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Henri Droguet : Éloge de l'éloge. Denis Rigal, Éloge de la truite.

Mis en ligne le 22 mai 2013.

© : Henri Droguet.


 Rigal couverture Denis Rigal, Éloge de la truite, éditions Apogée, 2013.


Éloge de l'éloge

L'Éloge de la truite que Denis Rigal vient de publier aux éditions Apogée est en apparence un mince volume de 143 pages, quarante entrées groupées en cinq sections inégales : Stèles, Origines & nominations, Manger, Représentations, Pour faire le portrait d'une truite qui est la plus volumineuse. Mais c'est bien plus que cela, et simultanément :

Un manuel théorique et pratique (surtout) de pêche à la truite proposé par un expert qui ne se hausse jamais du col, tire modestement les leçons de ses propres déconvenues, vous apprend comment adapter le matériel au lieu de pêche, pose quelques questions essentielles : faut-il (ou pas) faire sa toilette ? y a-t-il une tenue de campagne recommandée ? Et profite de l'occasion pour démentir quelques vieilles lunes : non, la truite dite saumonée n'est pas le résultat de l'hybridation des deux espèces, etc.

C'est une galerie de portraits : des frères humains rustiques de l'espèce taiseuse dont l'auteur choisit dès le départ de saluer quatre « braconniers métaphysiques à la recherche, consciemment ou non, d'une très ancienne sagesse qui livrerait en silence le secret de notre présence au monde » qui sont aussi sa propre figure ; on trouve aussi ici et là des éléments pour une mise en gloire du père (mais, que l'on se rassure, pas de pagnolades ici), et des portraits d'espèces diverses des eaux douces essentiellement mais  pas exclusivement : ainsi, pour remonter aux origines, pépé cœlacanthe (car la mémoire du pêcheur est plus ancienne encore que le néo ou le paléolithique), la truite dans tous ses états, la vandoise, le chabot, le chevesne, la loche, la loche et le grondin (qu'il faut imaginer heureux !).

Rigal nous emmène dans des bouts du monde où coulent des rivières féminines ; il y a une orographie fabuleuse dans ces textes et des tableaux en quelques traits et à double-fond de l'énigmatique beauté du monde : « J'ai remonté le « ruisseau du corbeau » jusqu'à une sorte d'étang qu'il traversait, au pied d'une ancienne ardoisière ; il y avait un chaos de grandes dalles de schiste et d'arbres pourrissants, le tout baignant dans une eau profonde et pâle, froide et stérile. J'étais face au regard stupide et souverain de la mort ; je n'ai pas essayé de pêcher : j'avais vu ; j'avais été vu. »

On trouvera encore une rubrique culinaire, savoureuse et goûtue ; deux haltes au passage devant Breughel et Courbet (salut l'artiste !) ; et, pour finir une « entrée » si l'on peut dire intitulée « La disparition » où la mort à laquelle l'auteur (comme d'autres pêcheurs sans doute) a échappé à plusieurs reprises (par noyade, engloutissement dans les tourbes et des fonds fangeux, etc.) fait inévitablement retour. Et la truite qui enseigne cette sagesse ultime : « … la truite est autre et ailleurs ; son repos, c'est l'imminence d'un jaillissement, sa présence, l'imminence de sa disparition ; elle est ce qui n'est plus là, le sens aperçu et aussitôt échappé, la suprême vie et beauté soudaine, évanouie mais à jamais présente quelque part, si vous cherchiez. »

Livre pétillant d'humour, prose sobre, exacte, sans mythologie idéalisante, lyrique quelquefois mais pas trop, grave certes mais pas fastidieusement sérieux. Rigal est vif et léger comme le fil et les leurres qu'il jette en aval.

Allez pêcher sans attendre ce livre sur les rayons de votre libraire (un vrai, s'il vous plaît !).

Et pourquoi un éditeur (un vrai aussi) ne republierait-il pas Les Proies et les Ombres paru chez HB Éditions en 2005 et scandaleusement disparu de la circulation ?

Henri Droguet

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