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MICRO-ÉTUDES DANS HUGO

Pour une critique du génie

On comprendra bientôt généralement que les écrivains doivent être jugés, non d'après les règles et les genres, choses qui sont hors de la nature et hors de l'art, mais d'après les principes immuables de cet art et les lois spéciales de leur organisation personnelle. La raison de tous aura honte de cette critique qui a roué vif Pierre Corneille, bâillonné Jean Racine, et qui n'a risiblement réhabilité John Milton qu'en vertu du code épique du père le Bossu. On consentira, pour se rendre compte d'un ouvrage, à se placer au point de vue de l'auteur, à regarder le sujet avec ses yeux. On quittera, et c'est M. de Chateaubriand qui parle ici, la critique mesquine des défauts pour la grande et féconde critique des beautés. Il est temps que tous les bons esprits saisissent le fil qui lie fréquemment ce que, selon notre caprice particulier, nous appelons défaut à ce que nous appelons beauté. Les défauts, du moins ce que nous nommons ainsi, sont souvent la condition native, nécessaire, fatale, des qualités.

    Préface de Cromwell, dans Victor Hugo, Œuvres complètes, édition du Club Français du Livre, volume III, p. 85.


On est en 1827, Victor Hugo a vingt-cinq ans. Il entend porter l'inspiration de la Révolution dans l'ancien régime toujours vivant de la littérature, il appelle à une transformation radicale du jugement des écrivains. Au nom des « jeunes hommes qui [ont] vu Bonaparte », il marche à l'ennemi qu'est « le vieux faux goût ».
Il charge. Il sait l'impact des images : celles de l'arbitraire et du caprice, de la torture et des mutilations inhumaines, d'un système judiciaire entièrement tourné vers les délits et les peines. Il sait aussi les vertus de la récupération politique, et il enrôle au passage certain aîné illustre, dont il connaît les ambiguïtés.

Renoncer à la transcendance du jugement et au principe même de l'instruction, de l'accusation et du verdict : renverser la perspective et adhérer au point de vue de l'auteur, reconnaître le caractère problématique de sa création. L'écrivain est un être innocent, certes en proie au mystère du monde et au sien propre.
Abolir tous les codes et référer aux lois non écrites de la nature et de l'art, de la nature de l'art, — à ces lois générales qui s'écrivent chaque fois suivant les nécessités de telle œuvre qui paraît.
Dépénaliser une fois pour toutes la littérature. Entendons : reconnaître l'économie spéciale du génie, selon laquelle toute beauté vaut son défaut, toute ombre sa lumière, toute absurdité sa raison — toute faute son absolution.

C'est l'un de ces morceaux de bravoure dont la Préface de Cromwell est pleine.

Pierre Campion

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