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MICRO-ÉTUDES DANS HUGO

De la grandeur de Dieu

Un jour, le morne esprit, le prophète sublime
            Qui rêvait à Patmos,
Et lisait, frémissant, sur le mur de l'abîme
            De si lugubres mots,

Dit à son aigle : « Ô monstre ! il faut que tu m'emportes.
            Je veux voir Jéhovah. »
L'aigle obéit. Des cieux ils franchirent les portes ;
            Enfin, Jean arriva ;

Il vit l'endroit sans nom dont nul archange n'ose
            Traverser le milieu,
Et ce lieu redoutable était plein d'ombre, à cause
            De la grandeur de Dieu.

Les Contemplations : Livre VI « Au bord de l'infini », vii


Entre les 112 sizains de « Pleurs dans la nuit » et les 42 quatrains de « Claire », ces trois quatrains sans titre, qui entendent nous porter en présence de Dieu. Autant il y avait à développer du lieu de nos misères puis de celui où vivent nos morts — ils se touchent, et nous y vivons —, autant ici la brièveté s'impose.

Jean, ou le prophète qui, longtemps fasciné par les énigmes inscrites au mur du vide puis lassé des images répétitives et mortifères qu'il y recueillait pour son Apocalypse, voulut enfin voir Dieu.
Parti pour décrire l'être d'un nom, il aborde à un lieu « sans nom ». De Dieu il n'y a rien à voir, ni aucun attribut à définir (pouvoir créateur, rémunérateur et vengeur, bonté, puissance et perfection, ni même infinité…), et si peu à écrire. Lancé par l'élastique de l'alexandrin et du 6-syllabes, on arrive donc très vite à la proposition première et dernière que les langues humaines sachent articuler, à « la grandeur de Dieu ». Seulement, comme cette expression ne fait en français que cinq syllabes, un manieur de vers comme le nôtre trouva le monosyllabe manquant qui permet de constituer a posteriori ce trait unique en cause première, puis de remonter, par la syntaxe, les rimes et la métrique, en un quatrain, le court chemin d'une théologie allusive. (En même temps, non sans une sorte d'ironie, le vers final fait titre.)

Qu'y a-t-il au milieu de cette ombre ? L'image l'élude prudemment, comme font les archanges ; elle se garde d'en savoir autre chose que ce que sa logique ambiguë pourrait suggérer à son lecteur. Est-ce le soleil noir de la tradition hermétique qu'il suit par ailleurs* ? Ou bien est-ce que la lumière de Dieu s'épuiserait d'elle-même dans les dimensions de cette grandeur ?
Tout s'attache à ce mot d'ombre, qui ne fut pas pourtant le premier venu sous la plume (manuscrit : « Et ce lieu sombre était plein de fumée, à cause »). Que se passa-t-il dans ce changement ? Sans parler d'une espèce de hiatus malgré tout menaçant, il y avait encore trop de matière, une espèce de soufflerie de théâtre, la suggestion d'un soleil caché (« pas de fumée sans feu »), trop de notre ciel sans doute, et une espèce de théologie certes négative mais encore trop explicative. « Sombre », faisant de la place au sentiment du danger, glissa à « ombre » et changea d'hémistiche ; perdant l'accent rythmique qui lui donnait de l'absoluité, le verbe de l'être bascula après la césure ; et ce qui était suggestion visuelle devint une question tout à fait insoluble en quelque raison que ce soit. Car comment la grandeur de Dieu fait-elle de l'ombre ?

La grandeur n'est pas un attribut de Dieu, c'est son être : on ne saurait dévoiler l'Être, puisqu'il consiste justement dans cette ombre que porte le mot abstrait — notre mot — de sa grandeur.

Pierre Campion


* « Dans ce gouffre sans bord, sans soupirail, sans mur,
De tout ce qui vécut pleut sans cesse la cendre ;
Et l'on voit tout au fond, quand l'œil ose y descendre,
Au delà de la vie, et du souffle et du bruit,
Un affreux soleil noir d'où rayonne la nuit ! »
         Les Contemplations, VI, xxvi « Ce que dit la Bouche d'ombre »

C'est une autre vision : plus picturale et moins allusive, moins théologique et plus philosophique, affranchie des références bibliques et chrétiennes.

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