Ultravocal, de Frankétienne. Anne Douaire, ancienne élève de l'ENS de Fontenay-St Cloud, a passé l'agrégation de Lettres modernes en 1998. Moniteur à Paris IV (Centre International d'Études Francophones), elle prépare une thèse sur le tragique dans la littérature antillaise francophone.
ULTRAVOCALParce que nous vous haïssons, vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flambante, du cannibalisme tenace. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal Il faut pour présenter
Frankétienne rien moins que la force des mots de Césaire, et son
désir cannibale d’ébranler le monde. Haïtien
exilé au beau milieu de son pays dépecé par les
décennies de dictatures duvaliéristes, ayant toujours
refusé la fuite ou l’écart pour mieux résister, pour
faire corps avec son peuple et son histoire, Frankétienne est un homme
qui ne se plaît qu’au-delà, la limite est pour lui un territoire familier,
l’arête du toit sur laquelle il court les yeux fermés, aussi
vite que possible, non pas comme si
sa vie en dépendait mais parce qu’elle en dépend. Sa vie, son écriture, le
réveil de son pays engourdi par l’amnésie, la torture, le
doute et une culpabilité sans faute ni rémission. Vaste projet,
que ne peut contenir aucun cadre convenu, qui ait déjà servi
à autre chose. Il faut à Frankétienne ce qu’il aime
à forger : l’inouï, l’inédit, le non-encore
connu. Refus,
on va le voir, de la limite générique comme de celle du chapitre
ou de la séquence orchestrée d’en haut, Ultravocal pose aussi celui de la facilité
d’écriture, celui de la bluette ou de l’évitement des
questions qui lancinent Haïti. Celles-ci hantent le texte,
« Quelle neuve planète surgira de ce faux jardin de roses
rouges ? », « Que peut vraiment le poème
contre la fumée du sommeil, l’apathie et la torpeur des chevaux
coffrés de plomb ? », semblant attendre une parole
inouïe, encore prononcée par aucune voix, ou plutôt jamais
entendue : ultra-vocale, au-delà de ce que l’oreille peut
saisir d’une voix. Le titre, « indice problématique aux
résonances multiples » (Frankétienne) intime donc de
lire le texte comme cette quête de l’inouïe réponse. Ultravocal est une déclinaison de cet
appétit de radicale nouveauté, de farouche invention. Pour donner
corps à ce texte, l’artisan a taillé un moule à sa
mesure, une spirale. C’est une forme littéraire, pas vraiment un
genre, tout en prétendant supprimer la question du genre. Pas un roman,
un poème, une tragédie ni une rhapsodie, Ultravocal est une spirale. Forme créée par
des Haïtiens à la fin des années soixante pour enfin pouvoir
rendre compte du chaos environnant. Le spiralisme rejette toute forme de
linéarité, d’enchaînement placide des
séquences, et même, tout au moins le proclame-t-il, toute
autorité. Forme dynamique et fascinante, la spirale ne se
présente pourtant pas, chez Frankétienne, comme un schème
rigoureux, continu et impératif : mais bien plutôt comme une
invitation à refuser le plan pour lui préférer le volume,
autrement dit à mettre en place une nouvelle façon de lire — et
d’écrire — privilégiant les ruptures dans le sein de
l’ensemble. L’avant-dire du texte rejette au lecteur,
« complice du jeu terrible de l’écriture »
la responsabilité de créer le texte en le lisant à son
propre gré. Chacun des “espaces blancs” représente une porte ouverte, une rupture de séquence. Et le montage des différents segments du texte est laissé au choix du lecteur qui dispose alors d’une absolue liberté constructive face à l’éventail infini des combinaisons. […] Massif montagneux à plusieurs versants, la Spirale constitue un continuum spatio-temporel dont les éléments d’appartenance sont susceptibles de permutation, de translation, d’extrapolation. (p. 7-8) Derrière
cette annonce spectaculaire, l’auteur mène en fait bien le jeu,
mais prend le risque d’une lecture effectivement anarchique, que son texte
assume d’ailleurs parfaitement, chaque paragraphe étant un œuf
de sens. La « spirale » est cette structure progressive,
en création permanente, qui se développe à l’infini.
Peu importe l’endroit où l’on se place sur la spirale, le
mouvement reste le même, la direction aussi. La dispersion
revendiquée du texte et de sa lecture ne va donc pas à
l’encontre d’une organisation, d’un projet, qui sont, eux,
structurés fermement. Ultravocal en effet, à travers la succession
présentée comme libre de paragraphes autonomes, offre au lecteur
l’image structurante d’une quête, d’un vaste voyage,
d’une poursuite et d’un rapprochement, celui des deux — ou
trois — personnages et des forces qu’ils incarnent,
négative pour Mac Abre et neutre sinon positive pour Vatel et le
poète : ces deux personnages parcourent littéralement le
livre, l’un, Vatel, suivant et traquant l’autre, Mac Abre,
l’incarnation du Mal et présenté comme tel dès
l’avant-dire. Vatel est toujours en retard sur son ennemi, et ne peut que
constater chacun de ses forfaits, assassinats, foules subjuguées qui se
suicident, viols et avortements forcés. Distincts de ces deux
personnages très marqués et désignés,
« le poète, prisonnier de son délire », qui
transmet les questions d’un chœur absent, d’un
« nous » typiquement antillais, et paraît
être apparenté à Vatel dans ses rêves et sa vision du
monde. Il suit donc les pérégrinations des deux autres, sans,
à une exception près, entrer dans la diégèse. Le
poète s’exprime à la première personne, Mac Abre
jamais n’est sujet d’une énonciation, sauf entre guillemets,
Vatel est traité de façon plus incertaine, ce qui autorise un
flottement dans la référence à plusieurs reprises :
il se confond parfois, au gré des espaces blancs qui rythment les
séquences, avec le poète… Ces deux instances sont donc
à la poursuite de Mac Abre, une poursuite qui est autant une traque
qu’une observation passionnée des actes atroces de celui-ci.
Renvoyé à une effrayante étrangeté, à une
abominable inhumanité, Mac Abre est le centre de tout. Mais il ne fait
toujours que passer, et chaque séquence qu’il habite un moment se
clôt sur son départ, comme si ses déplacements motivaient
le découpage du texte. Ce pouvoir sur le texte d’une part, sur Vatel
et le poète fictionnel de l’autre, nous amène à nous
poser la question du statut du Mal dans Ultravocal. D’abord sans aucune équivoque
condamné, il semble acquérir une puissance poétique
indéniable, et un pouvoir de fascination sur le
« je » écrivant comme sur Vatel à vrai dire
beaucoup plus intéressant que la franche et banale condamnation
initiale. Plusieurs
points nous incitent à une telle lecture, plus ambivalente, de l’œuvre
de Frankétienne, et peut-être sinon en premier lieu, du moins
rapidement, par suite de quelques jalons posés çà et là pas
toujours discrètement, l’intertexte baudelairien. L’irruption
du lecteur dans l’avant-dire s’insère très exactement
dans la liste des personnages : « Personnages ballottés
entre la vie et la mort […] Vatel, condamné à
l’errance. Mac Abre, l’incarnation du mal. Le poète,
prisonnier de son délire. Et surtout, vous lecteur, complice […] »
(p. 7) Une telle adresse au lecteur, dans son surgissement abrupt et dans
sa formulation, n’est pas sans rappeler celle des Fleurs du Mal, le poème liminaire « Au lecteur ».
Et si Baudelaire attend l’envoi pour que l’appel au lecteur soit
saillant, Frankétienne choisit la surprise, il inclut de force le
lecteur dans son énumération des actants « dans
l’éparpillement du texte », dès la
cinquième ligne. « L’œuvre se présente
comme un projet que tout un chacun exécutera […] Le lecteur,
investi autant que
l’écrivain de la fonction créatrice, est désormais
responsable du destin de l’écriture. » (P. 8, nous
soulignons.) Par ce repli volontaire de l’auteur qui veut
« vider [son nom] de son contenu mythique, le [dépouiller]
d’on ne sait quel invisible prestige », le lecteur est
sommé d’assumer une lecture participative, d’endosser le
texte en le créant. Il devient personnage du texte autant que
créateur. Pour tout dire, complice fraternel de l’auteur,
fréquentant comme lui les personnages du texte, grandis au rang de
types, et surtout contraint d’assumer enfin au grand jour, par le poids
et la convention de la préface, la fameuse « lecture créatrice ».
Endossant ce rôle, il cesse d’être
l’« hypocrite lecteur » de Baudelaire, tout en
accédant de plein droit à l’appellation de « mon
semblable, — mon frère ! ». La
référence à Baudelaire est récurrente dans le corps
du texte : attirance pour l’ailleurs, haine de l’ennui, fascination
pour le macabre et l’organique en décomposition… La couleur
baudelairienne irrigue bien des paragraphes, sans éluder la griffe du
poète haïtien : J’irai plus loin que d’habitude. Mon cœur ne se sent guère à l’abri dans ses vieux vêtements. Et l’ennui, accumulé au creux des heures, nous irrite par un frottement de sable continu qui nous oblige à avoir recours aux stratagèmes. Vainement nous tentons de nous glisser par la fente intercalaire des secondes. Fuite qui nous déprime et qui nous tue. (p. 66-67) Un
tel paragraphe affirme son indépendance du modèle par
l’irrégularité de ses périodes, son refus
d’une prose poétique trop cadencée. Le
« poète impeccable » se retrouve cependant dans
les temps forts des phrases, dans la vanité de toute tentative,
jusqu’à la mort. L’envoi est ciselé chez
Frankétienne comme chez Baudelaire, chaque terme de paragraphe apportant
son éclairage sur ce qui vient d’être lu. Car si l’on
doit pouvoir lire Ultravocal
au gré de ses envies, l’auteur refuse que l’on brise
l’armature du paragraphe, plus petit fragment insécable de son œuvre,
construit comme un poème, une forme brève. Souvent il se
clôt sur un éclat de rire grinçant ou le départ du
personnage, comme une scène de théâtre. La fin est dans la
plupart des cas contenue dans une seule phrase, dans le respect d’une
esthétique de l’envoi, de la pointe. Ici le monosyllabe
« tue », irrémédiable et expéditif,
ailleurs des « oiseaux fous », une
« désespérance », dans tous les cas un mot
à forte puissance d’impact. La
parenté voire la fraternité des deux auteurs se lit encore dans
le lexique. Le sable, l’écoulement du temps, la douleur,
l’ennui, le cœur, et même, ce qui frappe davantage,
l’invention d’un bestiaire effrayant, qui rappelle celui de
l’adresse au lecteur, encore une fois : Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants, Dans la ménagerie infâme de nos vices, Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde […] C’est l’Ennui ! Ces
« monstres glapissants » que sont nos vices appellent
chez Frankétienne la théorie de la page 103 : Nous tous, complices de n’avoir rien tenté contre les taratropouvermouchiques, les rhinocéros, les ravets, les punaises, les maringouins, les poux, les mouches, les singes, qui sont venus du fond des âges. Ces
ennemis gangrènent le texte, affleurent comme des bubons honnis et
redoutés, on compte par exemple plus de six occurrences des
« taratropouvermouchiques », et plus d’une
vingtaine de « singes » le plus souvent
« drogués », qui représentent les
Haïtiens eux-mêmes, dans leur apathie et leur suivisme, dans la
culpabilité partielle qu’ils doivent assumer dans le
désastre de leur histoire : « horde des singes drogués,
artisans des anciennes guerres » (p. 314). La condamnation
immédiate de ces êtres obsessionnels et maléfiques
n’est pas exempte d’une certaine fascination du narrateur ;
une grande fertilité poétique les accompagne.
L’énoncé des monstres déclenche une succession dense
de paragraphes, chacun dédié à l’une des
espèces accusées, et comme précipité par le nombre
de choses à dire. L’énonciation s’arrête au
stade des phrases nominales, comme si son procès n’avait pas eu le
loisir de mener à bien un énoncé achevé, et les
créations lexicales, autant que l’usage masturbatoire de mots
rares, abondent. « Rattus, musrattus, ténesme, scatophagie,
périssodactyles, mastodontique, floperie, orthoptère,
anophèles,… » Le plus frappant est sans doute
l’alternance strictement respectée entre paragraphes descriptifs
consacrés aux bêtes détestées (modes de vie, de
reproduction, avec des détails répugnants) et brèves
éclosions de poésie pure, haïkus comme surgis de la laideur
et de la pestilence : À fond d’abîme la fête nocturne. Hanches massacrées à coups de hache. Désastre irréparable. Et dans l’espace futur, la persistance d’un cri. » (p. 104-105) « Lèvres mimant l’impossible désir fragile transparence entre la flamme et nos mains. (p. 106) Sous l’œil fixe de l’astre mort un empire de craie s’éternise dernier fétiche avant l’aurore. » (p. 107) Entre la ligne d’horizon et nos mains les repères cochés du rêve et tout le poids du possible. (p. 108) À travers l’eau et la lumière confondues la blessure de l’été et le sens d’un mirage. (p. 109) Bras broyés par les moulins corps brisés dans les combats des miroirs bouches muettes à la dérive. (p. 110) À l’intérieur de la pierre le rire glacé d’une tête de mort le vertige infini du sang. Acculé seul en mes frayeurs je creuse mes aphorismes. (p. 111) Jaillis
au cœur du cauchemar, ces poèmes courts sont la résistance
au mal et à la violence, mais ils sont aussi la preuve d’une
proximité féconde… Des fleurs du mal, donc, qui
répondent à une question du poète au début du texte :
« Comment faire pour que devienne lumière le sang surgi de
l’abîme ? » (p. 26). Proclamations d’un
contraste et d’une opposition farouches, ils sont aussi, de façon
plus ténue, l’implacable indice d’une contagion : les
frontières des paragraphes ne sont pas étanches, et la dysphorie
déborde les paragraphes dédiés au bestiaire, gagne les
fragments poétiques. La « persistance d’un
cri » se noie dans la « dérive » des
« bouches muettes », la « fragile
transparence » si riche de possibilités se résout dans
la pétrification et le rictus de la mort. Notons aussi le progressif
rapprochement du « je ». La détermination, en
effet, d’absente qu’elle était, ou générique
(« la
lumière », « la blessure de
l’été », … ou encore collective (un prudent
« nos mains »), échoue enfin dans le possessif de
la première personne : mes frayeurs, mes aphorismes.
« Je » entre en scène à la pointe du
poème, sort de l’ombre. Et c’est un
« je » créateur, écrivain, qui se confond
alors avec la tête de mort : sa position, « acculé
[…] en » est un écho rapproché de
l’enfermement de la tête de mort « à
l’intérieur de la pierre ». Partant de là, ses
aphorismes apparaissent comme des éclats de rire macabres, comme
« le vertige infini du sang. » Et la contagion
évoquée plus haut est totale. Cette
poétique de la contamination, de la contagion sourde, entre en conflit
ouvert avec une autre, celle de la préface et plus largement celle qui
jaillit à de nombreuses reprises du texte lui-même : une
poétique du choc, du contraste, de l’explosion. Le poète a
une mission, celle de « réveiller ce troupeau de
dormeurs » oublieux. Et ses armes, miraculeuses comme celles de
Césaire, sont ses textes, et les violences qu’ils recèlent.
Il faut « briser la boue » (Césaire), ressusciter
la parole par le cri (« La parole a perdu son tremplin. Il ne reste
que le cri. » (p. 234) : Le chant du cratère. Ma bouche de volcan. La violence au quart de mot. En premier lieu, il importe de résister pour ne pas être entraîné vers les pôles glacés du silence. Il n’y a de pire énigme que celle des bouches cousues. (p. 240) Et
parler importe à plus d’un titre : pour retrouver la
mémoire perdue par lâcheté et sous la torture de
l’histoire[1] (« De quelque manière
l’échec aura servi d’alarme au seuil du précipice./
les mots retrouveront le chemin de la mémoire / et nos voix
recréeront les gestes qu’ensemble nous avons tramés de
passion » (p. 273), mais aussi et surtout, farouchement, pour
survivre : Si tu veux vraiment mourir commence par te taire. Mais si tu veux vivre parle parle plus fort que le fracas de ton corps. (p. 267) C’est
ce mot d’ordre que suit le poète du texte, que suit
également Frankétienne. Ils parlent, et ils écrivent,
persuadés de leur chance : « qui a prétendu que
le langage demeure une arme archaïque ? » (p. 257).
Leur credo poétique éclate comme une trompette sur le seuil du
texte. Le lecteur n’a pas eu le temps de se familiariser avec son nouvel
environnement (violence, déjà, dans cette attaque si
précoce, si directe) que claque cet infinitif urgent :
« Éclater partout à la fois. Vibrance. » (p. 9)
La fréquence des phrases nominales, des infinitifs, tout autant que le
choix formel de la spirale, participent de cette exigence. La posture
théorique du lecteur est, dans cette esthétique, un
perpétuel déséquilibre, un détournement permanent
des structures figées d’un texte imprimé : il est
supposé lire le fragment qu’il désire au moment où
il le désire, sauter des vingtaines de pages pour bondir sur un
paragraphe du début. Le texte doit donc toujours être aux aguets,
prêt à exploser dans le crâne de son découvreur,
« partout à la fois ». Comme dans les bons films
à suspens, le danger est tapi, invisible, latent, derrière la
porte : c’est ainsi qu’il est le plus efficace : Dorénavant, personne ne saura sur quoi ouvre la porte grinçante. Toujours prudents dans notre marche, évitant l’orbite de l’impossible retour, nous n’avons découvert jusque là que ravins et précipices par où passe le vent suivi de près d’un silence à goût de mort.; C’est
sans doute dans cette volonté d’écriture que
l’angoisse s’instille dans le texte, en même temps que par
les événements narrés, dysphoriques s’il en est. La
notion de succession, de chronologie, n’existe plus, l’usage est
dorénavant de malmener le texte. Mais la violence est aussi
évidemment dans les mots et leur usage, au-delà du parti pris
formel. Le poète refuse de se laisser somnoler, de succomber aux charmes
de la facilité et du mollement littéraire : il faut choquer,
réveiller, heurter. La douleur devient enfin un instrument dans la prise
de conscience collective, le poète propose un voyage au fond des
abîmes, de « forer, de suer […], malgré les
risques nombreux ». C’est à une expédition
extrême que le lecteur est convoqué, celle qui, par le charme
maléfique de « la marmite de sang [qui] bout toutes les
nuits, conscience mise à feu », mènera vers
« l’aube éphémère qui tarde au fond du
crâne et qui poindra seulement par les fenêtres crevées des
yeux éblouis. » (p. 12) Les
nombreuses images violentes, scènes de torture très crues, corps
disloqués, viols, chairs putréfiées, évocations de
l’Inquisition, du nazisme, du macoutisme, avortements, accouchements
d’enfants mort-nés, massacres, … ont donc cette fonction
démonstrative, presque didactique, de réveil du peuple endormi.
Soit elles sont motivées par le personnage de Mac Abre,
« l’incarnation du mal », soit elles jaillissent du
texte lui-même, ainsi de toutes celles qui précèdent son
entrée en scène. Celles-ci sont d’emblée
problématiques : d’où venues ? et surtout, quel
statut leur accorder, quand on a à l’esprit une des
premières phrases de l’œuvre ouverte : « Mais
comment parler sans que la vérité ne soit fauchée par le
mal au seuil même de la voix ? […] Dans les replis de la
narration, quelques plumes d’oiseaux et des taches de sang » (p. 10),
indices inquiétants d’un carnage au cœur de la narration.
Sont-elles un spectacle, avec ce que cela suppose de distance par rapport au
narrateur, ou bien ont-elles suinté de sa chair et de son esprit
meurtris, voire de ses fantasmes ? Dès lors qu’il se
présente comme sujet d’une introspection, la question est valide :
« Me pencher au-dessus de moi, face à face. Je ne suis pas
exempt de vertige en sondant l’abîme. » (p. 12) Le
projet est double : dire le monde tel qu’il est (la
« vérité » de la première page) pour
réveiller le peuple et parvenir à une vie harmonieuse,
libérée, en pleine lumière ; et se dire, soi,
accepter le gouffre dans une démarche risquée mais que l’on
espère salvatrice. Dans ces conditions, le mal rencontré sera
tout aussi bien extérieur (Mac Abre et la folie du monde sanguinaire,
les taratropouvermouchiques et toutes ces sortes de choses…)
qu’intime. Cette
intimité se lit, au-delà du choix littéraire de faire
exploser les attentes du lecteur, de dynamiter l’horizon d’attente,
dans la fascination qui s’impose dès le début : le
narrateur ne se contente pas de rendre compte, il s’enivre aussi de ces
visions d’horreurs : « Je vois couler le sang à
vif à partir de quoi tout commence et recommence. Et il m’est
impossible de me détourner de la violence à senteur de sexe
ravagé. » (p. 17) Tout est fait pour que le lecteur
succombe aussi à la beauté du Mal, aux « tessons [qui]
scintillent dans la chair » (15), à la splendeur du concert
donné par Mac Abre, dans un paragraphe qui mériterait
d’être cité in extenso tant il est magistral dans l’alliance étroite
qu’il manifeste entre la création esthétique (ici la
musique et la mise en scène) et la violence gratuite (au sens où
elle n’est pas directement motivée par autre chose que ce souci
d’esthétisation) : L’amphithéâtre Éros-Thanatos était plein à craquer. […] Il devait être minuit lorsque le chef d’orchestre Mac Abre fit son apparition sur la scène centrale au milieu d’un cyclone d’applaudissements et de cris.[…] Soudain, la composition s’éleva au niveau d’un drame polyphonique ponctué par un ensemble vocal constitué de chanteurs nus que les instrumentistes frappaient brutalement à la poitrine et au dos. Plaintes, hurlements, liturgie de voix douloureuses. […] Tumulte grandiose. Des jambes et des bras coupés jouaient le rôle de violons sur lesquels glissaient des archets métalliques incandescents. Les amputés déliraient. Mac Abre, exalté, les yeux exorbités, dirigeait ce vaste complexe musical à l’aide d’un serpent enroulé autour de son poignet droit. […] Dissonances diaboliques. Les chanteurs, les oreilles fixées à des électrodes traversées par un courant de haut voltage, hurlaient à tue-tête des phrases où leur voix se décomposait, se multipliait, surgissait à tous les niveaux du spectre sonore. […] Mac Abre contempla, avec son habituel sourire, la masse des épaves échouées dans l’amphithéâtre, rangea sa baguette et son serpent à l’intérieur de la valise noire. Et s’en alla. (p. 216-218) La
force de ce passage, où l’on peut entendre un peu du Maître
et Marguerite de Boulgakov, est
d’associer plaisir esthétique réel (du lecteur,
forcément subjugué par la force de l’ekphrasis et du flux
verbal) et spectacle d’un même plaisir fictionnel, toute la salle
entrant en démence, dans un massacre orgasmique décrit comme
« cathartique ». La fascination est totale, de part et
d’autre du papier, et Mac Abre s’en va, souriant. Ne peut lui succéder
qu’un blanc typographique qui souligne sa victoire. Et elle est
troublante. Troublante parce qu’inexpliquée, aucun intertexte
faustien par exemple ne venant poser l’hypothèse d’un
Méphistophélès, d’un au-delà, d’une
Volonté ; troublante comme toutes celles que remporte Mac Abre dans
Ultravocal, lui qui sort
vainqueur de chacun des paragraphes à lui consacrés — ses
déplacements justifient le corps du paragraphe, comme ceux d’un
personnage de théâtre — ; troublante parce que le
Mal déambule impunément, mais surtout troublante parce que
lecteur et narrateur y participent. Leur participation est entachée de
réticence et de mauvaise foi, elle s’apparente à une
pulsion sexuelle trop forte pour être viable, à une pulsion de
mort et non à une adhésion raisonnée, justifiée.
Placer ce paragraphe sous le signe d’Éros et de Thanatos, sur le
fronton du théâtre, est d’une habileté redoutable,
d’autant plus que si le verbe poétique a été
dès le début du texte considéré comme une puissance
positive contre les ténèbres de l’angoisse et de
l’oubli historique, il est remis en cause dans la page qui
précède immédiatement le concert sanglant. Si la parole
peut délivrer (un vieillard meurt d’angoisse, donc de resserrement
de la gorge, angustia), plus
précisément de ne pas avoir pu parler :
« Tristement, il en est mort, étranglé jusqu’aux
vertèbres, […] asphyxié par les nœuds de la
parole. », p. 215), elle est aussi à même de
perdre le locuteur, par suicide : « Il n’est pas au monde
de suicide plus violent que la strangulation par les mots[2]. » Donc écrire, parler, c’est refuser
de mourir, indubitablement ; éviter la strangulation du
poème, c’est déjouer les pièges des carcans
littéraires et idéologiques, donc se jeter à corps perdu ailleurs, quitte à prendre des risques… Le
désir de vivre entraîne jusqu’aux limites du supportable,
pour éviter la mort, d’autant plus que ce désir n’est
jamais ici très éloigné d’une violence
intérieure, d’une attitude de défi face à
l’adversité, ici le mal. Écrire ce concert, pour le
narrateur, c’est s’efforcer d’échapper à la
strangulation, en prenant le risque, dans cette proximité de la mort, de
rencontrer une fascination pour le mal, elle aussi, finalement,
mortifère. Le narrateur, dans ce cas de figure, est un fugitif qui a
choisi de courir le risque de mourir pour échapper à la mort
certaine, et qui se précipite, par envie de vivre donc, dans le
piège de la fascination… De Charybde en Scylla… Des deux
côtés, la mort ; mais tandis que d’un
côté, elle est placée sous le signe de
l’épuisement, de l’oubli, du silence, de l’autre, elle
est flamboyante, parée des feux de la violence mythologique, des
appâts de la sorcellerie. Faire le choix, comme Vatel, de
s’approcher de Mac Abre, pour le traquer, et non seulement en se laissant
séduire, c’est s’éloigner de l’univers qui peu à peu s’est transformé en moisissure puant le cauchemar, l’horreur, la pourriture.[…] Au bout du compte, nous périssons en silence, victimes d’une dangereuse amnésie, au milieu des odeurs d’un sol souillé où tristement le moindre regard est frappé de suspicion. (p. 27) Vatel
représente l’homme qui refuse le monde tel qu’il est, moisi
et mortifère, et qui prend le risque de suivre Mac Abre, son
« obsession » (p. 209), pour un jour, enfin, le
rencontrer face à face, au terme d’un voyage aventureux et
imprévisible : « Mac Abre est là-bas,
campé sur le littoral de la terreur et de la mort./— C’est
la raison de mon voyage. » (p. 193) Et ce voyage est un
déplacement sans fin, métaphorique comme presque tous les voyages
en littérature. Il
est le schème dominant d’Ultravocal, un long glissement de motifs les uns par
rapport aux autres, en une spirale d’allure aléatoire. La fuite
des images et des mots reprend celle des quelques personnages dont
Frankétienne tient la liste dans sa préface. Le point de
départ du Voyage est un pôle de constatations, faites à la
première personne par « le poète » ;
celui-ci se présente tôt dans le texte avec ces mots :
« moi, poète des hautes sphères » (p. 12).
Il pose un double constat : le monde meurt lentement d’oubli et
d’apathie, de « grisaille quotidienne » (p. 12),
de « douleur [qui est ] sur le pied de guerre depuis
longtemps » ; la violence se banalise atrocement. Les
scènes se succèdent, qui montrent des corps
démembrés, « crânes
fracassés », « chat pendu au faîtage de
l’église », « empalé au
zénith »… Le poète se donne alors une mission,
celle de rendre compte[3] de tout cela, et de
« régler les comptes » (« Sodome,
Gomorrhe, Babylone, nous avons un compte à régler qui date de
dix-mille ans. » p. 12). Il faut pour cela trouver le moyen de
dire la douleur et le traumatisme pour réveiller les consciences. Ce
moyen, pour un poète, est de diffracter la gangue historique en
personnages et scènes racontables, pour ne plus se heurter à
l’immensité du mal diffus. La fragmentation en images violentes
que le lecteur agencera à son gré permet cette mise à plat
de la situation. Les personnages, eux, ont un statut très particulier :
d’un nombre très réduit pour les principaux
puisqu’ils ne sont qu’au nombre de trois (Mac Abre, Vatel et le
poète — le lecteur est mis de côté pour
l’instant), ils ne sont pas campés de manière
traditionnelle. Ils n’ont ni histoire personnelle, ni nom complet, ni
description physique. (Un seul paragraphe évoque brièvement, p. 220,
l’habillement et le visage de Mac Abre : « Les
lèvres impertinentes. Et le regard méchant. »
C’est là tout.) Le
poète est le premier à apparaître, simplement comme une
voix et comme une mémoire douloureuse qui dépasse celle
d’un seul homme. Il se rappelle Sodome et Gomorrhe, Babylone, le Christ,
et existe en ayant à l’esprit le monde entier en même temps
que l’amour mort d’une femme. Il ne devient personnage que tard
dans le livre, quand Vatel, sur le point de se rendre sur l’île de
Mégaflore pour rencontrer Mac Abre, lui rend visite. C’est un des
seuls moments où la distinction se fait clairement et distinctement
entre Vatel et le « je » du poète,
Frankétienne entretenant savamment un flou référentiel par
le glissement permanent des instances de narration. Le discours est le plus
souvent à la première personne quand le poète
s’exprime et à la troisième personne du singulier pour
raconter les faits et gestes de Vatel et de Mac Abre, mais cette règle
s’abroge spontanément pour que Vatel à son tour s’empare
de la première personne, ou qu’un
« nous » s’élève. Le monologue
intérieur domine très largement, ce qui facilite la confusion
entre Vatel et le poète. Plusieurs paragraphes commencent en effet avec
la troisième personne du singulier, proposent une narration
traditionnelle désignant le personnage par son nom, « Vatel
marchait », « Vatel dormait », puis
dérivent vers une première personne, sans qu’aucun signal
ne vienne marquer un éventuel changement de locuteur. La confusion se
lit très bien dans l’enchaînement de deux paragraphes :
le premier est celui de la visite rendue par Vatel au
« je » du poète, qui lui propose du rhum, le tout
dans une atmosphère réaliste : « À peine
ai-je sauté du lit que j’entendis [sic] frapper à la porte
d’entrée. J’ouvris. Vatel s’excusa d’être
venu me déranger de si bonne heure. » (p. 193). Un
dialogue s’instaure, accompagné de toutes les marques requises, et
un motif (d’ailleurs récurrent dans tout le texte) se fait jour
dans le discours de Vatel, celui des « oiseaux envolés de
[ses] branches ». Après un blanc, le paragraphe suivant est
habité par un « je »… qui monologue et dit
« des nuées d’oiseaux se détachent de mes
branches encombrées de ronces » (p. 194). Impossible
alors de déterminer qui est ce « je », de Vatel
reprenant pour lui seul le fil de ses pensées, ou du poète
s’identifiant à lui. Leurs deux intimités se fondent en une
seule, plus complexe, plus labile, qui a la capacité de
s’amplifier jusqu’au « nous »
récurrent. Mac
Abre, lui, n’assume jamais la narration, et l’on ne connaît
ses agissements que parce que le narrateur les raconte. Ses paroles, de la
même façon, n’ont jamais d’autonomie dans le texte,
elles sont toujours médiatisées : écrites sur une
affiche, rapportées au style indirect, ou strictement cantonnées
à l’espace codifié du dialogue qui, dans ce cas, exhibe
toutes les marques typographiques traditionnelles, autrement superbement
ignorées par Frankétienne : tirets et guillemets, assortis
des rassurantes incises « dit-il »,
« répondit Mac Abre », etc. Il est donc rejeté à une
extériorité absolue, aucun monologue intérieur, aucune
connivence, aucune irruption de sa voix dans le tissu de la narration. Sa
violence semble donc bien repoussée hors du cercle des personnages
« positifs », poète, « je »,
Vatel. C’est là que Frankétienne, encore une fois, est
habile. Ce personnage fascinant, qui traverse l’histoire en colportant de
l’Antiquité au monde contemporain son aptitude au mal et aux
agissements odieux (il a ainsi participé à l’Inquisition,
au nazisme, aux mises à mort esthétisées des gladiateurs…),
subjugue ses victimes par son autorité, sa stature, mais aussi
(surtout ?) par sa capacité à faire rêver les hommes et
à écrire des textes. Un motif qui revient une dizaine de fois est
celui du morceau de papier sur lequel a été écrit un
message (journal, publicité…), depuis partiellement effacé,
et que Vatel ramasse et essaie de déchiffrer. Or, Vatel est sur les
traces de Mac Abre, et l’on se rend peu à peu compte que ces
messages sont des souvenirs du passage de l’Ennemi. Le seul personnage
d’Ultravocal qui trace
des mots sur un support, que ce soit une enseigne, un cahier, un journal, une
ordonnance, c’est Mac Abre. Et le pouvoir de ces mots est tel que Vatel
lui-même finit par en être troublé : Vatel saisit au passage une feuille volante à moitié déchirée qui provenait sans nul doute d’un ouvrage très étrange. […] Il continua à lire. […] Je palpe l’insolite. Je suis l’animal-frontière, vivant au bord des précipices sans garde-fou, au seuil de l’absence, à la lisière des mots incréés. […] Vatel s’arrêta net au bas de la page. Il se mit à réfléchir aux paroles du livre qui paraissaient traduire si bien son propre état d’âme. (p.200-201) Une
telle proximité de Vatel et de son « obsession »,
l’incarnation du mal, a de quoi étonner. Elle joue comme un
avertissement de la puissance de fascination du verbe de Mac Abre, qui se
manifeste cinq pages plus loin, lorsque malgré les avertissements
qu’il a lui-même rédigés (« Jeu de rasoir.
Jeu de poignard. Jeu de la mort. »), « il ne se passe pas
de jours que […] des ouvriers, des professionnels, des fonctionnaires,
happés irrésistiblement […] ne se fassent broyer les jambes
et les bras dans l’engrenage infernal. […] La nuque tristement
inclinée sous un poignard luisant. » (p. 207-8). Cette
fascination irrésistible exercée par les panneaux publicitaires
tracés par la main de Mac Abre se retrouve, exacerbée, autour du
jeu de la borlette, un jeu de hasard dont Mac Abre est le maître de jeu.
Vatel lui-même y est soumis : Depuis trois jours, Vatel s’efforce de résister à la tentation du jeu diabolique. [… C’est à présent, au sein d’un cauchemar de Vatel, orchestré par Mac Abre qui, on l’a dit, a aussi ce pouvoir, une boule de borlette qui parle :] Fais-moi confiance. Je suis l’émissaire de Mac Abre […]. Vatel se lève de son divan. Il tâte au fond de sa poche un billet de cinq gourdes. Tout son avoir. Puis, allègrement, il franchit le seuil de la porte. (p. 263 et 270-271) Dans
le franchissement quasi somnambulique de cette porte, on retrouve une des caractéristiques
du personnage de Vatel : il déambule, se déplace, marche. Sa
première apparition est placée sous le signe de la
déambulation et de la continuité : « Vatel
traversait un champ de maïs » (p. 137), comme si la
narration le montrait en train de marcher, sans marquer ni le début ni
la fin de cette action ; c’est un procès en cours, et qui
semble ne jamais devoir s’arrêter. Sans qu’il soit
nécessaire de relever toutes les occurrences, on se rend compte que ce
personnage marche en permanence, sur les traces plus ou moins lointaines de Mac
Abre. Il entre dans le texte une quarantaine de pages après son ennemi,
puis ne cesse de s’en approcher, les paragraphes les concernant devenant
bientôt adjacents. Cette longue approche met l’accent sur la marche
de l’un « Vatel avait marché trois jours » (p. 183),
« Vatel marchait péniblement » (p. 211),
« Vatel ne cessait de marcher. »(p. 234),
« Vatel ne sait même plus depuis combien de temps il
marche » (p. 242),… et sur les actions[4] de l’autre, qui travaille, entreprend, réussit,
séduit, s’infiltre partout, à toutes les époques,
qui écrit.
L’insistance de l’auteur sur cette faculté de Mac Abre
invite à penser différemment ce personnage, à mettre en
doute sa prétendue radicale étrangeté. Les textes
qu’il laisse derrière lui, à demi effacés, sont pour
Vatel un appel irrésistible ; les lettres effacées
acquièrent une importance énorme, à tel point que parfois,
l’impression est donnée que la clef de tout, la
vérité, la « lettre manquante » qui
expliquerait le monde est là, dans cette encre diluée. Mac Abre,
le mal incarné, aurait-il une connaissance du monde inaccessible
à Vatel et à ses semblables ? Mais une
ambiguïté, un doute, persistent : il n’est jamais dit
explicitement que Mac Abre est l’auteur de ces fragments. Des indices
nous le laissent penser, mais il peut aussi tout aussi bien s’agir
d’autre chose. Il est toutefois avéré que Mac Abre utilise
parfois l’écrit pour séduire parce qu’il sait
l’impact du verbe sur le peuple. Quoi qu’il en soit, par cette ambiguïté
même, il devient un double actif, quasi divin, du poète qui
n’écrit pas, et ne peut que se perdre dans une foule de questions,
de désirs, de velléités, aiguillonné par les
lancinantes interventions du « nous » interrogateur,
témoin et victime de l’histoire. Ce
« nous » agit comme un chœur tragique, rythmant le
récit de ses commentaires, de ses interrogations lancées dans le
vide, hors de toute situation d’interlocution. Ses interventions
mêlent une certaine sagesse sentencieuse avec des exclamations
d’impuissance : Qu’est-il advenu de nos souffrances amassées pour la guérison et le salut ? Nous ne savions pas qu’il était si facile de se leurrer. Nos meurtrissures demeurent aussi vraies, aussi profondes que nos espoirs. (p. 29) La
fin du texte ouvre une fenêtre fragile :
« L’échec est longtemps mis en évidence. […]
Il nous manque le courage du premier pas vers la sortie. […] Évacuons
la caverne. Tout peut changer au dehors. » (p. 305) La
résonance de ce groupe anonyme est importante, elle alourdit le texte
d’un espace communautaire au nom duquel tout a lieu, et des images
viennent encore dramatiser le combat métaphorique de Vatel et de Mac
Abre sous les yeux du poète : celle d’un enfant qui pleure
(213, 301), celle d’un avortement douloureux. La confrontation de ces
deux images ramène à la préface, à ce
« ballottement entre la vie et la mort », et à
l’incipit de la spirale, « [palpitation] entre la vie et la
mort ». L’enfant qui pleure et celui qui est
déjà mort sont alors comme les deux faces, les « deux
versants » d’une même réalité, les deux
pôles d’une même question. L’ambivalence se profile
derrière l’ambiguïté, et c’est sous son signe
que Frankétienne se place ici. La
forme spiralique choisie est un terrain idéal pour cette
esthétique de l’ambivalence où un écrivain signe sa
préface et son texte, tout en protestant de son peu d’importance,
et laisse un libre cours qui n’est qu’apparent aux associations de
paragraphes, donc de connotations ; où les personnages se
poursuivent et se fuient en un chassé-croisé finalement
très intimiste. Dans cette feinte anarchie ambulatoire, les disparitions
dans le texte de Vatel et de Mac Abre ouvrent un nouvel espace de
réflexion. Les deux hommes font leur ultime apparition en un même
paragraphe, qui, soulignons-le, est ouvert par l’indication
générique « Matériaux pour un
montage », manière de signaler que la succession des phrases
n’a rien à voir avec une quelconque causalité, que
l’enchaînement des faits narrés n’a pour seule raison
d’être que la lecture de chacun. On lit d’abord la
quête de Vatel, quête qui a pris une tournure
désabusée (« À travers la dispersion des
objets, Vatel continue de chercher. Autant de poursuivre que de résister
à l’émiettement. »), puis l’effondrement
de Mac Abre en son propre abîme. Les deux actions sont
présentées comme indépendantes, Vatel étant
toujours sujet de verbe d’aspect sécant et non accompli (i.e. considérant l’action en train de
se dérouler, mais ne prenant en compte ni origine, ni fin
hypothétiques), et la disparition de Mac Abre emplissant à elle
seule une séquence temporelle complète : « Et
puis un jour au vif du sang en accord avec son propre cri de rage, il
s’effondre en son abîme. » (p. 348). À
partir de ce moment du texte, aucun des deux personnages ne reparaîtra
plus. Remarquons que si la disparition textuelle de Mac Abre est
motivée, qu’on le montre dans sa chute, Vatel, lui, s’efface
simplement, et c’est à rebours qu’on constate que
c’était là son ultime apparition. Sa déambulation
n’a pas atteint de terme, pas de Fin pour Vatel. C’est la
disparition de son obsession qui, semble-t-il, marque sa sortie, ils se sont
comme annulés l’un l’autre. Demeure le poète, se
dit-on alors… Mais
l’image de celui-ci se gauchit, il se raidit dans un cri de
révolte et d’action, « Récusant la prière
et la pitié, je ris violemment de mon sang répandu »,
et même s’il serait présomptueux de prétendre avoir
une vision univoque de cette fin du texte de Frankétienne, il nous
apparaît que le « poète » se défait
de ses oripeaux de personnage pour devenir écrivain. Il s’extirpe
de l’ambiance fantasmagorique et non référentielle de la
spirale et se peint dans sa pièce de travail. Le tableau est
étrangement réel qui décrit le bureau ; on est loin
de la voix désincarnée du poète qui parlait de nulle part,
envahi de désirs, de visions d’horreur et de fantasmes. Ici, rien
de tout cela, mais la vie : Affronterais-je de nouveau ma solitude ? Sur ma table de travail, elle me regarde écrire. Tout près de moi, la bouteille de Marie-Brizard, au fond de laquelle gisent les sédiments de l’anisette. Liqueur 25 degrés. Bordeaux. Maison fondée en 1755. Sur ma table, un tapis rayé bleu, le miel rachel, le pansement gastrique sédopeptine qui supprime les aigreurs, le tire-bouchon de bronze, l’oreille d’une tasse écoutant mon soliloque, un amas de cendre. […] Au fond, […] j’ai vieilli tout seul dans le polyèdre. Le
« je » dès lors se rapproche de la signature qui
se couche à la fin du texte :
« Frankétienne », posture à elle seule, nom
de plume et de création, nom d’homme et de personnage. En elle se
résout la diffraction d’un « je » en un
poète fictionnel désincarné, qui s’investit à
son tour dans un personnage, Vatel, dans sa quête du Mal, Mac Abre.
L’écrivain délègue ses interrogations au
poète qui se confond avec Vatel, qui lui-même succombe parfois
à une curieuse connivence avec son ennemi, jusqu’à
disparaître du texte avec lui, comme s’ils n’étaient
qu’un, les deux versants d’un « je » à
la fois seul, déambulant, et écrivant, agissant, torturé
et torturant. Cette construction montre le rapport ambivalent du
créateur et du mal. « Créer et souffrir sont
indissociables », dit-il (p. 368), et toute son écriture
dit aussi qu’assumer la violence permet d’écrire,
qu’il faut donc s’en approcher au plus près,
jusqu’à la fascination assassine. Et, pastichant Baudelaire,
encore, qu’il faut contempler, écarquiller ses yeux
jusqu’aux larmes pour bien voir « la douleur qui fascine et le
plaisir qui tue ». Car de douceur, ici, point. De Baudelaire,
Frankétienne conserve la fascination pour le mal, le diabolique et
l’envers des choses[5], mais évacue
l’esthétisation — excepté la scène
mémorable du concert. L’allégeance au poète
français se gauchit peu à peu à cause du poids de la
mission, du rôle que le « poète » d’Ultravocal s’assigne, et qui est une notion bien
éloignée de Baudelaire, davantage concerné par une
quête frénétique d’un salut paradoxalement
catholique, fût-ce par le détour démoniaque. Frankétienne
écrit dans un pays torturé, exsangue, traumatisé, et il ne
peut brandir aussi librement la délectation morbide. La lecture d’Ultravocal est cependant réellement
travaillée en profondeur par celle des Fleurs du Mal, sans aucun doute en raison de
l’idée rayonnante de fragmentation[6]. Ayant
à l’esprit la préface de la spirale haïtienne,
où Frankétienne réclame l’ex-centricité, nous
sommes frappés de constater à quel point Baudelaire
répugne à employer un « je » lyrique traditionnel,
lieu d’épanchements solipsistes. C’est parce que “chacun est le diminutif de tout le monde”[7] que l’on peut, poète, faire semblant de parler de soi : ce n’est alors que recourir à l’une de ces diverses dramatis personae qui sont à la disposition d’un auteur éminemment comédien. […] Je “détaché”, mais aussi en pièces détachées, éclaté, allégorisé, métaphorisé, comme on voit dans les poèmes du « spleen » ; je travaillé, dans tous les sens du mot, et composé, au sens où les comédiens l’entendent[8]. Cette
fragmentation est partout à l’œuvre dans Ultravocal ; dans les différentes instances de
la narration et du récit d’abord : le
« je » que l’on imagine être devenu celui de
l’écrivain, à la fin du texte, se remémore des
passages de ses textes, « Ah ! pourquoi faut-il toujours que
j’imagine un chien squelettique sous la pluie dans une rue boueuse ? »
(p. 363), passages que le lecteur a eus sous les yeux, alors que la
narration était assumée ou bien par le poète (autre
« je »), ou bien par Vatel lui-même ; dans
l’ambivalence constitutive du personnage du « je »,
attiré par la violence, tout en s’en défendant, sans
parvenir à s’en détourner franchement, qu’il appelle
même de ses vœux dans une atmosphère de crise
sacrificielle[9],
répondant dans cette coexistence en lui de deux tentations
opposées à la phrase de Baudelaire dans Mon Cœur mis
à nu : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade : celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. » ; fragmentation
encore dans la composition même, toujours ouverte, à
l’infini, du texte spiralique ; et enfin surtout, sans doute, dans
le choix du paragraphe comme unité de signification plutôt que le
chapitre, la partie, l’époque… La violence du monde
incarnée donc visible, circonscrite, manipulable et manipulée
à travers le personnage de Mac Abre se reflète en un
deuxième miroir, celui de cette spirale qui tord le texte idéal
en une multitude de textes possibles, qui refuse au corps du texte
l’unité et la cohésion qui lui sont d’ordinaire un
droit inaliénable. Cette violence faite au texte, action limite,
s’apparente à la jouissance trouble de la création dont
parle le « je », qui la compare à un brasier, au
« paradoxe de la flamme jubilatoire et de la mèche qui
brûle ». L’incendie général est un leitmotiv, « je tuerai tous mes saints et mes
monstres en public. Façon de me punir en me détruisant
moi-même ô phénix ! » (p. 11).
C’est alors que « le vertige absolu emporte Vatel aux confins
de la démence […] L’ombre du marquis de Sade plane sur le
divan. », et n’est-ce pas à lui, en effet, que tant de
violence, fictionnelle, linguistique et littéraire, de souffrance et de
fascination, font penser ? Si l’on en croit Bataille et que
« l’essence [des]ouvrages [de Sade] est de détruire :
non seulement les objets, les victimes, mis en scène (qui ne sont
là que pour répondre à la rage de nier), mais
l’auteur et l’ouvrage lui-même[10] »,
alors peut-être Frankétienne s’essaie-t-il à cette
tâche superbe et dangereuse : se faire disparaître
derrière un texte qui serait au-delà de la littérature,
au-delà de l’existant-déjà. Anne Douaire NOTES [1] Frankétienne
ne condamne pas le peuple haïtien pour n’avoir pu se soustraire
à la violence et au Désastre, il amalgame toutes les souffrances
avec toutes les soumissions et les petites lâchetés pour peindre
une société endormie, à demi morte, zombifiée ;
c’est là le thème de Dézafi et de son adaptation en français, Les
Affres d’un défi. [2] On
pense ici à l’égorgette de la parole dont est victime le conteur
Solibo magnifique de
Chamoiseau. [3] Rendre
compte va au-delà du seul témoignage, qui se borne aux faits.
Pour le poète, « rendre compte » c’est
écrire un texte qui donne à imaginer ce qui est, au nom de cela
même qui n’est pas et pourrait être. Rendre compte
c’est tenter de donner un équivalent intelligible, communicable,
de ce qui échappe au raisonnement, au témoignage exact. [4] On a
indiqué que Mac Abre sortait des paragraphes comme un personnage de
théâtre ; il se déplace donc lui aussi. Mais tous ses
déplacements sont motivés, il entre et sort en vue d’agir,
ou après avoir agi. Il n’y a dans ses mouvements
qu’efficacité, dans ceux de Vatel, que pur déplacement,
subordonnés de surcroît à l’itinéraire de Mac
Abre. [5] « Je
suis un singe mégalomane envoûté
irrémédiablement par la musique des signes à
l’envers du réel. », Ultravocal, 117. [6] On
parle davantage pour Baudelaire de « vaporisation »,
à cause du quatrième quatrain de l’adresse « Au
lecteur » : Sur l’oreiller du mal c’est Satan
Trismégiste Qui berce longuement notre esprit enchanté, Et le riche métal de notre volonté Est tout vaporisé par ce savant chimiste. C’est, chez Baudelaire, une image qui revient dans Mon cœur
mis à nu, en opposition
à « la centralisation du Moi ». [7] Ch.
Baudelaire, Richard Wagner, Pléiade
II, p. 793. [8] Dupont,
Jacques, « Introduction » à l’édition
GF des Fleurs du Mal, p. 33. [9] Selon
la terminologie de René Girard, La Violence et le sacré, Grasset 1972 ; rééd.
Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 1998. [10] G.
Bataille, La Littérature et le mal, Gallimard, « Nrf Idées », 1967, p. 126. |