits en figurent une sorte de démonstration par voie de fable interposée. »

Qu'aucun objet n'ait de prix, c'est ce que racontent toutes les histoires dont la structure commune consiste en la promesse d'une récompense à celui qui aura, à l'issue d'un périple dont la longueur et le temps sont comptés, su dénicher pour prix de la récompense un objet qui soit absolument précieux, c'est-à-dire au fond sans prix. […]

Qu'aucun objet ne soit par ailleurs désirable, c'est ce qu'enseigne le célèbre conte des Trois souhaits dont Joseph Bédier a recensé les nombreuses variantes tant européennes qu'extra-européennes[18]. Dans tous les cas la structure du conte demeure la même : « Un être surnaturel accorde à un ou plusieurs mortels le don d'exprimer un ou plusieurs souhaits, qui seront exaucés. Ces souhaits se réalisent en effet. Mais, contre toute attente, et par la faute de ceux qui les forment, ils n'apportent après eux aucun avantage, quand ils n'entraînent pas quelque dommage[19]. »

Fidèle en ce sens à Platon, dont il se recommande sur ce point, Clément Rosset tire une leçon (de choses) de ces histoires. C'est son style, c'est sa méthode, c'est aussi une thèse. La littérature et les contes pensent, non seulement la réalité mais la difficulté de penser la penser.

L'enseignement philosophique de ces histoires de souhaits me semble triple. Ces histoires rappellent d'abord qu'à vouloir échapper au réel on y revient nécessairement et avec usure – l'usure de l'espoir déçu. […] Elles suggèrent aussi qu'après tout le monde tel qu'il est, malgré toutes les misères qu'il contient, pourrait bien être pourtant, comme le pense Leibniz, le meilleur des mondes possibles. […] Elles enseignent enfin, et ceci me paraît le plus important de tout, que l'homme est incapable de désirer, ou plus exactement de se constituer des objets précis de désir. Sitôt ceux-ci précisés, vient la catastrophe et la déception.

En l'absence de tout objet réellement précieux ou réellement désirable, force est d'en affranchir toute expérience de joie réelle et de se rabattre sur la « seule » joie de vivre […]. Il est vrai qu'une nouvelle difficulté nous attend, difficulté qui fait précisément le paradoxe de la joie. Une fois libérée de toute attache à un objet qui la ferait tôt ou tard mais immanquablement défaillir par l'effet de sa propre défaillance, entraînant dans une même perte l'objet de réjouissance et la réjouissance qu'il a provoquée, la joie n'en est pas pour autant assurée.

La joie est donc paradoxale. La joie de vivre du moins, la plus incertaine et la plus solide à la fois. L'existence ne connaît pas la crise. D'où la reprise du Credo quia absurdum de Tertullien par Rosset, qui en fait le credo de l'homme joyeux. Je suis joyeux précisément pour rien, parce que rien, parce que c'est absurde – et non, bien que ce soit absurde. La joie est alimentée par le contraste, d'autant plus joyeuse qu'elle n'a pas de raison de l'être, qu'elle n'a pas de raison tout court. L'existence n'est pas délicieuse malgré tout, mais très exactement grâce à tout. D'où la joie de Figaro (invoquée par Rosset), chargé de toutes les corvées et pourtant le plus heureux des hommes, et pourtant toujours joyeux[20]. La musique, art de la joie par excellence fait ici office pour Rosset de « catalyseur » de la joie. Quelle que soit la tristesse qu'on cherche à dire, elle peut se dire joyeusement par la musique. Il faut même aller plus loin : grâce à cette tristesse, que l'on cherche à dire, on dispose d'un prétexte pour chanter. Et la musique est pour Rosset d'essence joyeuse. Elle est en elle-même un surgissement sans raison de réel, elle est le témoin de ce que c'est pour le réel d'advenir, d'exister. De ce pur événement immotivé la joie tire son paradoxe et sa possibilité.

Tout est prétexte de joie puisque rien n'en est le motif. Le réel est une affaire de grâce. Les divers sens du terme sont évoqués dans Le Réel, Traité de l'idiotie. Grâce juridique, grâce esthétique, grâce divine. La joie d'exister est offerte gracieusement, par surcroît, par l'existence. Comme par prérogative royale. C'est la seule consolation à espérer du réel, une grâce sublime du destin. C'est la légèreté somptueuse des plus grands créateurs, cet agrément gracieux – délicat et gratuit – qui est comme l'ajout de leur part, au réel, d'une part de réel, un surcroît de merveille : Mozart, Ravel, Shakespeare, Aristophane, Vermeer… Le panthéon rossétien des dieux gracieux est immense. C'est donc enfin une grâce au sens religieux, celle qui ne dépend pas de nous mais qu'il faut savoir recevoir, celle qui rachète l'existence par son absence même de justification explicite. Ce rachat est donc mystique au sens où son fondement nous échappe, nous est caché. Tout cela est une affaire de rachat. Nonobstant l'atrocité quotidiennement constatable de la vie, celle-ci se trouve rachetée grâce à tout cela, grâce au fait merveilleux qu'elle soit, et grâce, notamment, à Mozart. La mort est une donnée constante et irréductible de notre condition, elle est notre lot, mais il y aura toujours Mozart pour la racheter et pour racheter l'insoutenable pensée que la mort anéantit tout, y compris Mozart et le souvenir de sa musique. L'existence doit donc être rachetée dès maintenant, hic et nunc, c'est là l'urgent problème de la joie. Car il n'y a de rachat qu'immédiat, par et dans le réel. Nul besoin d'outre-monde, d'arrière-monde, d'autre monde.

Questions de méthode

Clément Rosset n'a pas de méthode. Et pourtant, il est possible de dégager à travers son œuvre sinon une méthode au moins une démarche. Je l'appellerai « tautologique ». Le Démon de la tautologie présente en effet les linéaments d'un discours sur le réel. La démarche avait été esquissée déjà dans L'Objet singulier. Après avoir établi dans les ouvrages précédents ce que l'on peut considérer comme une « essence » du réel, il s'agit maintenant de déterminer les moyens d'en parler. Comment en effet parler d'un objet absolument singulier si sa singularité signifie qu'il est par là même incomparable ? Deux niveaux de singularité sont à distinguer. Premièrement, celui du réel lui-même : simple, unique, idiot, sans doubles. Deuxièmement, celui de n'importe quel objet, chose, événement. Le réel n'est rien qui puisse être mesuré à l'aune d'une référence et rien dans le réel n'est comparable à rien. Il appartient ainsi au réel d'être tout ce qu'il y a, à savoir une totalité indéfinie de singularités, un ensemble de pièces toutes uniques et pourtant inconnues : « Tel est en effet le réel, et sa définition la plus générale : un ensemble non clos d'objets non identifiables[21]. »

La première étape de la démarche tautologique est négative. Elle consiste en l'exclusion, hors du champ du réel, de tout ce qu'il n'est pas. C'est l'entreprise critique de dénonciation de tout double et du fait même qu'on puisse prétendre à l'existence de doubles. Mais cette première étape repose en fait sur un préalable, l'affirmation inconditionnelle de l'existence, comme unique et comme indéniable. Le résultat de cette critique est de dénuder le réel. Une fois défait de tous ses doubles, il est censé nous apparaître comme tel. Or c'est précisément en cette charnière que le réel nous échappe. La démarche est donc d'emblée paradoxale en ce sens que l'objet qu'il s'agit de dégager de ses fantômes, n'est que le résultat d'une soustraction et qu'il semble impensable avant elle. Or comment savoir ce qui est réel, et donc ce qui doit être exhibé, si l'on ne peut le connaître qu'après soustraction ? Comment reconnaître un réel qui n'a jamais été connu et qui n'apparaît qu'en creux ?[22] Avant qu'on y répondre, la deuxième étape doit être décrite. C'est l'étape non pas affirmatrice (celle-ci est plutôt le fond même du discours philosophique rossétien), mais descriptive. Car Rosset tente bien de décrire le réel et non seulement à le dépouiller de ses doubles. Cette étape s'appuie sur la tautologie. Décrire le réel, cela doit tout de même se faire sans passer par les doubles, en l'approchant, en le contournant, en le précisant progressivement. Il demeure possible d'en dire quelque chose. Peut-être faudrait-il alors concevoir la méthode tautologique comme une méthode circulaire, en un sens non péjoratif, dont le terme est compris dans le commencement. La tautologie, qui n'est possible qu'après élagage, serait en ce sens effective au moment même où la critique s'amorce. Un certain réel (non encore décrit) serait perçu, aperçu, signalé, remarqué, et pas à pas en seraient ôtés les scories, fantasmes, dénégations, refus, moralisations, qui sont autant de parures dont il est censé être évident qu'elles sont impropres. Deux évidences seraient ainsi en concurrence, celle d'une incontestable présence, et celle d'une séduction invitant la première à s'absenter. Le postulat est donc que le réel, comme ce qui n'est pas lui, est évident, ce qui, dit abstraitement, semble présomptueux, mais rattaché à la concrétude des tragédies quotidiennes, du surgissement de la musique, des petites et des grandes ruptures, des petites et des grandes morts, n'apparaît plus contestable qu'aux yeux sceptiques de quelques philosophes attardés ou, plutôt, de l'attardé qui sommeille en chaque philosophe, Rosset lui-même ne faisant peut-être pas exception. Or c'est bien exception qu'il s'agit ici de faire. Rompons avec notre scepticisme philosophique, postulons abruptement l'existence de tout ce que nous percevons et constatons et, à partir de là, dégageons les principes d'une connaissance du réel. La démarche est, il faut le reconnaître, cavalière, mais elle a le mérite de faire porter l'entreprise philosophique sur la vie. Qu'elle soit ou non en elle-même illusion importe peu ici. Dans l'hypothèse même où la vie serait un songe, dans ce songe continuerait d'importer la discrimination du réel et des doubles. Chaque illusion maintient en son sein une structure de réalité. Cette structure est rigoureusement exposée par Rosset qui, selon moi, échappe ainsi à l'effondrement de toute sa philosophie du fait de l'insuffisant fondement de sa reconnaissance du réel. L'entreprise est donc bien vitale en ce qu'elle suppose une certaine confiance en l'expérience immédiate et concrète et en ce qu'elle est inévitablement anthropologique. Rosset ne parle pas d'absolu, il parle de nous. Du scepticisme, Rosset a conservé la prudence, l'humour et le soupçon permanent à l'égard des essences proclamées ; et de l'empirisme, le postulat : nous ne connaissons du réel que ce que l'expérience nous en dit.

Dès lors qu'il peut récuser l'existence d'un quelconque ceci, par la monstration ou plutôt l'évocation fantasmatique de son double, soit d'un objet paradoxal qui serait à la fois ceci et autre que ceci, ruinant ainsi les prétentions de ce ceci à être lui-même et rien d'autre, l'effet de duplication jette en effet une inévitable suspicion sur la somme de tous les ceci, c'est-à-dire sur l'ensemble du réel dont il contrarie, par le doute porté sur un seul de ses exemplaires, la pure et simple prétention à exister. L'imagination d'un seul double entraîne ainsi la mise en doute de toute réalité – ou du moins sa mise à distance, parfois rassurante quoique toujours provisoire. Précisons-le encore une fois : ce qui est mis en cause par le double n'est pas l'existence de telle ou telle chose, mais le fait que telle ou telle chose, et par ailleurs n'importe quelle, puisse être tenue pour parfaitement existante. L'ombre du double, passant outre la réalité des objets particuliers, se porte sur le fait de l'existence en général. Toute réalité exposable à la duplication cesse par là même d'être crédible. La pensée du double entraîne ainsi une déception à l'égard du réel le plus irréfutable […][23].

On le voit, le scepticisme est à double tranchant et celui des amateurs de doubles est bien plus féroce que celui que Rosset dégage dans Le Principe de cruauté et consistant principalement dans un « principe d'incertitude » du discours. L'incertitude ne porte pas sur l'existence comme telle, c'est la seule chose précisément qui échappe à tout doute. Ce que le paragraphe cité souligne, c'est la tendance des doubles, non pas tant à faire illusion quant au réel qu'il duplique, mais de donner l'illusion que rien n'est jamais « parfaitement » existant. L'illusionné et l'illusionniste font du doute un outil dévastateur non plus du seul savoir mais du fait même qu'existent certaines choses, n'importe quelles choses, quelque chose. Or Rosset ne descend jamais en-deçà de cette pensée fondamentale : il y a quelque chose et non rien et ce qui est est et ce qui n'est pas n'est pas. Voir double, c'est en somme ne jamais véritablement croire qu'on voit quelque chose. « C'est précisément là ce qu'inlassablement suggère le thème du double : de n'en jamais croire ses yeux, car rien de ce qu'ils sauraient voir ne participe du réel. »

Mais qu'est-ce alors qu'être existant ? Le réel est ce qui est sans double, c'est aussi ce qui est simple, identique. C'est le thème de L'Objet singulier. Tout objet est singulier, à nul autre pareil, absolument identique à lui-même et à lui seul. Or le paradoxe de cette identité est de ne pouvoir être exposée, « déclinée ». Rosset présente alors sa théorie du réel comme une ontologie négative, analogue en sa démarche à la théologie négative de Maître Eckhart ou Nicolas de Cues. Le réel n'est connu qu'à travers ce qu'il n'est pas, du dehors, par les contours.

La pensée du double, à en mener l'analyse jusqu'à son terme, aboutit ainsi à la pensée d'une ontologie en laquelle se résume finalement la recherche philosophique que nous avons entreprise. Ontologie du réel dont la particularité est de ne prendre appui ni sur la pensée de son « être » ni sur celle de son « unité », mais sur la considération de sa seule singularité. Appui qui peut certes apparaître comme à jamais douteux, puisque la considération sur laquelle se fonde semblable ontologie est obscure en son principe : considération d'un réel qui, en tant que singulier, ne saurait jamais être vu ni décrit. Il n'y a rien à répondre à cette objection, et on doit au contraire en confirmer sans cesse le bien-fondé. L'ontologie du réel est une « ontologie négative » […][24].

Je peux donc identifier des objets mais non en décliner l'identité, reconnaître que cette chose est mon chat, mais non dire ce qu'est mon chat. Ainsi à propos du camembert, dans ce passage fameux, savoureux à plus d'un titre, de L'Objet singulier :

Je puis donc déclarer, sans aucun risque d'erreur : voilà du camembert. Or qu'est-ce exactement que je dis, lorsque j'identifie ainsi mon fromage, à ne pas m'y méprendre, comme camembert ? Je dis, sans doute, que ce fromage appartient au genre de ceux que j'ai précédemment reconnus comme camemberts : qu'il n'est ni brie, ni livarot, ni pont-l'évêque, ni quoi que ce soit d'autre que du camembert. Mais cela ne m'apprend rien sur la nature spécifique de cette saveur et de ce parfum dont je m'aperçois, à y réfléchir, que je serais bien en peine de la décrire en tant que telle[25].

Toute chose singulière est distincte des autres et, à ce titre, identifiable. Mais toute chose comme telle demeure non identifiable parce que incomparable et irréductible à quoi que ce soit. Reconnaître X comme X et comme n'étant pas Y ou Z, voilà ce que je suis en mesure de faire. De la nature des choses, je ne peux rien dire de plus. « Tout est dit dès lors et il n'y a rien à ajouter. »

Ainsi reste-t-on coi et sec à l'égard du réel en général, dès lors qu'on entreprend d'en décrire le caractère majeur, je veux dire la singularité : son intérêt et sa saveur sont hors de question, mais l'évocation en est rendue malaisée par la qualité même qui en fait le principal caractère, d'être sans prix parce que sans réplique, sans valeur assignable parce que sans exemple par lequel mesurer celle-ci. Le rapport le plus direct de la conscience au réel est ainsi un rapport de pure et simple ignorance[26].

La certitude de l'existence n'a donc d'égale que l'incertitude de son essence. Et tout gai – et gourmand ! – savoir en passe par une nécessaire ontologie du camembert. Mais qu'en est-il alors de la tautologie évoquée plus haut ? Eh bien, c'est elle qui est le ressort de l'identification. Toute dégustation de camembert étant en somme la combinaison d'un intense plaisir et de la tautologie à la fois la plus simple et la plus abstraite :

Il n'y a rien de plus précieux à penser que la réalité ; or celle-ci ne fait qu'une avec sa propre identité ; donc la parole philosophique qui rend le mieux la réalité est celle qui exprime le mieux son identité : à savoir la tautologie. Par ce syllogisme je ne prétends évidemment pas établir que le discours philosophique se réduit au discours tautologique. […] Je veux seulement suggérer que le discours philosophique le plus fort est d'inspiration tautologique et que tout discours philosophique tenu à partir de l'inspiration contraire, c'est-à-dire de l'intuition dualiste, est plus faible. […] Que A soit A implique en effet que A n'est autre que A. C'est en cette mince précision supplémentaire que me semble résider la principale richesse de la tautologie, et c'est à partir d'elle que celle-ci peut faire école, affirmant que le réel […] loge à l'enseigne de la tautologie. Ce qui ne signifie pas que sa philosophie se résume à l'énoncé "A est A", mais que cet énoncé est considéré […] comme le modèle de toute vérité[27].

La tautologie apparaît donc comme la condition sine qua non d'un discours sensé. Or, objectera-t-on, qui nie que A est A ? Personne en apparence. Pourquoi en somme Clément Rosset s'acharne-t-il tant à nous démontrer l'idiotie du réel et la vanité des doubles alors même que tout le monde semble pouvoir s'accorder sur le fait que le réel est le réel. Une réponse facile – mais sincère – sera qu'il faut le lire. Une autre, incipit du Réel et son double : « Rien de plus fragile que la faculté humaine d'admettre la réalité, d'accepter sans réserves l'impérieuse prérogative du réel. » L'illusion est une donnée anthropologique fondamentale pour l'auteur, qui ne se pique pourtant pas d'anthropologie, une illusion soit oraculaire (fondamentale), soit métaphysique (heureusement plus rare), soit psychologique (humaine). À l'aide de la structure oraculaire dégagée à partir de la légende d'Œdipe, de l'histoire de Sigismond dans La Vie est un songe de Calderón et d'un conte arabe. L'événement bis (espéré, regretté, affirmé, fantasmé), le double de l'événement annoncé (le réel, au bout du compte), est le reflet de cette incapacité d'admettre ce que l'on perçoit comme inadmissible, le symptôme de la fragilité de la faculté susdite. Le point commun à l'homme tragique et à Œdipe est de voir la même chose, de constater le constatable. Seulement, l'un s'en contente et s'en réjouit même, tandis que l'autre ne le peut et se crée un double de l'événement originel. L'oracle mythologique n'est que l'anticipation de la fatalité, c'est la voie même de la nécessité de tout événement. C'est en tentant d'y échapper qu'Œdipe le réalise précisément, cette illusion faisant probablement elle-même partie du réel annoncé. La structure oraculaire est censée symboliser pour Rosset le mécanisme à l'œuvre dans l'illusion et en même temps le retour nécessaire du réel une fois non advenues les tentatives de s'en détourner. Imaginer un autre événement, c'est réaliser l'événement. Reste qu'il convient de distinguer les formes extrêmes d'illusion (Œdipe se crevant les yeux, alcoolisme, drogue, folie) de l'illusion commune, à laquelle Œdipe participe tout de même[28] :

Toutefois, ces formes radicales de refus du réel restent marginales et relativement exceptionnelles. L'attitude la plus commune, face à la réalité déplaisante, est assez différente. Si le réel me gêne et si je désire m'en affranchir, je m'en débarrasserai d'une manière généralement plus souple, grâce à un mode de réception du regard qui se situe à mi-chemin entre l'admission et l'expulsion pure et simple : qui ne dit ni oui ni non à la chose perçue, ou plutôt lui dit à la fois oui et non. Oui à la chose perçue, non aux conséquences qui devraient normalement s'ensuivre. Cette autre manière […] c'est une perception juste qui s'avère impuissante à faire embrayer sur un comportement adapté à la perception. Je ne refuse pas de voir, et ne nie en rien le réel qui m'est montré. Mais ma complaisance s'arrête là. […] Il s'agit là moins d'une perception erronée que d'une perception inutile.

Cette « perception inutile » constitue, semble-t-il, un des caractères les plus remarquables de l'illusion[29].

Il faut alors relever que l'illusion la plus commune est celle qui, par excellence, duplique, puisqu'elle n'efface pas la perception première de l'original mais en tire des conséquences étranges, par là même étrangères à lui. « La chose n'y est pas niée : seulement déplacée, mise ailleurs. » L'aveuglé n'est paradoxalement pas aveuglé, mais voit double, doté d'un œil en trop. Le réel scindé, le double occupe la pensée pour la détourner du perçu (inutile ou inadmissible) au profit d'un illusoire ailleurs.

Conclusion

Je le répète au besoin, mon étude manque cruellement d'exemples. C'est que, je le répète, il faut lire Clément Rosset qui, brillamment, sait mieux que quiconque exposer en peu de lignes les fruits de ses lectures et en extraire le suc philosophique. J'ai simplement voulu dégager les lignes de force et affronter quelques problèmes soulevés par ses thèses. N'ont donc pas été retenus les innombrables exemples qui constituent non pas tant l'illustration que le fond de celles-ci. La littérature chez Rosset, un peu comme chez Deleuze, pense au même titre que la philosophie, peut-être même avant elle. L'adresse proprement philosophique de Rosset est donc plutôt de parvenir à articuler ces pensées éclatées de manière à en faire ressortir la musique secrète. Le réel apparaît alors comme un thème entêtant qu'une savante et inconsciente polyphonie met au jour au risque de se répéter.

Nous l'avons vu, le double tend parfois à mettre en doute non pas seulement un objet mais tout objet, l'existence comme telle. Le ressort de l'illusion est en ce sens totalitaire. Or les premiers mots de La Force majeure nous disent ceci : « Une des marques les plus assurées de la joie est, pour user d'un qualificatif aux résonances fâcheuses à bien des égards, son caractère totalitaire. Le régime de la joie est celui du tout ou rien. » Car « il y a dans la joie un mécanisme approbateur qui tend à déborder l'objet particulier qui l'a suscitée pour affecter indifféremment tout objet et aboutir à une affirmation du caractère jubilatoire de l'existence en général. » Remarquable symétrie. La joie est la « force majeure », force supérieure à déployer dans tous les cas de force majeure, c'est-à-dire dans tous les cas, « seule disposition d'esprit capable de concilier l'exercice de la vie avec la connaissance de la vérité. » C'est ici selon moi que le rossétisme est une grande philosophie pratique, cette « éthique de la cruauté » qui n'a pas d'égale aujourd'hui et dont toutes les conséquences, comme celles de la pensée de Nietzsche, n'ont pas encore été tirées. Là se situe l'ombre de cette philosophie de la joie. La joie n'est que l'autre face du tragique, donc du réel. La nostalgie, la mélancolie, le romantisme, la morale ne sont quant à eux que l'autre face, pratique, de la vision double. L'illusion est en effet intrinsèquement pratique, puisque sont tirées des conséquences pratiques absolument hétérogènes au réel qui les suscite. La duplication s'opère, comme le dit Rosset, entre le voir (théorie) et le faire (pratique). La joie et le réel se trouvent en symétrie parfaite avec cette structure. Or, sans qu'il soit besoin j'imagine d'en faire le détail, le réel est dans l'ensemble atroce et atroce en outre d'être sans appel. Et pourtant, le sentiment de l'existence est, comme tel, l'occasion d'une joie indicible. L'illusion soulage, elle ne rend pas joyeux. La disjonction n'est donc pas à situer entre le réel et la joie mais bien plutôt entre le réel et le double, entre la joie et les narcotiques, les remèdes, les sortilèges, la nostalgie et l'indignation morale. Le partage des mondes se fait ici. Là est son caractère terrifiant : faire le choix de la joie, c'est faire le choix de tout approuver. La joie n'a d'égale que l'horreur du monde, horreur qui a deux aspects : d'une part le caractère déplaisant voire pire de nombreux événements, d'autre part le caractère inéluctable desdits événements. Cela rend la philosophie de Rosset moins « populaire » et moins « fréquentable » qu'elle ne peut le sembler, encore que je ne dise rien là de neuf. C'est aussi la diabolique habileté de Rosset : de rendre l'horreur si paradoxalement appétissante. La part d'ombre, peut-être inaperçue, me semble finalement être cette corrélation entre l'unicité du réel et son absolue horreur et la capacité de la joie d'être non pas malgré tout, sans raison, mais grâce à tout, en proportion même de l'horreur ; ce qui la rend, tout autant que le réel, parfaitement inacceptable et, je le crois, d'autant plus forte.

Nicolas Delon



[1] Fernando Pessoa, Poèmes païens (de Alberto Caeiro et Ricardo Reis), trad. Chandeigne, Quilier, Camara Manuel, Christian Bourgois éditeur, 1989.

[2] Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, § 61, trad. Kaufholz, Ladmiral, Payot, 2001, p. 132-133.

[3] Cf., dans l'Atelier Clément Rosset, notamment « Le nietzschéisme de Clément Rosset » et « Réfutation du rossétisme ».

[4] Rosset, Le Réel et son double, Folio, p. 84.

[5] Adorno, ibid., p. 133.

[6] Rosset, ibid., p. 83.

[7] Rosset, L'Objet singulier, p. 22.

[8] Ce qu'ont fait, récemment, Jacques Dewitte (« Le réel simple ou double. Sur l'« ontologie du réel » de Clément Rosset », Critique, n° 730, Minuit, 2008) ou, de façon plus complexe et convaincante, Thomas Duzer. Le texte de Thomas Duzer constitue une discussion serrée et stimulante des positions rossétiennes et témoigne par là de l'intérêt philosophique profond d'une œuvre jugée trop souvent mineure.

[9] Cf. notamment L'Objet singulier.

[10] Rosset, Le Principe de cruauté.

[11] Cf. Rosset, L'Objet singulier, p. 98 : L'expérience de l'allégresse est « une approbation de l'existence qui consiste à estimer, sinon contre du moins indépendamment de toute raison ou bien-fondé, que le réel est « suffisant » – c'est-à-dire se suffisant à lui-même, et suffisant en outre à combler toute attente concevable de bonheur. Ce refus de toute alternative au réel n'a pas pour condition une reconnaissance de ce qui existe comme spécialement bon ou manifestement souhaitable ; c'est au contraire la singularité spécifique de l'allégresse – singularité qui en fait peut-être le moteur de la vie le plus sûr parce que le plus secret – que d'allier le goût de l'existence à une claire perception de son caractère objectivement indésirable. L'allégresse est ainsi la marque – et la condition – d'une perception non métaphysique du réel, […] le seul état d'esprit à la faveur duquel il soit loisible de se trouver dans cette disposition particulière qui consiste à ne désirer rien d'autre. » L'allégresse est en ce sens « une extraordinaire aptitude au savoir ». Lire le chapitre « L'appréhension du réel ».

[12] Nietzsche, Le Gai savoir, § 341.

[13] Rosset, Le Choix des mots, p. 106-107. La citation de Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « La chanson ivre ». C'est Rosset qui souligne.

[14] Politique, III, 6, 1278b H ; Éthique à Nicomaque, IX, 9, 1170 b1, b8.

[15] Rosset, ibid., p. 73.

[16] J'avais mentionné plus haut cette interprétation possible du « cours des choses ». L'existence comme telle n'a pas de cours boursier, ce qui fait sa valeur ; les choses particulières ont quant à elles un cours variable, ce qui fait l'artifice de leur prix et la fragilité des joies qu'elles suscitent. Je ne ferai pas de remarque quant à l'actualité financière de ces lignes. (Nicolas Delon)

[17] Rosset, ibid., p. 74-75.

[18] Joseph Bédier, Les Fabliaux, rééd. Libr. Honoré Champion, Paris, 1964. La citation de Bédier se trouve p. 220-221 de cet ouvrage.

[19] Rosset, ibid., p. 76-80. Pour le détail de ces contes, on se reportera directement au texte de Clément Rosset qui en livre la substance.

[20] Op. cit., p. 87-88. Rosset fait référence à l'air du Barbier de Séville de Rossini « Largo al factotum della cittá ».

[21] Rosset, L'Objet singulier, p. 22.

[22] Clément Rosset soulève lui-même la difficulté (L'Objet singulier, p. 16-17). Le doute jeté sur toute existence conduit à douter de tout moyen de penser l'existence. Or cela est induit par la nature même du réel. D'être sans double, le réel invite à sa propre et décevante duplication. Le double réussit « la performance de présenter le réel en tant que non représentable ». Il agit, au sens photographique, comme « révélateur ». « Si le réel est le simple, il manquera toujours à être reconnu, puisqu'une telle reconnaissance implique, de par l'insistance de son « re », l'appoint d'un Autre que sa propre définition exclut. » On voit là un rôle positif du double. En représentant le réel dans l'altérité, les duplications ne révèlent pas l'identité de la réalité mais la réalité de l'identité. Le double révèle du réel sa réelle non-représentabilité (en le représentant le simple ceci comme ceci et autre que ceci, donc en échouant à le représenter). Pour ne pas troubler sa simplicité, le représentant devrait donc coïncider avec le représenté, comme il advient, par exemple dans le monisme de Spinoza. Faute de cette unité de substance entre le réel et le savoir, aucun savoir qui ne contamine le réel n'est possible. Il va sans dire que Rosset ne prétend pas proposer de théorie de la connaissance, mais qu'elle est implicitement contenue dans l'exigence du gai savoir.

[23] Rosset, ibid., p. 13-14.

[24] Rosset, ibid., p. 28.

[25] Rosset, ibid., p. 22.

[26] Rosset, ibid., p. 23.

[27] Rosset, Le Démon de la tautologie, p. 47-48.

[28] « Telle est l'histoire tragique d'Œdipe, comme elle est plus ou moins celle de tout homme : de mettre son identité à l'abri d'un double qui aboutit à la plus sûrement révéler, d'imaginer sa propre histoire qui est précisément sa propre histoire. » (L'Objet singulier, p. 26)

[29] Rosset, Le Réel et son double, p. 10-11.


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