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Critique et déni de plaisir

À propos de Paris Match, Quignard et Michon

 Faut-il s'en réjouir, la nouveauté n'est pas la seule cible de la pensée étroite. Que la littérature fasse preuve de culture, c'est-à-dire aille à l'encontre du fameux « la culture est ce qui reste quand on a tout oublié » de Herriot (bel éloge de l'amnésie), c'est quelque chose que l'on ne peut tolérer à Paris Match. C'est ce que dit l'article intitulé « N'abusons pas du Valium littéraire » paru cette semaine dans la page littéraire de cet hebdomadaire sous la plume de Gilles Martin-Chauffier, à propos de deux auteurs récemment primés, Pascal Quignard et Pierre Michon*.
Il y a donc quelque chose d'insupportable dans la culture, en ce qu'elle poursuit et représente l'inatteignable, l'infini du monde, lorsqu'on attend d'être rassuré et conforté dans son ignorance. Au-delà de la divine surprise de voir la tête de moine goguenard de Michon apparaître « en compagnie » de Sophie Marceau (qui fait la une de l'hebdo people), le lecteur du magazine apprend donc simultanément que Michon existe (s'il ne le savait pas) et que ses livres tombent des mains de Gilles Martin-Chauffier.
Une seule de ces deux informations est essentielle.
Si les aventures sentimentales de Sophie M. en laissent le temps à ce lecteur fictif, il lui est donc donné d'apprendre ce qui est littérature. Et ce qui n'en est pas, c'est-à-dire Quignard et Michon, qui travaillent trop leur écriture, avec des « phrases qui se suivent, endimanchées, bourgeoises et fières d'elles », mais où « la vie » est absente : « Le sexe, l'émotion, la méchanceté, l'ironie, la haine restent au-dehors. »
Littérature à subjonctifs, trop érudite, aimant les archaïsmes, la botanique, les pauvres, la campagne, et qui par-dessus le marché décroche des prix (Goncourt et Décembre). Non seulement ils sont barbants, mais on les couronne.
Le tir du critique se concentre sur Michon, la littérature en personne, l'homme à abattre. Ne lui contestons pas le droit imprescriptible de détester un livre, ni de faire polémique. Usons-en plutôt.
Michon « martyrise » donc le « citadin cancanier » ? Il a donc au moins ce pouvoir, de faire qu'un critique littéraire émette une plainte forte et claire, mais étrangement contradictoire avec elle-même. Déni de plaisir ? L'hypothèse n'est pas absurde dès lors que l'on constate que pour chaque terme de l'énumération ci-dessus, nous pourrions trouver plusieurs contre-exemples. Lesquels prouvent que lorsque Martin-Chauffier dit qu'il n'y a ni sexe, ni émotion, ni méchanceté, ni haine dans Michon, c'est qu'ils s'y trouvent. Allons-y.

Sexe : « La femme enfin jouit à pleine gorge dans cette cascade de sanglots ou de rires, ce saint blasphème, cette malédiction rayonnante, qui est le bruit du monde, de la génération, de ce que nous sommes » (Corps du roi).
Ajoutons un petit extrait de La Grande Beune : « Tout en elle était connaissance du plaisir, celui sans doute qu’on entend d’habitude, mais celui aussi qu’elle dispensait à tous, à elle-même, à rien quand elle était seule et ne se voyait plus, seulement en posant là le gras de ses doigts, en tournant un peu la tête et alors les sequins d’or qu’elle avait aux oreilles touchaient sa joue, en vous regardant ou en regardant ailleurs, et ce plaisir était vif comme une plaie ; elle savait cela ; elle portait cela avec vaillance, avec passion. »

Émotion : « Je devais prier, appeler le cœur et l'âme, que cette femme méritait [le narrateur est debout devant le corps de sa mère qui vient de mourir]. J'essayai une de ces choses apprises au catéchisme, sans doute le Notre Père, je m'arrêtai très vite. Et puis le texte, la prière, s'imposa, venue de très loin, comme envoyée par un autre, et je la dis haut, pour que la morte l'entende, en quelque sorte : “Frères humains qui après nous vivez, n'ayez les cœurs contre nous endurcis, car si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci.” Le cœur et l'âme accoururent, je dis le poème d'un bout à l'autre comme il doit être dit, dans les larmes, je me tins debout devant le cadavre de ma mère comme on doit s'y tenir, dans les larmes. »
Martin-Chauffier oserait-il nous dire, les yeux dans les yeux, que l'usage fait ici de Villon par Michon est pédant ?

Méchanceté : Au cours d'une soirée, après une lecture publique de Booz endormi, Michon étrille plaisamment un critique qui avait « amoché » un de ses livres (l'homme est redoutable dans cet exercice). Le lendemain, il découvre que le critique est mort au moment où il lisait : « J'ai cru longtemps (nous sommes tous plus ou moins fous) que j'avais dit inconsciemment ce poème dans le but qu'il meure, R.M., quatre-vingt-huit vers de douze pieds comme quatre-vingt-huit coups de knout, de sabre, quatre-vingt-huit pierres, quatre-vingt-huit balles explosives crachées d'une kalachnikov [...]. »

Ironie (ici, auto-ironie) et humour : « Mon ivresse était parfaite [...] ; il fallait que tout le monde en profite ; pendant le repas, j'avais suivi du coin de l'œil les évolutions d'une jolie barmaid passant et repassant dans ce couloir exigu entre le bar et moi. Le père est incertain [le narrateur vient d'être père], il ne faut pas s'y fier : ma main soudain s'abattit classiquement et péremptoirement sur la jupe de la barmaid. »
Michon est un écrivain au bord du rire et des larmes, tenu dans la discipline euphorique du verbe, sa prose travaillée au pèse-nerfs. L'humour est chez lui sous-jacent ou manifeste, mais permanent, et l'ironie, l'auto-ironie, l'une des marques propres du « regard sur soi » qu'il porte dans ses textes.
Il va de soi que les citations ci-dessus se doivent lire dans leur contexte, lequel contient une infinité de qualités, de nuances, de caractères.


Pour en revenir à notre singulier critique qui dit qu'il ne trouve pas ce qui se trouve être, sa bonne foi est probable. Mais comment ne pas voir qu'ainsi, Paris Match relance l'antienne anti-intellectuelle (le critique ne supporte pas une œuvre qui en cite une autre, les Écritures y incluses, puisqu'il est question de Booz, via Hugo), assortie de racisme linguistique et stylistique (l'allergie aux archaïsmes de Michon, forme essentielle de son écriture), de mépris devant l'attention aux « humbles » qui fait la grandeur des Vies minuscules. L'auteur parle bien entendu au nom d'un certain usage qui serait la valeur fondatrice de la littérature. Retour au plaisir simple de lire sans réfléchir, retour au roman bourgeois, à l'hypocrisie politique transposée en littérature : cachez ces prostituées, ces mendiants trop voyants, ces livres trop bien écrits.
Voyant, Michon l'est aussi par ses livres, uniquement par eux : pourquoi autrement viser un écrivain si discret, trop discret, si peu parisien (mais c'est là son problème), si peu provincial, si peu doctoral dans son érudition qu'il n'utilise pas pour écraser le lecteur, mais comme carburant d'une écriture ?
Corps du roi, avec son lyrisme, cette extrême tension née du sentiment du temps qui traverse les corps, se cristallise dans des instants glorieux ou tragi-comiques, Corps du roi est un texte qui vous projette dans l'intuition de l'instant, un livre qui réunit le quotidien et le légendaire, le lyrique et le cocasse, le biblique et le trivial. J’ajoute que je ne cesse de rencontrer des personnes dont la vie a été changée, dotée d'un surcroît d'intensité, par l'œuvre de Pierre Michon.

Daniel Morvan
(28 novembre 2002)


* On peut lire cet article, avec des commentaires, sur le site de remue.net.

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