RETOUR : Coups de cœur

 

Henri Droguet : La Mer hivernale & autres poèmes de Derek Mahon.

Mis en ligne le 22 février 2014.

© : Henri Droguet.


 Mahon couverture Derek Mahon  : La Mer hivernale & autres poèmes, traduit et préfacé par Jacques Chuto. Édition bilingue, éd. Cheyne, collection D'une voix l'autre, 2014.


 

Comment habiter (poétiquement, mais pas seulement) ? habiter ? Telles sont quelques-unes des taraudantes questions existentielles/ métaphysiques qui hantent les poèmes de l'Irlandais Derek Mahon dont Jacques Chuto nous propose un nouveau choix sous le titre La Mer hivernale aux éditions Cheyne, dix-huit ans après avoir publié avec Denis Rigal une première sélection sous le titre La Veille de nuit aux éditions Folle Avoine.

Derek Mahon est né en 1941 dans une modeste famille protestante de  Belfast, il a fait ses études à la Royal Belfast Academical Institution, à Trinity College à Dublin, à la Sorbonne. Il a enseigné à Belfast, à Dublin, au Canada et aux États-Unis, invité comme poète résident par plusieurs universités. Il a également été journaliste à Londres et ailleurs. Il a traduit Philippe Jaccottet et Nerval, entre autres.

Il trace dans ses textes un autoportrait plus ou moins sarcastique, et sans complaisance, du poète en personne déplacée, hors-sol, ou plutôt en déplacement, car c'est délibérément qu'il a choisi d'être une sorte de baladin du monde occidental et autres lieux dont mention est faite dans ses poèmes (Paros, Paris, New York) avant de faire retour à l'Irlande, à Kinsale, l'exact opposé de Belfast.

Si Mahon a la bougeotte c'est qu'il a été tôt confronté à la brutalité sanguinaire des affrontements communautaires en Ulster, les « troubles » comme on dit, et qu'il a refusé de choisir son camp, s'est mis en retrait :

 

     Quelque part, au-delà

      Du pignon roussi

      Et des bus incendiés,

      Un poète assouvit

      Sa maudite rage de l'ordre

(« La rage de l'ordre »)

 

      J'en ai fini avec l'histoire

      Qui vit par l'épée

 

      Périra par l'épée.

      Dernier des rois du feu, je veux

      Rompre avec la tradition

(« Le dernier des rois du feu »)

 

Mahon, si le sentiment partisan d'appartenance lui est radicalement, existentiellement étranger, n'ignore pas pour autant d'où il vient :

 

      Une fois de plus, je me souviens de ne pas oublier

       […]

       Une part de moi-même doit apprendre à savoir d'où elle vient

(« Printemps à Belfast »)

 

et le refus du problématique réenracinement ne va pas sans malaise :

 

      Peut-être, si j'étais resté,

      Si j'avais vécu là de bombe en bombe,

      Aurais-je fini par grandir,

      Et par apprendre ce que « chez soi » veut dire.

(« Vies ultérieures »)

 

Une question subsidiaire et insoluble se pose : comment désigner celui qui n'est chez lui nulle part ? Ni ex-patrié, ni exilé… Pas de réponse nette.

Du reste, les « réponses » ne se trouvent pas dans le magasin de Mahon et s'il y a une chose qu'il revendique à plusieurs reprises c'est l'ignorance.

 

L'histoire — avec sa grande hache — est depuis les origines une accumulation universelle de massacres, de tueries, et si, confronté à « ce cycle barbare », cette abomination, Mahon prend le parti des victimes, toutes les victimes, cela ne signifie pas se poser indécemment comme leur porte-parole, mais plus modestement en faire mémoire :

 

    Ailleurs, on brûle vifs

    Hérétiques et sorcières

    Sur des places en ébullition.

(« Thé à la neige »)

 

    Il y a bien longtemps, l'innommable violence

    Quand, sur la grande île, Somhairle Bui, impuissant,

    Entendit les hurlements des femmes de Rathlin

    Apportés un peu plus tard par le vent.

(« Rathlin »)

 

     Disparus de Treblinka, Pompéi !

    « Sauvez-nous, sauvez-nous, ont-ils l'air de nous dire,

     Ne laissez pas le dieu nous abandonner, nous

     Qui venons de si loin dans la nuit et la peine. »

(« Une remise désaffectée du comté de Wexford »)

 

L'espèce humaine dans son  arrogance porte la faute et n'inspire pas à Mahon   une bienveillance immodérée ; ironiquement et implicitement il lui recommande une salutaire modestie :

 

   « Les prodiges sont légion, mais aucun n'est plus étonnant que l'homme »,

    Qui a dressé le teckel et taillé la haie

    Et saisi le principe de l'arrosoir.

(« Glengormley »)

 

Mais il n'est pas plus indulgent à son propre égard :

 

     Quels cons de petits bourgeois nous faisons,

     D'imaginer un seul instant

     Que nos idéaux confortables

     Sont sagesse divine…

(« Vies ultérieures »)

 

    Bon Dieu ! Petit puriste puritain, élu de Dieu

       et craignant Dieu, (car c'est ce que tu es

    malgré tes sourires et tes ruses), tu pourrais finir par

      y prendre goût (églises glacées, rues désertes,

    chantiers navals silencieux, balançoires enchaînées).

(« L'Ecclésiaste »)

 

 

Ainsi les hommes sont ce qu'ils sont, le poète est cet homme, comme disait Sartre, fait de tous les hommes et qui les vaut tous (certainement), et pour rajouter au désastre le monde est devenu un dépotoir planétaire où le moindre espace est souillé.

 

      Cette boîte de vitesses sous la pluie

       Au bord du  chemin,

       Quel dieu grossier fut-elle ?

 

     Et cette insubmersible canette

     De Coca qui cogne contre

     Les rochers glacés, quelle Néréide ?

(« Ovide à Tomis »)

 

Mahon multiplie les images de déchetteries géantes qui sont les emblèmes accablants de la société de gaspillage d'aujourd'hui, de ce monde où la vulgarité technologiquement avancée et standardisée est en expansion continue. Faut-il attendre quelque chose de la suite de l'histoire ?

Plutôt attendre la fin des siècles en s'obstinant malgré tout à écrire, à noircir du papier, mais ne vaudrait-il pas mieux laisser la page blanche ? Comme le recommande Ovide, ce double fraternel du poète :

 

     Il vaut mieux contempler

     La page blanche

     Et la laisser telle quelle

 

    Que d'en modifier

    La substance

    Du moindre trait de plume.

(« Ovide à Tomis »)

 

Et, heureusement, Mahon décide que, oui, laisser quelques mots sur des pages blanches vaut malgré tout la peine, que cela sauve à peu près la mise, comme quelques rares et précieuses épiphanies, quelques moments privilégiés de convivialité, le commerce de quelques frères humains d'autres lieux, d'autres temps, Ovide le déjà nommé, Uccello, Pieter de Hooch, Camus bien entendu, Munch, etc., des traces de beauté gratuite comme « une jeune femme qui fait du stop sur un chemin de campagne » (« La Saint-Patrick »), en fin de compte ce qui constitue une sorte de sagesse, d'apaisement, d'humanisme tempérés et modestes, sans illusions ni ambitions démesurées.

 

On se tromperait fort cependant à chercher dans les poèmes de Derek Mahon un « message » ou une opinion bien déterminés. Il l'avoue dans un entretien publié dans la Paris Review : « Je suis traditionnaliste de part en part. Certains poètes veulent exprimer certaines choses, être authentiques à propos de leurs émotions, à propos de la nature du monde et comment ils la comprennent. […] Ils sont pleins de louables intentions, ce sont des gens admirables, mais ce ne sont pas des poètes. »

La poésie de Mahon est d'abord de l'écriture âpre, stricte, sobre, limpide, sans fioritures décoratives, esbroufes ou acrobaties rhétoriques, classique et non pas académique, qui a recours savamment à tous les modèles formels et toutes les ressources de la métrique et de la rythmique propres à la poésie anglaise. Mahon pour qui un poème se voit tout autant qu'il s'entend travaille très soigneusement la morphologie de ses textes. Par exemple, dans « La chasse de nuit » et « Jeunes filles sur le pont », les strophes de six vers ont une forme de losange, les trois premiers vers croissent en longueur puis les suivants se réduisent progressivement ; dans « L'aube à l'hôpital Saint-Patrick » on a une variante du même système prosodique, dans « Ovide à Tomis » et d'autres poèmes il y a des assonances ou des rimes. La variété des registres de Mahon est aussi saisissante, des poèmes amplement et souverainement lyriques, et par ailleurs le laconisme, toujours la mesure et la langue fermement tenue.

« Ce qui m'intéresse, dit encore Mahon, c'est la poésie oubliée écrite dans le froid, à découvert, par des solitaires, là où se trouve réellement l'âme humaine. C'est là que pour moi se tient réellement la poésie. »

 

Jacques Chuto rappelle dans sa préface le principe qui a inspiré ses traductions : « Me souvenant qu'au XVIIe siècle, on appelait “belles infidèles” certaines traductions françaises d'œuvres grecques ou latines, j'ai voulu la fidélité sans renoncer à la beauté. » Il a superbement relevé le défi et il faut le remercier de nous avoir donné une nouvelle occasion de (re)découvrir la poésie trop peu connue chez nous de Derek Mahon.

Henri Droguet

 


Pour aller plus loin :

La Veille de nuit, choix de poèmes traduits par Jacques Chuto et Denis Rigal, éditions Folle Avoine, 1996.

Denis Rigal : Poètes d'Irlande du  Nord, Sud, Domaine étranger, 1987.

Poètes d'Irlande du Nord, sous la direction de Colin Meir et Jacqueline Genet, Amiot-Lenganey, 1991.

Anthologie de la poésie irlandaise du XXe siècle, sous la direction de Jean-Yves Masson, Verdier, 1996.

L'entretien de la Paris Review (en anglais) sur le net.

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