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MICRO-ÉTUDES DANS HUGO

Il faut qu'une porte…

On m'a dit : « Fermez cette porte ! Vous voyez bien que n'importe qui ou n'importe quoi peut entrer : un coup de vent, une femme… »

Je me suis recueilli un instant. « N'importe qui ou n'importe quoi ? ai-je pensé. Alors je me suis tourné vers celui qui me donnait ce conseil et j'ai dit : « — Ne fermez pas cette porte. » Et j'ai ajouté : « — Entrez ! »

Œuvres complètes : Carnets, albums, choses vues, années 1834-1838, sans date précise. Édition Massin, Club Français du Livre, tome V, p. 1341. Texte signalé, en des termes légèrement différents, par H. Guillemin dans son Hugo du Seuil, coll. Écrivains de toujours, 1951, p. 21.



Récit d'une anecdote réellement arrivée, ou bien notation cursive d'un rêve ? Quelque chose de bizarre s'attache à cette scène : une attention après coup à soi-même, à ses pensées, à ses paroles, à ses gestes, — à une division intime en présence de l'imprévu ? Un accrochage entre deux hommes sur les mots de « n'importe qui ou n'importe quoi ». Un petit drame qui trouve son argument dans certaines locutions implicites de la langue : entrer sans frapper, entrer en coup de vent. Une charge érotique. Un interdit, une réflexion, une décision…

Aux yeux du moi, ce qui survient par cette porte ouverte ne saurait être « n'importe qui ou n'importe quoi ». Deux pensées de l'événement et de son imprévisibilité : l'une d'effroi, l'autre positive, qui triomphera. Ce qui va arriver peut apporter l'impossible, tel qu'il s'accorde à mes vœux.

L'image et la pensée de Baudelaire seront absolument différentes :

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?

Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !

C'est à telle image de Walter Benjamin que la scène de Hugo renverrait plutôt, par avance : « L'avenir [n'était pas] aux yeux des Juifs un temps homogène et vide. Car en lui chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer*.  » L'image de Benjamin est religieuse et politique, elle inspire une réflexion sur l'Histoire ; la scène de Hugo est poétique, elle évoque l'inventivité de l'amour et les coups de vent qui ne claquent pas les portes. Mais toutes deux invoquent notre capacité à accueillir les prétendues impossibilités.

Garder sa porte ouverte et acquiescer à ce qui ne frappe pas avant d'entrer.

Pierre Campion


* W. Benjamin, Œuvres III, « Sur le concept d'histoire », Folio Essais, 2000, p. 443. Ce texte et d'autres sont commentés de manière intéressante par Daniel Bensaïd dans son livre Walter Benjamin sentinelle messianique, Plon, 1990.

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