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MICRO-ÉTUDES DANS HUGO

L'œuvre du temps

[…]
Il faut que le fronton s'effeuille comme un arbre,
Il faut que le lichen, cette rouille du marbre,
De sa lèpre dorée au loin couvre le mur ;
Et que la vétusté, par qui tout art s'efface,
Prenne chaque sculpture et la ronge à la face,
Comme un avide oiseau qui dévore un fruit mûr.
[…]

2 février 1837.

Les Voix intérieures : IV « À l'Arc de triomphe »


En 1837, notre Arc de triomphe venait juste d'être inauguré. Il était tout neuf, tout blanc sans doute, trop neuf au goût de Hugo : « Non, tu n'es pas fini quoique tu sois superbe !/ […] À ta beauté royale il manque quelque chose./ […] Il faut à l'édifice un passé dont on rêve. » Il lui manquait le travail ruineux du temps.

Suivons le développement des trois images : du concret à l'abstrait ; de la chute annuelle des feuilles à la décomposition organique et puis à la brutalité indéfiniment active d'une idée au travail, celle de « la vétusté », figurée non par le vautour des tragédies mais par le passereau de nos jardins, dont nous ne soupçonnions pas la cruelle voracité. Et ces rimes, dont l'une assimile le marbre à l'arbre, l'autre évoque l'effacement de la face des statues par la lèpre des âges, et la troisième demande qu'un mur soit mûr ! Étrange travail de la rêverie poétique, qui tend à rendre l'insolence de cette construction à l'évidence et à la nécessité, à la nature des choses, en tant qu'elles éprouvent, sous nos yeux, non pas exactement la mort mais les processus jamais achevés de la destruction.

Travail d'autant plus nécessaire qu'il s'agissait de renvoyer l'édifice au temps spécial que revendique hautement sa vocation. Pour qu'il atteste vraiment le dernier épisode héroïque que la France avait connu à ce jour, il fallait commencer à inscrire l'édifice dans les lointains et l'usure de l'histoire, le préparer à la pensée, par laquelle seule il y a du temps.

Ainsi le poème énonce-t-il ce qui manque à ce monument et ce qui devrait se produire pour qu'il remplisse pleinement l'étymologie de son mot — pour avertir (monere) les temps futurs qu'il y eut, une fois de plus, des événements. Ces siècles-là, qui ne sont pas encore, il faut les anticiper, non à travers cet arc-ci, décidément trop bien défendu par sa naïveté, mais dans la lumière indirecte et générale des monuments du passé, poétiquement portée sur lui : oui, sub specie aeternitatis.

Car l'Arc de l'Étoile, en 1837, ne fait que transposer, en bordure de la ville et dans l'espèce de campagne qui y subsistait alors, la formule ancienne du triomphe romain. L'Arc napoléonien est anachronique. Seul le très long temps lui donnerait ce par quoi les arcs de la Ville éternelle signifient pour le jeune Hugo, le caractère de structures éprouvées au temps de l'histoire et par là disponibles enfin aux accomplissements de l'imagination : « Voulez-vous qu'une tour, voulez-vous qu'une église/ Soient de ces monuments dont l'âme idéalise/ La forme et la hauteur,/ Attendez que de mousse elles soient revêtues,/ Et laissez travailler à toutes les statues/ Le temps, ce grand sculpteur ! » Voulons-nous confier aux formulations du temps le sens des architectures, surtout de celles qui prétendent rendre hommage à l'événement ?

Même après le transport du soldat inconnu, l'Arc de triomphe de l'Étoile est toujours en son neuf. Soigneusement entretenu, comme tous nos monuments — même nos ruines sont rénovées ! —, il n'est toujours pas près de signifier que les événements survivent justement à travers les injures du temps et de nous rappeler en vérité que nous aussi nous sommes sujets à et de l'histoire.

Pierre Campion

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