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MICRO-ÉTUDES DANS HUGO

Jean Valjean rendu aux éléments

L'HERBE CACHE ET LA PLUIE EFFACE

  Il y a, au cimetière du Père-Lachaise, aux environs de la fosse commune, loin du quartier élégant de cette ville des sépulcres, loin de tous ces tombeaux de fantaisie qui étalent en présence de l'éternité les hideuses modes de la mort, dans un angle désert, le long d'un vieux mur, sous un grand if auquel grimpent les liserons, parmi les chiendents et les mousses, une pierre. Cette pierre n'est pas plus exempte que les autres des lèpres du temps, de la moisissure, du lichen, et des fientes d'oiseaux. L'eau la verdit, l'air la noircit. Elle n'est voisine d'aucun sentier, et l'on n'aime pas aller de ce côté-là, parce que l'herbe est haute et qu'on a tout de suite les pieds mouillés. Quand il y a un peu de soleil, les lézards y viennent. Il y a, tout autour, un frémissement de folles avoines. Au printemps, les fauvettes chantent dans l'arbre.
  Cette pierre est toute nue. On n'a songé en la taillant qu'au nécessaire de la tombe, et l'on n'a pris d'autre soin que de faire cette pierre assez longue et assez étroite pour couvrir un homme.
  On n'y lit aucun nom.
  Seulement, voilà de cela bien des années déjà, une main y a écrit au crayon ces quatre vers qui sont devenus peu à peu illisibles sous la pluie et la poussière et qui probablement sont aujourd'hui effacés :

Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange,
Il vivait. Il mourut quand il n'eut plus son ange ;
La chose simplement d'elle-même arriva,
Comme la nuit se fait lorsque le jour s'en va.

    Les Misérables, cinquième partie, livre IX, chap. 6.


  Ce sont les dernières lignes de l'immense roman.
  Une phrase d'abord, pour conduire, de terme en terme, le regard du lecteur jusqu'à la pierre ignorée, pour déporter cette pierre loin des distinctions trop humaines qui règnent jusque dans les cimetières, pour retarder le mot qui nous la livre innommée. Dans cette page ultime, le nom de Jean Valjean n'apparaît plus.

  Mais cette pierre n'est pas indéterminée. Ajustée exactement aux dimensions mortelles d'un corps et à la démesure d'un destin, son retirement lui confère la fonction d'un monument fait pour nous avertir — pour avertir ceux qui ne craignent pas de se mouiller les pieds — de ce que c'est que l'éternité : les valeurs incarnées dans le moment fugitif d'un homme. La tombe rend Jean Valjean à l'anonymat des éléments : de l'air et de la pluie, des plantes et des êtres inemployables, de la nature inconditionnée — et de l'humanité.

  Étrangement, pour épitaphe un quatrain y rappelle, selon deux rimes plates, la longue histoire qu'on vient de lire. Pour désigner celui qui est ici, l'anaphore d'un pronom ; pour expliquer cette mort, l'allusion à l'occultation naturelle des affections ; et, pour parfaire cette destinée, la métaphore du rythme de la nuit et du jour. Mais ces vers furent écrits au crayon (par Marius, qui sait ? afin de protéger Cosette, encore, du nom de Jean Valjean ?), et seule la pérennité du roman nous assure, provisoirement, que cette morale demeurera.

Pierre Campion

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