Entretien avec Marcel Detienne.
Cet entretien entre Marcel Detienne et Arnaud Villani a été publié primitivement dans la revue La Mètis, que dirigeait alors Maryline Desbiolles (nº 9 « Les Noces », automne 1992).
Nous remercions vivement Marcel Detienne, Arnaud Villani et Maryline Desbiolles de nous avoir autorisé à reprendre cet entretien sur ce site.
Je recommande la lecture de l'article de Vincent Genin sur Ç Dionysiaque Detienne È,
publié le 6 avril 2021, sur le
site de La Vie des idées.
Mis en ligne le 21 novembre 2008.
© : Marcel Detienne, Arnaud Villani et Maryline
Desbiolles.
Les noces de l'intelligence et de la ruse
La Mètis abordait sa troisième année de parution. Un des proches de la revue nous offrit ce qui est le plus beau cadeau d'anniversaire puisqu'on pouvait y voir une façon de se pencher sur l'origine, sur la naissance de la revue : Arnaud Villani s'entretenait avec Marcel Detienne. Or Detienne était présent avant que la revue ne voie le jour, avec Vernant, dans la réflexion sur ce que représente l'esprit-mètis. La quatrième de couverture qui, depuis le premier numéro, exposait le projet de la revue et justifiait son titre faisait référence au livre de Detienne et Vernant,ÊLes Ruses de l'intelligence. Dans l'entretien ici repris de ce n° 9, s'il est question de l'intelligence et de la ruse, on fait aussi la part belle à l'Archè : nous voici ramenés à l'origine et au principe, à ce qui commence et ce qui commande.
Maryline Desbiolles, novembre 2008.
Arnaud ViIlani : Pourrais-tu
résumer brièvement l'évolution de ta recherche ?
De la pensée religieuse à la pensée
philosophique
Marcel Detienne : Au départ
ce qui m'intéressait le plus c'était le passage de la pensée religieuse à la pensée
philosophique : comment ces discours de la rationalité grecque, et
en particulier la philosophie elle-même sont-ils institués, dans quel contexte
et par rapport à quoi ? C'était en même temps d'explorer
toute une série de configurations où les éléments sont mêlés. D'autant plus que
j'avais choisi les Pythagoriciens comme fil conducteur, et que leur style
philosophique consiste à utiliser une part de l'imaginaire religieux
et des modèles de cette pensée. Il est important que la pensée philosophique et
ses commencements soient inscrits dans un ensemble où les puissances sont
structurées et organisées, on voit l'effet de cette pratique dans le Prologue
du Poème de
Parménide. Ensuite, j'ai beaucoup fait de la mythologie « en soi ». C'était le moment où Dumézil et Lévi-Strauss surtout constituaient la
mythologie en un vaste ensemble, avec ce que cela implique pour les mythes
grecs. Par là je me suis mis à l'écart d'une manière très
sociologique que Gernet et Vernant actualisaient, et
où les mythes devaient délivrer une certaine lumière sur une préhistoire
sociale que nous ne connaissons pas. Étant donné que la cité surgit
brutalement, comme la philosophie, sans qu'on la voie venir. L'enquête
cherchait alors des résidus institutionnels dans des récits qui venaient
semble-t-il nécessairement avant la cité, alors qu'en fait ces récits
voyagent avec la cité ou à côté
d'elle. L'approche lévi-straussienne consistait
plutôt à faire travailler les mythes dans leurs rapports, leurs combinaisons,
et à analyser les codes ou niveaux de signification…
A. V. : En un sens moins historique donc ?
M. D. : Ou plus
largement historique : pas seulement l'histoire d'une époque, d'un moment,
mais l'ensemble de l'histoire. En tous cas,
la mythologie apparaissait autonome ; elle était en soi une pensée dont on
analysait les cheminements propres. Un peu plus tard, j'ai choisi de travailler
avec les anthropologues, en abandonnant la Grèce ou du moins en tâchant d'en
sortir, en tant qu'elle élabore et expérimente
des modèles que l'on retrouve ailleurs. C'est plutôt dans les systèmes
polythéistes que les Grecs sont premiers, parce qu'ils ont fabriqué des dieux
tout à fait remarquables et efficaces, mais en même temps, dans le monde
entier, se découvrait la richesse, l'invention dans la mise en forme de ces
êtres et populations surnaturelles. C'est dans cette direction que je me dirige
actuellement.
A. V. : Une influence de Marcel
Mauss dans cette recherche ?
M. D. : Oui, et de plusieurs manières. C'est un contemporain de Gernet. Son objet d'étude, outre les Grecs, comprenait les
Indiens, le monde romain, celtique, germanique. Pas à la manière de
Dumézil, qui subissait les contraintes d'un monde indo-européen, d'un champ linguistique
déterminé, d'un modèle tripartite, tandis que Mauss n'a jamais fabriqué de
modèle mais a exploré des catégories de pensée symbolique. Né sociologue, il
est devenu anthropologue. Pour finir, le « fait social total » m'a influencé en ce que je laisse ma recherche la plus ouverte
possible. Le champ religieux est un champ très déterminé, mais en Grèce
il faut parler plutôt de dieux, de mythes et de
mythologie que de religion. Alors j'analyse comment les Grecs font aussi du « politique »
avec cela, et les formes de complicité entre un
espace défini comme politique, et autre chose légitimant ce politique, et
faisant appel à des dieux, des puissances, du symbolique.
A. V. : Les Maîtres de Vérité, Les Savoirs de l'écriture, les Tracés de fondation semblent faire revenir un thème particulier : l'inaugural.
La Grèce est le pays des commencements
M. D. : Oui, la Grèce est le pays des
commencement. Les Grecs réfléchissent sur l'archè
au sens d'inaugurer, ils se pensent comme des gens qui ont commencé toute une
série de choses. L'attention se porte très vite chez eux sur l'inventeur, dans
un temps des hommes, séparé, mais en même temps voisin de celui des dieux, sans
être oblitéré par le poids de ces dieux. D'où une subtile enquête sur les
manières d'inventer, et l'invitation à poser les questions de l'initium à partir du champ
grec. D'ailleurs là où l'inaugural n'est pas majeur, cela pose des problèmes,
on essaie de le voiler, on construit un montage qui permet d'éviter d'en
parler. Les Japonais sont très fermés à ce qui peut relever de l'inauguration ; pour eux
la continuité prévaut, comme un fonds invariable sous des modifications
inessentielles.
Les Grecs, avec un certain nombre de sociétés (mais pas
tellement) ont pensé le transformable : comment on change, comment on
peut vouloir et penser le changement, le faire et le façonner.
A. V. : D'où les débuts supposés de
la philosophie ? Car si cette transposition du mythe babylonien dans
la première philosophie grecque existe bien, traduisant Tiamat
en Chaos, puis en Apeiron, la préoccupation constante d'une première fondation appelle ce Chaos
premier, et ce qui en rompt la continuité ?
M. D. : À ceci près qu'entre Tiamat
et Apeiron, il y a une grande distance, beaucoup d'eau a coulé. L'apeiron est une
catégorie tout à fait abstraite, je ne sais pas si elle peut provenir d'un
corps. Cette hypothèse de Cornford reprise par
Vernant (le mythe babylonien, ses deux transcriptions chez Hésiode, le
Chaos, puis l'apeiron des Milésiens) est une
hypothèse qui montre combien les Grecs ont travaillé plutôt sur des modèles
conceptuels que sur des images mythiques. L'apeiron est aussi un concept mathématique, et s'il n'y avait
pas eu l'astronomie géométrique, je me demande si l'apeiron
aurait eu cette place chez Anaximandre. Il y a d'autres hypothèses : celle
dÕHavelock par exemple, auteur d'un grand nombre de travaux, qui a mené pendant
quarante ans une enquête sur la façon dont la Grèce découvre la philosophie. Son
idée provient en partie de Mac Luhan. Ce ne serait
pas du tout par le politique, ou à travers des modèles conceptuels
intermédiaires entre des cosmogonies babyloniennes et des cosmogonies grecques,
mais par l'écriture alphabétique, l'alphabétisme que tout se serait déclenché.
La découverte de l'alphabet et la mutation de la pensée
Voilà qui est mystérieux, parce que ce
processus est incontrôlable, si ce n'est que des cognitivistes cherchent
aujourd'hui à voir ce que le passage à l'alphabétisme entraîne comme mutation
dans l'activité intellectuelle. Mais Havelock pensait la naissance de la philosophie
dans l'écart entre Homère et Platon, et toute sa lecture est une mise en scène
de cette longue genèse, l'époque présocratique n'étant que le balbutiement de
penseurs un peu innocents, incapables de maîtriser l'instrument très
puissant que serait un système philosophique.
A. V. : II est tout à fait vrai qu'on assiste chez Platon à une récurrence de l'alphabet comme métaphore
de fondation : paradigme des lettres, orthographe de la vertu, « schème » de l'héautopraxie…
M. D. : Le livre récent de Gaudin, Platon et l'alphabet, a exploré toutes les possibilités. Le problème
est que si la découverte de l'alphabétisme a eu un effet aussi étonnant que de
produire la philosophie, on peut se demander pourquoi une si longue latence
entre l'émergence de l'un et l'apparition de l'autre. De plus les premiers
philosophes sont bien les présocratiques, qui restent chez Havelock des
intermédiaires gênants, qu'il aimerait oublier.
A. V. : Une idée ne devient
parfaitement claire qu'au moment où elIe a perdu de son efficience.
La récurrence
de l'alphabet chez Platon est peut-être le signe que sa réeIle
influence est quasi morte.
M. D. : Voilà en tous cas une autre manière de penser
l'origine de la philosophie, dont les Américains ont retenu une indication
intéressante sur la manière dont le cerveau fonctionnerait. Havelock n'a
pas eu beaucoup d'influence en France, tandis que, en Italie, c'est lui qui a
attiré l'attention sur les formes d'oralité dispersées dans les œuvres de la
littérature grecque, mises par écrit après avoir été des productions orales.
A. V. : Je sais que tu considères qu'il
y a une forte
influence de la publicité propre à l'écrit sur la possibilité et la
naissance du politique.
M. D. : Oui, mais le politique a façonné également l'écriture
en retour. Havelock minimise cet aspect, qui comporte le principe de publicité,
et les « technologies de l'intellect » qui
se constituent à part et autour de l'écriture. En soi je ne la crois pas du
tout plus efficace qu'autre chose, on a fait des expériences dans des
sociétés qui n'avaient pas accès à l'écriture mais seulement à des
graphismes, des idéogrammes, et au bout de dix ou quinze ans, pour autant, la
philosophie n'est pas née dans ces sociétés. S'il suffisait d'injecter de
l'alphabétisme dans un corps social… II y a eu rencontre… Mais mesurer les
effets précis que cet instrument a pu avoir indépendamment de ce que les Grecs
en ont fait dans leurs pratiques me paraît impossible. Médecine, géométrie,
philosophie sont des émergences interdépendantes.
A. V. : Un peu le problème
de Benveniste sur l'origine de l'ontologie dans son rapport à la grammaire
grecque, et au verbe être ?
M. D. : Voilà, parce
qu'il y a des choses qui sont là. Le tout est d'en faire usage.
A. V. : Il faut bien
fonder aussi des formes grammaticales comportant le double sens du verbe être,
et donc penser ontologiquement.
M. D. : Le travail de
réflexion sur le langage, et son rapport à la réalité, les grammairiens philosophes
du Vle siècle s'y emploient, donc ce n'est pas donné,
ç'aurait pu rester en friche.
A. V. : Dans cette
recherche de la fondation et de l'inaugural, que faire de la tendance, disons foucaldienne-derridienne, de reculer l'origine ?
M. D. : On peut
toujours penser qu'on n'atteint pas l'origine, mais lorsqu'on entre dans des
discours de l'arché, qui pensent l'origine, il faut
bien en prendre acte.
A. V. : Une décision
d'universalité ?
M. D. : C'est
en effet un choix de cette culture-là que de se penser première par rapport à
d'autres. Mais effectivement, jusqu'où ? On ne peut jamais dire avec
certitude où commence le commencement, l'origine se démultiplie.
A. V. : Cela pourrait
vouloir dire qu'ou fond cette idée assez répandue à l'époque structuraliste,
est une idée « naturaliste ». Dans la culture et dans le problème des limites
de l'homme il y a nécessairement décision d'universalité, décision de
fondation, et c'est ce qui fait fondation.
Un moment à saisir
M. D. : II doit
y avoir en effet un moment décisif, Révolution française ou autre, sans quoi
persiste le sentiment que tout est mêlé, que les cultures sont immobiles, ou
avancent sans bouger, parce qu'il n'y a pas d'instance, de personnage, de
moments où soudain…
A.
V. : Un moment à saisir, un kairos ?
M. D. : …Un
point dans le temps où cela se présente favorablement, on ignore combien
d'essais ont eu lieu auparavant, mais cela se fait du côté du fortuné, par
bond.
A.
V. : Nous sommes donc
dans la ruse. Et chaque fois que j'ai réfléchi sur elle, notamment à
partir de ton ouvrage avec J.-P.
Vernant sur la Mètis, j'ai été
conduit sur des chemins qui mènent vers l'histoire. Premier chemin : la
ruse et le récit. D'un point de vue narratologique, le rusé est comme une table
rase, n'ayant ni pouvoir, ni savoir, mais possédant un vouloir, et il s'insère,
avec peu de moyens, dans le temps et grâce au temps, pour se rendre maître de
lieux qui lui échappent. Morphologie typique de conte. D'où peut-être la complicité
de la ruse et des récits populaires, cristallisée dans des personnages de
récits littéraires : Ulysse, Panurge, Simplicius, Till.
M. D. : Bien sûr, la ruse a besoin de se raconter, de raconter
des histoires. Mètis pour commencer, qui se fait « conter des histoires » par Zeus ! Le personnage
qui incarne idéalement la ruse sur le mode de la parole et du récit, c'est
Hermès, dieu du langage, parole faite dieu… et homme, car en même temps
il a toutes les formes de subtilité, de
duplicité, de capacité de se métamorphoser, de transformer les choses, que le
malin peut rêver d'avoir. Je pense à Hermès parce qu'il
est devenu chez les Stoïciens le Logos, particulièrement le Logos intérieur,
mais aussi parce que, dans certains récits, il vient dire que les mots et le
langage sont nécessairement dans la duplicité, qu'il n'existe ni pour les
dieux ni a fortiori pour les hommes de langage de la transparence,
que par conséquent il faut toujours démêler cet écheveau compliqué, ou bien au
contraire en jouer, c'est-à-dire l'utiliser au maximum de ses possibilités, à
commencer par les joutes verbales, les rapports de séduction.
A. V. : Une histoire des hommes,
des pratiques, des récits, en somme une « invention du quotidien ». Et justement l'un des textes qui m'a le plus intéressé parce qu'il est un des seuls à reprendre conceptuellement l'analyse de la
constellation que vous avez fait resurgir de
l'oubli, c'est L'Invention du
quotidien de Michel de Certeau. On y trouve quelques pages lumineuses sur une structure de la ruse, du type
de la contraction mémorielle qui, insérée au moment voulu, pourrait ensuite
produire une extension remarquable des forces et des lieux.
Les lieux où l'on passe, supports de narration
M. D. : J'ai aussi beaucoup aimé ce livre de Michel de Certeau, et je l'ai repris ces derniers mois pour deux ou
trois choses, en particulier l'influence qu'il attribuait à l'organisation de l'espace, aux phénomènes de topologie, aux formes
topographiques où les lieux par lesquels on passe deviennent les supports d'une
narration. C'est sans doute l'ouvrage qui a le plus déployé les effets de la
ruse oubliée dans les pratiques quotidiennes et contemporaines, et c'est aussi
une approche de l'humanité dans des comportements dont la généralité semble
extensible. Ce n'est pas seulement dans tel quartier aujourd'hui qu'il s'agit
d'habiter, dans l'action, le moment…
A. V. : …d'habiter éventuellement l'inhabitable.
M. D. : Par une sorte de feinte, de compensation, de mouvement
du corps qui déploie un espace improbable… J'imagine que si Michel de Certeau avait pu faire une enquête sur la manière dont on
se démerdait dans le système soviétique pour vivre, avec toutes sortes de
ficelles, il aurait trouvé là un terrain encore plus extraordinaire que celui
qu'il a choisi, et qui est déjà exemplaire, puisque c'est dans une société dite
bien organisée qu'il faut y avoir constamment recours.
A. V. : Donc il y aurait de la ruse
un aspect tout-terrain, taciturne, minime ?
M. D. : Pour tout dire, une sorte de somnolence, tout en étant
très éveillé. Et l'idée qu'on peut toujours d'une certaine façon compter
là-dessus. Elle dépend des individus, mais c'est une disponibilité, une
réserve. Je pense que l'animal humain doit en avoir un « bon paquet » pour être passé à travers tout. C'est aussi une dimension du philosophe comme personnage.
A. V. : Capacité de renverser et de
se renverser. Le petit
n'étant jamais après tout que du grand renversé. C'est une pratique populaire,
renverser le Haut.
M. D. : Si on prend le monde imaginairement égalitaire que la
Grèce proposait, on se dit qu'il n'y a pas de place pour cela, et c'est tout le
contraire. Il n'y a pas dans l'espace politique d'affrontement de parole sans
ce recours, et lorsqu'on plaide soi-même sa cause, il faut user de toutes les
formes possibles de l'écoute, du langage, du droit et du non-droit,
pour essayer de l'emporter. La perfidie n'est pas la victoire qui détruirait
l'autre, mais un renversement.
A. V. : Je me demandais s'il n'y avait pas un deuxième chemin dans une approche de la ruse
par l'intermédiaire de l'histoire, ce serait du côté de
l'historial. La ruse
aurait été une chance, assez tôt perdue, non pas dans le petit récit et la débrouillardise au jour le jour, mais dans les grands projets faisant intervenir des méthodes et
des techniques qui semblent atteindre
aujourd'hui leur limite, en tous cas leur point de réversion, dans le négatif
et l'inquiétant. La ruse ne serait-elle pas une potentialité historiale
en réserve pour relayer la Raison dans son grand trajet
triomphal, glisser la possibilité de plus de
modestie, d'intelligence plus minime, peut-être plus intelligente ?
M. D. : Mais je pense que ces grands laboratoires qui
fabriquent les Nobel et en même temps les meilleurs produits sont très
attentifs à tout ce qu'il y a de chaotique et d'improvisé là où tout devrait être
géré. Bien sûr les procédures de vérification sont strictes, mais on peut en
privilégier certaines, en inventer. Dans le champ scientifique le plus
régulé se manifestent l'inventivité du chercheur et l'activité de jeu dans le
calcul. J'entendais parler des physiciens entre eux, ils sont toujours à la
recherche de ce qui peut défaire les modèles très rigides qu'ils emploient, les
redistribuer, les faire couler dans d'autres…
La ruse débaptisée
A. V. : Ici, deux réactions.
D'abord j'en viens à me demander si l'idée d'une disparition de la ruse notamment sous l'effet
des coups platoniciens, n'est pas un effet d'optique, et si Platon lui-même ne l'a pas ingérée
comme Zeus
fait de Mètis ; et si la même chose ne s'est pas produite dans le devenir général de l'intelligence
occidentale, qui aurait partout conservé la
ruse en la débaptisant ?
M. D. : Je le crois aussi, je vois beaucoup plus nettement les
choses de cette manière maintenant qu'il y a vingt ans : le Platon de
la fin des Ruses de l'intelligence était
alors un « méchant » qui tape sur les doigts de la ruse…
A. V. : Du Sophiste, du stratège, du pêcheur à la ligne !
M. D. : Et il était bon alors de battre sa coulpe et de lancer ses filets pour
ramener toute une série de figures ou de formes de pensée qui méritaient
apparemment une plus grande attention. Mais, en y revenant aujourd'hui, ce
serait intéressant de voir combien, dans le système stoïcien, épicurien, et
dans tout le discours qui va suivre, il persiste de ruse.
A. V. : À cette exception près
quand même, et à ce moment-là ce ne serait
plus une illusion d'optique, que l'essentiel, une sensibilité
aux dangers représentés d'avance dans la technocratie
aurait été progressivement éliminée, que l'homme aurait donc perdu son sens
instinctif du danger (propre aux rusés du type chasseur : Agaguk, Derzou Ouzala) et qu'en emballant
la machine technologique et de la pensée, on
aurait oublié
de potentialiser en même temps la nécessaire comparaison de l'avancée avec le
but, et la nécessaire rétroaction de cette comparaison.
M. D. : L'avancée technologique va par phases. Nous sommes à la fin d'une phase
où existait cette façon d'éclipser l'autre versant, qui en comporte d'ailleurs
toute une série d'autres. Mais le changement technologique est aussi de
l'invention qui ne trouve pas sa position achevée, et qui constamment se
déséquilibre pour mieux trouver la faille, entrer dans un système autre,
composer, compenser.
Complicité de la ruse et de la raison
A. V. : Une autre direction
m'intéresse, paradoxale, une complicité que la ruse semble entretenir avec
la raison, pour ceci que, même quand elle commence à être répudiée au nom
d'impératifs éthiques, déjà dans le Philoctète, elle est « ce qui permet de sortir de la pire situation », donc une activité dotée de finalité, d'un Mieux, de cette grande
finalité méliorative qui ne va plus cesser d'éblouir
l'Occident. Si la raison est elle-même guidée par le principe du Mieux, la distinction entre ruse et raison ne devient-elle pas un artifice de la raison à son propre profit ?
M. D. : Dans la ruse, il y a des formes de rationalité. Calcul et raison ont
partie liée. Et le partage qu'un philosophe a pu faire à l'intérieur d'un système n'a pas valeur pour la
définition de la ruse en elle-même. L'art de
calculer, de se déployer dans les configurations les plus ténues d'un espace,
c'est alors non seulement mètis et noûs mais aussi phronêsis, prohairesis, argumentation…
A. V. : Finalement vois-tu la ruse
pencher plutôt du côté d'une opération
intellectuelle, d'une disposition affective, ou d'un compromis des deux ?
M. D. : On dit bien « avoir
l'intelligence d'une situation » ; à la fois la sentir, et en esquisser
toute la singularité (pas forcément sur une feuille de papier). Un mixte qui
peut mettre tout l'accent sur des formes conceptuelles, formalisées,
raisonnées. Les sceptiques par exemple sont très rusés, car ce sont eux qui
font les meilleures objections et élaborent les meilleurs pièges à prendre les
philosophes. Faire les objections
idéales, c'est forcément entrer idéalement dans le champ de la situation.
Et c'est au philosophe alors de comprendre et de se ressaisir.
A.
V. : Je me demandais, peut-être
naïvement, si le caractère global de la ruse et de cette intelligence dont
la ruse et la raison ne seraient qu'aspects, n'était pas finalement un modèle
général de l'agir. La ruse serait le chaînon
longtemps manquant dans le modèle de l'agir en général.
M. D. : L'agir comme comportement général de l'être humain
dans son milieu… Ce serait séduisant… presque biologique alors, un fondement
fort et élémentaire, vital ou animal. Il est vrai qu'on peut toujours imaginer
quelque Élysée lointain pour une population d'êtres inactifs, mais je ne
connais pas de société qui se prive totalement de formes d'action.