RETOUR : Coups de cœur

 

Ultravocal, de Frankétienne.
Texte mis en ligne le 15 mai 2001.
© : Anne Douaire.

Anne Douaire, ancienne élève de l'ENS de Fontenay-St Cloud, a passé l'agrégation de Lettres modernes en 1998. Moniteur à Paris IV (Centre International d'Études Francophones), elle prépare une thèse sur le tragique dans la littérature antillaise francophone.

 


ULTRAVOCAL

Parce que nous vous haïssons, vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flambante, du cannibalisme tenace.

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal

 

Il faut pour présenter Frankétienne rien moins que la force des mots de Césaire, et son désir cannibale d’ébranler le monde. Haïtien exilé au beau milieu de son pays dépecé par les décennies de dictatures duvaliéristes, ayant toujours refusé la fuite ou l’écart pour mieux résister, pour faire corps avec son peuple et son histoire, Frankétienne est un homme qui ne se plaît qu’au-delà, la limite est pour lui un territoire familier, l’arête du toit sur laquelle il court les yeux fermés, aussi vite que possible, non pas comme si sa vie en dépendait mais parce qu’elle en dépend. Sa vie, son écriture, le réveil de son pays engourdi par l’amnésie, la torture, le doute et une culpabilité sans faute ni rémission. Vaste projet, que ne peut contenir aucun cadre convenu, qui ait déjà servi à autre chose. Il faut à Frankétienne ce qu’il aime à forger : l’inouï, l’inédit, le non-encore connu.

Refus, on va le voir, de la limite générique comme de celle du chapitre ou de la séquence orchestrée d’en haut, Ultravocal pose aussi celui de la facilité d’écriture, celui de la bluette ou de l’évitement des questions qui lancinent Haïti. Celles-ci hantent le texte, « Quelle neuve planète surgira de ce faux jardin de roses rouges ? », « Que peut vraiment le poème contre la fumée du sommeil, l’apathie et la torpeur des chevaux coffrés de plomb ? », semblant attendre une parole inouïe, encore prononcée par aucune voix, ou plutôt jamais entendue : ultra-vocale, au-delà de ce que l’oreille peut saisir d’une voix. Le titre, « indice problématique aux résonances multiples » (Frankétienne) intime donc de lire le texte comme cette quête de l’inouïe réponse.

Ultravocal est une déclinaison de cet appétit de radicale nouveauté, de farouche invention. Pour donner corps à ce texte, l’artisan a taillé un moule à sa mesure, une spirale. C’est une forme littéraire, pas vraiment un genre, tout en prétendant supprimer la question du genre. Pas un roman, un poème, une tragédie ni une rhapsodie, Ultravocal est une spirale. Forme créée par des Haïtiens à la fin des années soixante pour enfin pouvoir rendre compte du chaos environnant. Le spiralisme rejette toute forme de linéarité, d’enchaînement placide des séquences, et même, tout au moins le proclame-t-il, toute autorité. Forme dynamique et fascinante, la spirale ne se présente pourtant pas, chez Frankétienne, comme un schème rigoureux, continu et impératif : mais bien plutôt comme une invitation à refuser le plan pour lui préférer le volume, autrement dit à mettre en place une nouvelle façon de lire — et d’écrire — privilégiant les ruptures dans le sein de l’ensemble. L’avant-dire du texte rejette au lecteur, « complice du jeu terrible de l’écriture » la responsabilité de créer le texte en le lisant à son propre gré.

Chacun des “espaces blancs” représente une porte ouverte, une rupture de séquence. Et le montage des différents segments du texte est laissé au choix du lecteur qui dispose alors d’une absolue liberté constructive face à l’éventail infini des combinaisons. […] Massif montagneux à plusieurs versants, la Spirale constitue un continuum spatio-temporel dont les éléments d’appartenance sont susceptibles de permutation, de translation, d’extrapolation. (p. 7-8)

Derrière cette annonce spectaculaire, l’auteur mène en fait bien le jeu, mais prend le risque d’une lecture effectivement anarchique, que son texte assume d’ailleurs parfaitement, chaque paragraphe étant un œuf de sens. La « spirale » est cette structure progressive, en création permanente, qui se développe à l’infini. Peu importe l’endroit où l’on se place sur la spirale, le mouvement reste le même, la direction aussi. La dispersion revendiquée du texte et de sa lecture ne va donc pas à l’encontre d’une organisation, d’un projet, qui sont, eux, structurés fermement.

Ultravocal en effet, à travers la succession présentée comme libre de paragraphes autonomes, offre au lecteur l’image structurante d’une quête, d’un vaste voyage, d’une poursuite et d’un rapprochement, celui des deux — ou trois — personnages et des forces qu’ils incarnent, négative pour Mac Abre et neutre sinon positive pour Vatel et le poète : ces deux personnages parcourent littéralement le livre, l’un, Vatel, suivant et traquant l’autre, Mac Abre, l’incarnation du Mal et présenté comme tel dès l’avant-dire. Vatel est toujours en retard sur son ennemi, et ne peut que constater chacun de ses forfaits, assassinats, foules subjuguées qui se suicident, viols et avortements forcés. Distincts de ces deux personnages très marqués et désignés, « le poète, prisonnier de son délire », qui transmet les questions d’un chœur absent, d’un « nous » typiquement antillais, et paraît être apparenté à Vatel dans ses rêves et sa vision du monde. Il suit donc les pérégrinations des deux autres, sans, à une exception près, entrer dans la diégèse. Le poète s’exprime à la première personne, Mac Abre jamais n’est sujet d’une énonciation, sauf entre guillemets, Vatel est traité de façon plus incertaine, ce qui autorise un flottement dans la référence à plusieurs reprises : il se confond parfois, au gré des espaces blancs qui rythment les séquences, avec le poète… Ces deux instances sont donc à la poursuite de Mac Abre, une poursuite qui est autant une traque qu’une observation passionnée des actes atroces de celui-ci. Renvoyé à une effrayante étrangeté, à une abominable inhumanité, Mac Abre est le centre de tout. Mais il ne fait toujours que passer, et chaque séquence qu’il habite un moment se clôt sur son départ, comme si ses déplacements motivaient le découpage du texte. Ce pouvoir sur le texte d’une part, sur Vatel et le poète fictionnel de l’autre, nous amène à nous poser la question du statut du Mal dans Ultravocal. D’abord sans aucune équivoque condamné, il semble acquérir une puissance poétique indéniable, et un pouvoir de fascination sur le « je » écrivant comme sur Vatel à vrai dire beaucoup plus intéressant que la franche et banale condamnation initiale.

Plusieurs points nous incitent à une telle lecture, plus ambivalente, de l’œuvre de Frankétienne, et peut-être sinon en premier lieu, du moins rapidement, par suite de quelques jalons posés çà et là pas toujours discrètement, l’intertexte baudelairien.

L’irruption du lecteur dans l’avant-dire s’insère très exactement dans la liste des personnages : « Personnages ballottés entre la vie et la mort […] Vatel, condamné à l’errance. Mac Abre, l’incarnation du mal. Le poète, prisonnier de son délire. Et surtout, vous lecteur, complice […] » (p. 7) Une telle adresse au lecteur, dans son surgissement abrupt et dans sa formulation, n’est pas sans rappeler celle des Fleurs du Mal, le poème liminaire « Au lecteur ». Et si Baudelaire attend l’envoi pour que l’appel au lecteur soit saillant, Frankétienne choisit la surprise, il inclut de force le lecteur dans son énumération des actants « dans l’éparpillement du texte », dès la cinquième ligne. « L’œuvre se présente comme un projet que tout un chacun exécutera […] Le lecteur, investi autant que l’écrivain de la fonction créatrice, est désormais responsable du destin de l’écriture. » (P. 8, nous soulignons.) Par ce repli volontaire de l’auteur qui veut « vider [son nom] de son contenu mythique, le [dépouiller] d’on ne sait quel invisible prestige », le lecteur est sommé d’assumer une lecture participative, d’endosser le texte en le créant. Il devient personnage du texte autant que créateur. Pour tout dire, complice fraternel de l’auteur, fréquentant comme lui les personnages du texte, grandis au rang de types, et surtout contraint d’assumer enfin au grand jour, par le poids et la convention de la préface, la fameuse « lecture créatrice ». Endossant ce rôle, il cesse d’être l’« hypocrite lecteur » de Baudelaire, tout en accédant de plein droit à l’appellation de « mon semblable, — mon frère ! ».

 

 

La référence à Baudelaire est récurrente dans le corps du texte : attirance pour l’ailleurs, haine de l’ennui, fascination pour le macabre et l’organique en décomposition… La couleur baudelairienne irrigue bien des paragraphes, sans éluder la griffe du poète haïtien :

J’irai plus loin que d’habitude. Mon cœur ne se sent guère à l’abri dans ses vieux vêtements. Et l’ennui, accumulé au creux des heures, nous irrite par un frottement de sable continu qui nous oblige à avoir recours aux stratagèmes. Vainement nous tentons de nous glisser par la fente intercalaire des secondes. Fuite qui nous déprime et qui nous tue. (p. 66-67)

Un tel paragraphe affirme son indépendance du modèle par l’irrégularité de ses périodes, son refus d’une prose poétique trop cadencée. Le « poète impeccable » se retrouve cependant dans les temps forts des phrases, dans la vanité de toute tentative, jusqu’à la mort. L’envoi est ciselé chez Frankétienne comme chez Baudelaire, chaque terme de paragraphe apportant son éclairage sur ce qui vient d’être lu. Car si l’on doit pouvoir lire Ultravocal au gré de ses envies, l’auteur refuse que l’on brise l’armature du paragraphe, plus petit fragment insécable de son œuvre, construit comme un poème, une forme brève. Souvent il se clôt sur un éclat de rire grinçant ou le départ du personnage, comme une scène de théâtre. La fin est dans la plupart des cas contenue dans une seule phrase, dans le respect d’une esthétique de l’envoi, de la pointe. Ici le monosyllabe « tue », irrémédiable et expéditif, ailleurs des « oiseaux fous », une « désespérance », dans tous les cas un mot à forte puissance d’impact.

La parenté voire la fraternité des deux auteurs se lit encore dans le lexique. Le sable, l’écoulement du temps, la douleur, l’ennui, le cœur, et même, ce qui frappe davantage, l’invention d’un bestiaire effrayant, qui rappelle celui de l’adresse au lecteur, encore une fois :

Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,

Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,

Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,

Dans la ménagerie infâme de nos vices,

 

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde

[…]

C’est l’Ennui !

 

Ces « monstres glapissants » que sont nos vices appellent chez Frankétienne la théorie de la page 103 :

Nous tous, complices de n’avoir rien tenté contre les taratropouvermouchiques, les rhinocéros, les ravets, les punaises, les maringouins, les poux, les mouches, les singes, qui sont venus du fond des âges.

Ces ennemis gangrènent le texte, affleurent comme des bubons honnis et redoutés, on compte par exemple plus de six occurrences des « taratropouvermouchiques », et plus d’une vingtaine de « singes » le plus souvent « drogués », qui représentent les Haïtiens eux-mêmes, dans leur apathie et leur suivisme, dans la culpabilité partielle qu’ils doivent assumer dans le désastre de leur histoire : « horde des singes drogués, artisans des anciennes guerres » (p. 314). La condamnation immédiate de ces êtres obsessionnels et maléfiques n’est pas exempte d’une certaine fascination du narrateur ; une grande fertilité poétique les accompagne. L’énoncé des monstres déclenche une succession dense de paragraphes, chacun dédié à l’une des espèces accusées, et comme précipité par le nombre de choses à dire. L’énonciation s’arrête au stade des phrases nominales, comme si son procès n’avait pas eu le loisir de mener à bien un énoncé achevé, et les créations lexicales, autant que l’usage masturbatoire de mots rares, abondent. « Rattus, musrattus, ténesme, scatophagie, périssodactyles, mastodontique, floperie, orthoptère, anophèles,… » Le plus frappant est sans doute l’alternance strictement respectée entre paragraphes descriptifs consacrés aux bêtes détestées (modes de vie, de reproduction, avec des détails répugnants) et brèves éclosions de poésie pure, haïkus comme surgis de la laideur et de la pestilence :

À fond d’abîme

la fête nocturne.

Hanches massacrées à coups de hache. Désastre irréparable.

Et dans l’espace futur, la persistance d’un cri. » (p. 104-105)

 

« Lèvres mimant l’impossible désir

fragile transparence entre la flamme et nos mains. (p. 106)

 

Sous l’œil fixe de l’astre mort

un empire de craie s’éternise

dernier fétiche avant l’aurore. » (p. 107)

 

Entre la ligne d’horizon et nos mains

les repères cochés du rêve

et tout le poids du possible. (p. 108)

 

À travers l’eau et la lumière confondues

la blessure de l’été

et le sens d’un mirage. (p. 109)

 

Bras broyés par les moulins

corps brisés dans les combats des miroirs

bouches muettes à la dérive. (p. 110)

 

À l’intérieur de la pierre

le rire glacé d’une tête de mort

le vertige infini du sang.

Acculé seul

en mes frayeurs

je creuse mes aphorismes. (p. 111)

Jaillis au cœur du cauchemar, ces poèmes courts sont la résistance au mal et à la violence, mais ils sont aussi la preuve d’une proximité féconde… Des fleurs du mal, donc, qui répondent à une question du poète au début du texte : « Comment faire pour que devienne lumière le sang surgi de l’abîme ? » (p. 26). Proclamations d’un contraste et d’une opposition farouches, ils sont aussi, de façon plus ténue, l’implacable indice d’une contagion : les frontières des paragraphes ne sont pas étanches, et la dysphorie déborde les paragraphes dédiés au bestiaire, gagne les fragments poétiques. La « persistance d’un cri » se noie dans la « dérive » des « bouches muettes », la « fragile transparence » si riche de possibilités se résout dans la pétrification et le rictus de la mort. Notons aussi le progressif rapprochement du « je ». La détermination, en effet, d’absente qu’elle était, ou générique (« la lumière », « la blessure de l’été », … ou encore collective (un prudent « nos mains »), échoue enfin dans le possessif de la première personne : mes frayeurs, mes aphorismes. « Je » entre en scène à la pointe du poème, sort de l’ombre. Et c’est un « je » créateur, écrivain, qui se confond alors avec la tête de mort : sa position, « acculé […] en » est un écho rapproché de l’enfermement de la tête de mort « à l’intérieur de la pierre ». Partant de là, ses aphorismes apparaissent comme des éclats de rire macabres, comme « le vertige infini du sang. » Et la contagion évoquée plus haut est totale.

Cette poétique de la contamination, de la contagion sourde, entre en conflit ouvert avec une autre, celle de la préface et plus largement celle qui jaillit à de nombreuses reprises du texte lui-même : une poétique du choc, du contraste, de l’explosion. Le poète a une mission, celle de « réveiller ce troupeau de dormeurs » oublieux. Et ses armes, miraculeuses comme celles de Césaire, sont ses textes, et les violences qu’ils recèlent. Il faut « briser la boue » (Césaire), ressusciter la parole par le cri (« La parole a perdu son tremplin. Il ne reste que le cri. » (p. 234) :

Le chant du cratère. Ma bouche de volcan. La violence au quart de mot. En premier lieu, il importe de résister pour ne pas être entraîné vers les pôles glacés du silence. Il n’y a de pire énigme que celle des bouches cousues. (p. 240)

 

Et parler importe à plus d’un titre : pour retrouver la mémoire perdue par lâcheté et sous la torture de l’histoire[1] (« De quelque manière l’échec aura servi d’alarme au seuil du précipice./ les mots retrouveront le chemin de la mémoire / et nos voix recréeront les gestes qu’ensemble nous avons tramés de passion » (p. 273), mais aussi et surtout, farouchement, pour survivre :

Si tu veux vraiment mourir

commence par te taire.

Mais si tu veux vivre

parle

parle plus fort que le fracas de ton corps. (p. 267)

 

C’est ce mot d’ordre que suit le poète du texte, que suit également Frankétienne. Ils parlent, et ils écrivent, persuadés de leur chance : « qui a prétendu que le langage demeure une arme archaïque ? » (p. 257). Leur credo poétique éclate comme une trompette sur le seuil du texte. Le lecteur n’a pas eu le temps de se familiariser avec son nouvel environnement (violence, déjà, dans cette attaque si précoce, si directe) que claque cet infinitif urgent : « Éclater partout à la fois. Vibrance. » (p. 9) La fréquence des phrases nominales, des infinitifs, tout autant que le choix formel de la spirale, participent de cette exigence. La posture théorique du lecteur est, dans cette esthétique, un perpétuel déséquilibre, un détournement permanent des structures figées d’un texte imprimé : il est supposé lire le fragment qu’il désire au moment où il le désire, sauter des vingtaines de pages pour bondir sur un paragraphe du début. Le texte doit donc toujours être aux aguets, prêt à exploser dans le crâne de son découvreur, « partout à la fois ». Comme dans les bons films à suspens, le danger est tapi, invisible, latent, derrière la porte : c’est ainsi qu’il est le plus efficace :

Dorénavant, personne ne saura sur quoi ouvre la porte grinçante. Toujours prudents dans notre marche, évitant l’orbite de l’impossible retour, nous n’avons découvert jusque là que ravins et précipices par où passe le vent suivi de près d’un silence à goût de mort.;

C’est sans doute dans cette volonté d’écriture que l’angoisse s’instille dans le texte, en même temps que par les événements narrés, dysphoriques s’il en est. La notion de succession, de chronologie, n’existe plus, l’usage est dorénavant de malmener le texte. Mais la violence est aussi évidemment dans les mots et leur usage, au-delà du parti pris formel. Le poète refuse de se laisser somnoler, de succomber aux charmes de la facilité et du mollement littéraire : il faut choquer, réveiller, heurter. La douleur devient enfin un instrument dans la prise de conscience collective, le poète propose un voyage au fond des abîmes, de « forer, de suer […], malgré les risques nombreux ». C’est à une expédition extrême que le lecteur est convoqué, celle qui, par le charme maléfique de « la marmite de sang [qui] bout toutes les nuits, conscience mise à feu », mènera vers « l’aube éphémère qui tarde au fond du crâne et qui poindra seulement par les fenêtres crevées des yeux éblouis. » (p. 12)

Les nombreuses images violentes, scènes de torture très crues, corps disloqués, viols, chairs putréfiées, évocations de l’Inquisition, du nazisme, du macoutisme, avortements, accouchements d’enfants mort-nés, massacres, … ont donc cette fonction démonstrative, presque didactique, de réveil du peuple endormi. Soit elles sont motivées par le personnage de Mac Abre, « l’incarnation du mal », soit elles jaillissent du texte lui-même, ainsi de toutes celles qui précèdent son entrée en scène. Celles-ci sont d’emblée problématiques : d’où venues ? et surtout, quel statut leur accorder, quand on a à l’esprit une des premières phrases de l’œuvre ouverte : « Mais comment parler sans que la vérité ne soit fauchée par le mal au seuil même de la voix ? […] Dans les replis de la narration, quelques plumes d’oiseaux et des taches de sang » (p. 10), indices inquiétants d’un carnage au cœur de la narration. Sont-elles un spectacle, avec ce que cela suppose de distance par rapport au narrateur, ou bien ont-elles suinté de sa chair et de son esprit meurtris, voire de ses fantasmes ? Dès lors qu’il se présente comme sujet d’une introspection, la question est valide : « Me pencher au-dessus de moi, face à face. Je ne suis pas exempt de vertige en sondant l’abîme. » (p. 12) Le projet est double : dire le monde tel qu’il est (la « vérité » de la première page) pour réveiller le peuple et parvenir à une vie harmonieuse, libérée, en pleine lumière ; et se dire, soi, accepter le gouffre dans une démarche risquée mais que l’on espère salvatrice. Dans ces conditions, le mal rencontré sera tout aussi bien extérieur (Mac Abre et la folie du monde sanguinaire, les taratropouvermouchiques et toutes ces sortes de choses…) qu’intime.

Cette intimité se lit, au-delà du choix littéraire de faire exploser les attentes du lecteur, de dynamiter l’horizon d’attente, dans la fascination qui s’impose dès le début : le narrateur ne se contente pas de rendre compte, il s’enivre aussi de ces visions d’horreurs : « Je vois couler le sang à vif à partir de quoi tout commence et recommence. Et il m’est impossible de me détourner de la violence à senteur de sexe ravagé. » (p. 17) Tout est fait pour que le lecteur succombe aussi à la beauté du Mal, aux « tessons [qui] scintillent dans la chair » (15), à la splendeur du concert donné par Mac Abre, dans un paragraphe qui mériterait d’être cité in extenso tant il est magistral dans l’alliance étroite qu’il manifeste entre la création esthétique (ici la musique et la mise en scène) et la violence gratuite (au sens où elle n’est pas directement motivée par autre chose que ce souci d’esthétisation) :

L’amphithéâtre Éros-Thanatos était plein à craquer. […] Il devait être minuit lorsque le chef d’orchestre Mac Abre fit son apparition sur la scène centrale au milieu d’un cyclone d’applaudissements et de cris.[…] Soudain, la composition s’éleva au niveau d’un drame polyphonique ponctué par un ensemble vocal constitué de chanteurs nus que les instrumentistes frappaient brutalement à la poitrine et au dos. Plaintes, hurlements, liturgie de voix douloureuses. […] Tumulte grandiose. Des jambes et des bras coupés jouaient le rôle de violons sur lesquels glissaient des archets métalliques incandescents. Les amputés déliraient. Mac Abre, exalté, les yeux exorbités, dirigeait ce vaste complexe musical à l’aide d’un serpent enroulé autour de son poignet droit. […] Dissonances diaboliques. Les chanteurs, les oreilles fixées à des électrodes traversées par un courant de haut voltage, hurlaient à tue-tête des phrases où leur voix se décomposait, se multipliait, surgissait à tous les niveaux du spectre sonore. […] Mac Abre contempla, avec son habituel sourire, la masse des épaves échouées dans l’amphithéâtre, rangea sa baguette et son serpent à l’intérieur de la valise noire. Et s’en alla. (p. 216-218)

La force de ce passage, où l’on peut entendre un peu du Maître et Marguerite de Boulgakov, est d’associer plaisir esthétique réel (du lecteur, forcément subjugué par la force de l’ekphrasis et du flux verbal) et spectacle d’un même plaisir fictionnel, toute la salle entrant en démence, dans un massacre orgasmique décrit comme « cathartique ». La fascination est totale, de part et d’autre du papier, et Mac Abre s’en va, souriant. Ne peut lui succéder qu’un blanc typographique qui souligne sa victoire. Et elle est troublante. Troublante parce qu’inexpliquée, aucun intertexte faustien par exemple ne venant poser l’hypothèse d’un Méphistophélès, d’un au-delà, d’une Volonté ; troublante comme toutes celles que remporte Mac Abre dans Ultravocal, lui qui sort vainqueur de chacun des paragraphes à lui consacrés — ses déplacements justifient le corps du paragraphe, comme ceux d’un personnage de théâtre — ; troublante parce que le Mal déambule impunément, mais surtout troublante parce que lecteur et narrateur y participent. Leur participation est entachée de réticence et de mauvaise foi, elle s’apparente à une pulsion sexuelle trop forte pour être viable, à une pulsion de mort et non à une adhésion raisonnée, justifiée. Placer ce paragraphe sous le signe d’Éros et de Thanatos, sur le fronton du théâtre, est d’une habileté redoutable, d’autant plus que si le verbe poétique a été dès le début du texte considéré comme une puissance positive contre les ténèbres de l’angoisse et de l’oubli historique, il est remis en cause dans la page qui précède immédiatement le concert sanglant. Si la parole peut délivrer (un vieillard meurt d’angoisse, donc de resserrement de la gorge, angustia), plus précisément de ne pas avoir pu parler : « Tristement, il en est mort, étranglé jusqu’aux vertèbres, […] asphyxié par les nœuds de la parole. », p. 215), elle est aussi à même de perdre le locuteur, par suicide : « Il n’est pas au monde de suicide plus violent que la strangulation par les mots[2]. » Donc écrire, parler, c’est refuser de mourir, indubitablement ; éviter la strangulation du poème, c’est déjouer les pièges des carcans littéraires et idéologiques, donc se jeter à corps perdu ailleurs, quitte à prendre des risques… Le désir de vivre entraîne jusqu’aux limites du supportable, pour éviter la mort, d’autant plus que ce désir n’est jamais ici très éloigné d’une violence intérieure, d’une attitude de défi face à l’adversité, ici le mal. Écrire ce concert, pour le narrateur, c’est s’efforcer d’échapper à la strangulation, en prenant le risque, dans cette proximité de la mort, de rencontrer une fascination pour le mal, elle aussi, finalement, mortifère. Le narrateur, dans ce cas de figure, est un fugitif qui a choisi de courir le risque de mourir pour échapper à la mort certaine, et qui se précipite, par envie de vivre donc, dans le piège de la fascination… De Charybde en Scylla… Des deux côtés, la mort ; mais tandis que d’un côté, elle est placée sous le signe de l’épuisement, de l’oubli, du silence, de l’autre, elle est flamboyante, parée des feux de la violence mythologique, des appâts de la sorcellerie. Faire le choix, comme Vatel, de s’approcher de Mac Abre, pour le traquer, et non seulement en se laissant séduire, c’est s’éloigner de l’univers qui

peu à peu s’est transformé en moisissure puant le cauchemar, l’horreur, la pourriture.[…] Au bout du compte, nous périssons en silence, victimes d’une dangereuse amnésie, au milieu des odeurs d’un sol souillé où tristement le moindre regard est frappé de suspicion. (p. 27)

Vatel représente l’homme qui refuse le monde tel qu’il est, moisi et mortifère, et qui prend le risque de suivre Mac Abre, son « obsession » (p. 209), pour un jour, enfin, le rencontrer face à face, au terme d’un voyage aventureux et imprévisible : « Mac Abre est là-bas, campé sur le littoral de la terreur et de la mort./— C’est la raison de mon voyage. » (p. 193) Et ce voyage est un déplacement sans fin, métaphorique comme presque tous les voyages en littérature.

Il est le schème dominant d’Ultravocal, un long glissement de motifs les uns par rapport aux autres, en une spirale d’allure aléatoire. La fuite des images et des mots reprend celle des quelques personnages dont Frankétienne tient la liste dans sa préface. Le point de départ du Voyage est un pôle de constatations, faites à la première personne par « le poète » ; celui-ci se présente tôt dans le texte avec ces mots : « moi, poète des hautes sphères » (p. 12). Il pose un double constat : le monde meurt lentement d’oubli et d’apathie, de « grisaille quotidienne » (p. 12), de « douleur [qui est ] sur le pied de guerre depuis longtemps » ; la violence se banalise atrocement. Les scènes se succèdent, qui montrent des corps démembrés, « crânes fracassés », « chat pendu au faîtage de l’église », « empalé au zénith »… Le poète se donne alors une mission, celle de rendre compte[3] de tout cela, et de « régler les comptes » (« Sodome, Gomorrhe, Babylone, nous avons un compte à régler qui date de dix-mille ans. » p. 12). Il faut pour cela trouver le moyen de dire la douleur et le traumatisme pour réveiller les consciences. Ce moyen, pour un poète, est de diffracter la gangue historique en personnages et scènes racontables, pour ne plus se heurter à l’immensité du mal diffus. La fragmentation en images violentes que le lecteur agencera à son gré permet cette mise à plat de la situation. Les personnages, eux, ont un statut très particulier : d’un nombre très réduit pour les principaux puisqu’ils ne sont qu’au nombre de trois (Mac Abre, Vatel et le poète — le lecteur est mis de côté pour l’instant), ils ne sont pas campés de manière traditionnelle. Ils n’ont ni histoire personnelle, ni nom complet, ni description physique. (Un seul paragraphe évoque brièvement, p. 220, l’habillement et le visage de Mac Abre : « Les lèvres impertinentes. Et le regard méchant. » C’est là tout.)

Le poète est le premier à apparaître, simplement comme une voix et comme une mémoire douloureuse qui dépasse celle d’un seul homme. Il se rappelle Sodome et Gomorrhe, Babylone, le Christ, et existe en ayant à l’esprit le monde entier en même temps que l’amour mort d’une femme. Il ne devient personnage que tard dans le livre, quand Vatel, sur le point de se rendre sur l’île de Mégaflore pour rencontrer Mac Abre, lui rend visite. C’est un des seuls moments où la distinction se fait clairement et distinctement entre Vatel et le « je » du poète, Frankétienne entretenant savamment un flou référentiel par le glissement permanent des instances de narration. Le discours est le plus souvent à la première personne quand le poète s’exprime et à la troisième personne du singulier pour raconter les faits et gestes de Vatel et de Mac Abre, mais cette règle s’abroge spontanément pour que Vatel à son tour s’empare de la première personne, ou qu’un « nous » s’élève. Le monologue intérieur domine très largement, ce qui facilite la confusion entre Vatel et le poète. Plusieurs paragraphes commencent en effet avec la troisième personne du singulier, proposent une narration traditionnelle désignant le personnage par son nom, « Vatel marchait », « Vatel dormait », puis dérivent vers une première personne, sans qu’aucun signal ne vienne marquer un éventuel changement de locuteur. La confusion se lit très bien dans l’enchaînement de deux paragraphes : le premier est celui de la visite rendue par Vatel au « je » du poète, qui lui propose du rhum, le tout dans une atmosphère réaliste : « À peine ai-je sauté du lit que j’entendis [sic] frapper à la porte d’entrée. J’ouvris. Vatel s’excusa d’être venu me déranger de si bonne heure. » (p. 193). Un dialogue s’instaure, accompagné de toutes les marques requises, et un motif (d’ailleurs récurrent dans tout le texte) se fait jour dans le discours de Vatel, celui des « oiseaux envolés de [ses] branches ». Après un blanc, le paragraphe suivant est habité par un « je »… qui monologue et dit « des nuées d’oiseaux se détachent de mes branches encombrées de ronces » (p. 194). Impossible alors de déterminer qui est ce « je », de Vatel reprenant pour lui seul le fil de ses pensées, ou du poète s’identifiant à lui. Leurs deux intimités se fondent en une seule, plus complexe, plus labile, qui a la capacité de s’amplifier jusqu’au « nous » récurrent.

Mac Abre, lui, n’assume jamais la narration, et l’on ne connaît ses agissements que parce que le narrateur les raconte. Ses paroles, de la même façon, n’ont jamais d’autonomie dans le texte, elles sont toujours médiatisées : écrites sur une affiche, rapportées au style indirect, ou strictement cantonnées à l’espace codifié du dialogue qui, dans ce cas, exhibe toutes les marques typographiques traditionnelles, autrement superbement ignorées par Frankétienne : tirets et guillemets, assortis des rassurantes incises « dit-il », « répondit Mac Abre », etc. Il est donc rejeté à une extériorité absolue, aucun monologue intérieur, aucune connivence, aucune irruption de sa voix dans le tissu de la narration. Sa violence semble donc bien repoussée hors du cercle des personnages « positifs », poète, « je », Vatel. C’est là que Frankétienne, encore une fois, est habile. Ce personnage fascinant, qui traverse l’histoire en colportant de l’Antiquité au monde contemporain son aptitude au mal et aux agissements odieux (il a ainsi participé à l’Inquisition, au nazisme, aux mises à mort esthétisées des gladiateurs…), subjugue ses victimes par son autorité, sa stature, mais aussi (surtout ?) par sa capacité à faire rêver les hommes et à écrire des textes. Un motif qui revient une dizaine de fois est celui du morceau de papier sur lequel a été écrit un message (journal, publicité…), depuis partiellement effacé, et que Vatel ramasse et essaie de déchiffrer. Or, Vatel est sur les traces de Mac Abre, et l’on se rend peu à peu compte que ces messages sont des souvenirs du passage de l’Ennemi. Le seul personnage d’Ultravocal qui trace des mots sur un support, que ce soit une enseigne, un cahier, un journal, une ordonnance, c’est Mac Abre. Et le pouvoir de ces mots est tel que Vatel lui-même finit par en être troublé :

Vatel saisit au passage une feuille volante à moitié déchirée qui provenait sans nul doute d’un ouvrage très étrange. […] Il continua à lire. […] Je palpe l’insolite. Je suis l’animal-frontière, vivant au bord des précipices sans garde-fou, au seuil de l’absence, à la lisière des mots incréés. […] Vatel s’arrêta net au bas de la page. Il se mit à réfléchir aux paroles du livre qui paraissaient traduire si bien son propre état d’âme. (p.200-201)

Une telle proximité de Vatel et de son « obsession », l’incarnation du mal, a de quoi étonner. Elle joue comme un avertissement de la puissance de fascination du verbe de Mac Abre, qui se manifeste cinq pages plus loin, lorsque malgré les avertissements qu’il a lui-même rédigés (« Jeu de rasoir. Jeu de poignard. Jeu de la mort. »), « il ne se passe pas de jours que […] des ouvriers, des professionnels, des fonctionnaires, happés irrésistiblement […] ne se fassent broyer les jambes et les bras dans l’engrenage infernal. […] La nuque tristement inclinée sous un poignard luisant. » (p. 207-8). Cette fascination irrésistible exercée par les panneaux publicitaires tracés par la main de Mac Abre se retrouve, exacerbée, autour du jeu de la borlette, un jeu de hasard dont Mac Abre est le maître de jeu. Vatel lui-même y est soumis :

Depuis trois jours, Vatel s’efforce de résister à la tentation du jeu diabolique. [… C’est à présent, au sein d’un cauchemar de Vatel, orchestré par Mac Abre qui, on l’a dit, a aussi ce pouvoir, une boule de borlette qui parle :] Fais-moi confiance. Je suis l’émissaire de Mac Abre […]. Vatel se lève de son divan. Il tâte au fond de sa poche un billet de cinq gourdes. Tout son avoir. Puis, allègrement, il franchit le seuil de la porte. (p. 263 et 270-271)

Dans le franchissement quasi somnambulique de cette porte, on retrouve une des caractéristiques du personnage de Vatel : il déambule, se déplace, marche. Sa première apparition est placée sous le signe de la déambulation et de la continuité : « Vatel traversait un champ de maïs » (p. 137), comme si la narration le montrait en train de marcher, sans marquer ni le début ni la fin de cette action ; c’est un procès en cours, et qui semble ne jamais devoir s’arrêter. Sans qu’il soit nécessaire de relever toutes les occurrences, on se rend compte que ce personnage marche en permanence, sur les traces plus ou moins lointaines de Mac Abre. Il entre dans le texte une quarantaine de pages après son ennemi, puis ne cesse de s’en approcher, les paragraphes les concernant devenant bientôt adjacents. Cette longue approche met l’accent sur la marche de l’un « Vatel avait marché trois jours » (p. 183), « Vatel marchait péniblement » (p. 211), « Vatel ne cessait de marcher. »(p. 234), « Vatel ne sait même plus depuis combien de temps il marche » (p. 242),… et sur les actions[4] de l’autre, qui travaille, entreprend, réussit, séduit, s’infiltre partout, à toutes les époques, qui écrit. L’insistance de l’auteur sur cette faculté de Mac Abre invite à penser différemment ce personnage, à mettre en doute sa prétendue radicale étrangeté. Les textes qu’il laisse derrière lui, à demi effacés, sont pour Vatel un appel irrésistible ; les lettres effacées acquièrent une importance énorme, à tel point que parfois, l’impression est donnée que la clef de tout, la vérité, la « lettre manquante » qui expliquerait le monde est là, dans cette encre diluée. Mac Abre, le mal incarné, aurait-il une connaissance du monde inaccessible à Vatel et à ses semblables ? Mais une ambiguïté, un doute, persistent : il n’est jamais dit explicitement que Mac Abre est l’auteur de ces fragments. Des indices nous le laissent penser, mais il peut aussi tout aussi bien s’agir d’autre chose. Il est toutefois avéré que Mac Abre utilise parfois l’écrit pour séduire parce qu’il sait l’impact du verbe sur le peuple. Quoi qu’il en soit, par cette ambiguïté même, il devient un double actif, quasi divin, du poète qui n’écrit pas, et ne peut que se perdre dans une foule de questions, de désirs, de velléités, aiguillonné par les lancinantes interventions du « nous » interrogateur, témoin et victime de l’histoire.

Ce « nous » agit comme un chœur tragique, rythmant le récit de ses commentaires, de ses interrogations lancées dans le vide, hors de toute situation d’interlocution. Ses interventions mêlent une certaine sagesse sentencieuse avec des exclamations d’impuissance :

Qu’est-il advenu de nos souffrances amassées pour la guérison et le salut ? Nous ne savions pas qu’il était si facile de se leurrer. Nos meurtrissures demeurent aussi vraies, aussi profondes que nos espoirs. (p. 29)

La fin du texte ouvre une fenêtre fragile : « L’échec est longtemps mis en évidence. […] Il nous manque le courage du premier pas vers la sortie. […] Évacuons la caverne. Tout peut changer au dehors. » (p. 305) La résonance de ce groupe anonyme est importante, elle alourdit le texte d’un espace communautaire au nom duquel tout a lieu, et des images viennent encore dramatiser le combat métaphorique de Vatel et de Mac Abre sous les yeux du poète : celle d’un enfant qui pleure (213, 301), celle d’un avortement douloureux. La confrontation de ces deux images ramène à la préface, à ce « ballottement entre la vie et la mort », et à l’incipit de la spirale, « [palpitation] entre la vie et la mort ». L’enfant qui pleure et celui qui est déjà mort sont alors comme les deux faces, les « deux versants » d’une même réalité, les deux pôles d’une même question. L’ambivalence se profile derrière l’ambiguïté, et c’est sous son signe que Frankétienne se place ici.

La forme spiralique choisie est un terrain idéal pour cette esthétique de l’ambivalence où un écrivain signe sa préface et son texte, tout en protestant de son peu d’importance, et laisse un libre cours qui n’est qu’apparent aux associations de paragraphes, donc de connotations ; où les personnages se poursuivent et se fuient en un chassé-croisé finalement très intimiste. Dans cette feinte anarchie ambulatoire, les disparitions dans le texte de Vatel et de Mac Abre ouvrent un nouvel espace de réflexion. Les deux hommes font leur ultime apparition en un même paragraphe, qui, soulignons-le, est ouvert par l’indication générique « Matériaux pour un montage », manière de signaler que la succession des phrases n’a rien à voir avec une quelconque causalité, que l’enchaînement des faits narrés n’a pour seule raison d’être que la lecture de chacun. On lit d’abord la quête de Vatel, quête qui a pris une tournure désabusée (« À travers la dispersion des objets, Vatel continue de chercher. Autant de poursuivre que de résister à l’émiettement. »), puis l’effondrement de Mac Abre en son propre abîme. Les deux actions sont présentées comme indépendantes, Vatel étant toujours sujet de verbe d’aspect sécant et non accompli (i.e. considérant l’action en train de se dérouler, mais ne prenant en compte ni origine, ni fin hypothétiques), et la disparition de Mac Abre emplissant à elle seule une séquence temporelle complète : « Et puis un jour au vif du sang en accord avec son propre cri de rage, il s’effondre en son abîme. » (p. 348). À partir de ce moment du texte, aucun des deux personnages ne reparaîtra plus. Remarquons que si la disparition textuelle de Mac Abre est motivée, qu’on le montre dans sa chute, Vatel, lui, s’efface simplement, et c’est à rebours qu’on constate que c’était là son ultime apparition. Sa déambulation n’a pas atteint de terme, pas de Fin pour Vatel. C’est la disparition de son obsession qui, semble-t-il, marque sa sortie, ils se sont comme annulés l’un l’autre. Demeure le poète, se dit-on alors…

Mais l’image de celui-ci se gauchit, il se raidit dans un cri de révolte et d’action, « Récusant la prière et la pitié, je ris violemment de mon sang répandu », et même s’il serait présomptueux de prétendre avoir une vision univoque de cette fin du texte de Frankétienne, il nous apparaît que le « poète » se défait de ses oripeaux de personnage pour devenir écrivain. Il s’extirpe de l’ambiance fantasmagorique et non référentielle de la spirale et se peint dans sa pièce de travail. Le tableau est étrangement réel qui décrit le bureau ; on est loin de la voix désincarnée du poète qui parlait de nulle part, envahi de désirs, de visions d’horreur et de fantasmes. Ici, rien de tout cela, mais la vie :

Affronterais-je de nouveau ma solitude ? Sur ma table de travail, elle me regarde écrire. Tout près de moi, la bouteille de Marie-Brizard, au fond de laquelle gisent les sédiments de l’anisette. Liqueur 25 degrés. Bordeaux. Maison fondée en 1755. Sur ma table, un tapis rayé bleu, le miel rachel, le pansement gastrique sédopeptine qui supprime les aigreurs, le tire-bouchon de bronze, l’oreille d’une tasse écoutant mon soliloque, un amas de cendre. […] Au fond, […] j’ai vieilli tout seul dans le polyèdre.

Le « je » dès lors se rapproche de la signature qui se couche à la fin du texte : « Frankétienne », posture à elle seule, nom de plume et de création, nom d’homme et de personnage. En elle se résout la diffraction d’un « je » en un poète fictionnel désincarné, qui s’investit à son tour dans un personnage, Vatel, dans sa quête du Mal, Mac Abre. L’écrivain délègue ses interrogations au poète qui se confond avec Vatel, qui lui-même succombe parfois à une curieuse connivence avec son ennemi, jusqu’à disparaître du texte avec lui, comme s’ils n’étaient qu’un, les deux versants d’un « je » à la fois seul, déambulant, et écrivant, agissant, torturé et torturant. Cette construction montre le rapport ambivalent du créateur et du mal. « Créer et souffrir sont indissociables », dit-il (p. 368), et toute son écriture dit aussi qu’assumer la violence permet d’écrire, qu’il faut donc s’en approcher au plus près, jusqu’à la fascination assassine. Et, pastichant Baudelaire, encore, qu’il faut contempler, écarquiller ses yeux jusqu’aux larmes pour bien voir « la douleur qui fascine et le plaisir qui tue ». Car de douceur, ici, point. De Baudelaire, Frankétienne conserve la fascination pour le mal, le diabolique et l’envers des choses[5], mais évacue l’esthétisation — excepté la scène mémorable du concert. L’allégeance au poète français se gauchit peu à peu à cause du poids de la mission, du rôle que le « poète » d’Ultravocal s’assigne, et qui est une notion bien éloignée de Baudelaire, davantage concerné par une quête frénétique d’un salut paradoxalement catholique, fût-ce par le détour démoniaque. Frankétienne écrit dans un pays torturé, exsangue, traumatisé, et il ne peut brandir aussi librement la délectation morbide. La lecture d’Ultravocal est cependant réellement travaillée en profondeur par celle des Fleurs du Mal, sans aucun doute en raison de l’idée rayonnante de fragmentation[6].

Ayant à l’esprit la préface de la spirale haïtienne, où Frankétienne réclame l’ex-centricité, nous sommes frappés de constater à quel point Baudelaire répugne à employer un « je » lyrique traditionnel, lieu d’épanchements solipsistes.

C’est parce que “chacun est le diminutif de tout le monde”[7] que l’on peut, poète, faire semblant de parler de soi : ce n’est alors que recourir à l’une de ces diverses dramatis personae qui sont à la disposition d’un auteur éminemment comédien. […] Je “détaché”, mais aussi en pièces détachées, éclaté, allégorisé, métaphorisé, comme on voit dans les poèmes du « spleen » ; je travaillé, dans tous les sens du mot, et composé, au sens où les comédiens l’entendent[8].

Cette fragmentation est partout à l’œuvre dans Ultravocal ; dans les différentes instances de la narration et du récit d’abord : le « je » que l’on imagine être devenu celui de l’écrivain, à la fin du texte, se remémore des passages de ses textes, « Ah ! pourquoi faut-il toujours que j’imagine un chien squelettique sous la pluie dans une rue boueuse ? » (p. 363), passages que le lecteur a eus sous les yeux, alors que la narration était assumée ou bien par le poète (autre « je »), ou bien par Vatel lui-même ; dans l’ambivalence constitutive du personnage du « je », attiré par la violence, tout en s’en défendant, sans parvenir à s’en détourner franchement, qu’il appelle même de ses vœux dans une atmosphère de crise sacrificielle[9], répondant dans cette coexistence en lui de deux tentations opposées à la phrase de Baudelaire dans Mon Cœur mis à nu :

« Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade : celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. » ;

fragmentation encore dans la composition même, toujours ouverte, à l’infini, du texte spiralique ; et enfin surtout, sans doute, dans le choix du paragraphe comme unité de signification plutôt que le chapitre, la partie, l’époque… La violence du monde incarnée donc visible, circonscrite, manipulable et manipulée à travers le personnage de Mac Abre se reflète en un deuxième miroir, celui de cette spirale qui tord le texte idéal en une multitude de textes possibles, qui refuse au corps du texte l’unité et la cohésion qui lui sont d’ordinaire un droit inaliénable. Cette violence faite au texte, action limite, s’apparente à la jouissance trouble de la création dont parle le « je », qui la compare à un brasier, au « paradoxe de la flamme jubilatoire et de la mèche qui brûle ». L’incendie général est un leitmotiv, « je tuerai tous mes saints et mes monstres en public. Façon de me punir en me détruisant moi-même ô phénix ! » (p. 11). C’est alors que « le vertige absolu emporte Vatel aux confins de la démence […] L’ombre du marquis de Sade plane sur le divan. », et n’est-ce pas à lui, en effet, que tant de violence, fictionnelle, linguistique et littéraire, de souffrance et de fascination, font penser ? Si l’on en croit Bataille et que « l’essence [des]ouvrages [de Sade] est de détruire : non seulement les objets, les victimes, mis en scène (qui ne sont là que pour répondre à la rage de nier), mais l’auteur et l’ouvrage lui-même[10] », alors peut-être Frankétienne s’essaie-t-il à cette tâche superbe et dangereuse : se faire disparaître derrière un texte qui serait au-delà de la littérature, au-delà de l’existant-déjà.

Anne Douaire

 

NOTES

[1] Frankétienne ne condamne pas le peuple haïtien pour n’avoir pu se soustraire à la violence et au Désastre, il amalgame toutes les souffrances avec toutes les soumissions et les petites lâchetés pour peindre une société endormie, à demi morte, zombifiée ; c’est là le thème de Dézafi et de son adaptation en français, Les Affres d’un défi.

[2] On pense ici à l’égorgette de la parole dont est victime le conteur Solibo magnifique de Chamoiseau.

[3] Rendre compte va au-delà du seul témoignage, qui se borne aux faits. Pour le poète, « rendre compte » c’est écrire un texte qui donne à imaginer ce qui est, au nom de cela même qui n’est pas et pourrait être. Rendre compte c’est tenter de donner un équivalent intelligible, communicable, de ce qui échappe au raisonnement, au témoignage exact.

[4] On a indiqué que Mac Abre sortait des paragraphes comme un personnage de théâtre ; il se déplace donc lui aussi. Mais tous ses déplacements sont motivés, il entre et sort en vue d’agir, ou après avoir agi. Il n’y a dans ses mouvements qu’efficacité, dans ceux de Vatel, que pur déplacement, subordonnés de surcroît à l’itinéraire de Mac Abre.

[5] « Je suis un singe mégalomane envoûté irrémédiablement par la musique des signes à l’envers du réel. », Ultravocal, 117.

[6] On parle davantage pour Baudelaire de « vaporisation », à cause du quatrième quatrain de l’adresse « Au lecteur » :

Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste

Qui berce longuement notre esprit enchanté,

Et le riche métal de notre volonté

Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

C’est, chez Baudelaire, une image qui revient dans Mon cœur mis à nu, en opposition à « la centralisation du Moi ».

[7] Ch. Baudelaire, Richard Wagner, Pléiade II, p. 793.

[8] Dupont, Jacques, « Introduction » à l’édition GF des Fleurs du Mal, p. 33.

[9] Selon la terminologie de René Girard, La Violence et le sacré, Grasset 1972 ; rééd. Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 1998.

[10] G. Bataille, La Littérature et le mal, Gallimard, « Nrf Idées », 1967, p. 126.


RETOUR : Coups de cœur