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MICRO-ÉTUDES DANS HUGO

Pétrifiés dans l'arbre

L'arbre Éternité vit sans faîte et sans racines.

[…]

Et nous apercevons, dans le plus noir de l'arbre,
Les Hobbes contemplant avec des yeux de marbre
        Les Kant aux larges fronts ;
Leur cognée à la main, le pied sur les problèmes,
Immobiles ; la mort a fait des spectres blêmes
        De tous ces bûcherons.

Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sa branche,
L'un se redresse, et l'autre, épouvanté, se penche.
        L'un voulut, l'autre osa.
Tous se sont arrêtés en voyant le mystère.
Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, et Voltaire
        Regarde Spinosa.

    « Pleurs dans la nuit », Les Contemplations, VI, vi.


  Ce sont des bûcherons audacieux, comme ceux que Hugo pouvait voir dans les arbres. Comme les nôtres aussi, qui, brandissant à deux mains la tronçonneuse, se tiennent de même, debout sur la branche qu'ils scient : dans la pensée de peser ainsi de tout leur poids, au moment décisif, et de sauter alors sur une prise voisine, bien repérée à l'avance. Jeu périlleux encore, malgré les harnais modernes et les instructions de l'inspection du travail.
  Mais ceux-ci ne se sont pas écrasés au sol. Ils ne sont pas entaillé la jambe, ils ne sont pas morts à bout de sang ou dans les affres de la gangrène. Ils ont été pétrifiés.

  « Immobi/les la mort// ». Stupéfiant hémistiche, car la prononciation obligée de l'e muet et l'accentuation des deux mots précipitent le masculin pluriel vers ce féminin singulier, cette immobilité-là vers sa cause, la majesté de la philosophie vers la minéralité, et notre pensée vers le fait ! Ils sont morts ces oiseaux du malheur, à l'instant même où ils allaient chacun attaquer son problème, à la cognée.
  Sapere aude !*. Tout philosophe s'en prend à l'éternité, c'est-à-dire à tout ce qui existe, entendu sous l'aspect de la totalité du temps. Mais il ne le sait pas forcément, car il croit souvent, comme certain confrère, non nommé ici, que la difficulté de l'univers peut se diviser en autant de parties qu'il est nécessaire à la pensée et s'attribuer à autant de chantiers qu'il se présentera de travailleurs qui n'ont pas froid aux yeux. Il entend mettre de la lumière dans l'obscurité touffue des choses ou même, peut-être, favoriser la croissance indéfinie de l'arbre par un judicieux émondage. Et il compte bien se chauffer de ce bois, après l'avoir rangé, celui-ci sous la forme des trois impératifs de la vie morale (ni plus, ni moins), ceux-ci sous telle ou telle formule qui unit l'homme à l'homme par le loup, ou Achille et la tortue, ou Candide et son jardin. Et même il en est un qui pensa enfermer le mal et le bien dans un traité euclidien : personne mieux que lui ne sut aligner au cordeau les stères et fagots, au pied des arbres.

  Certes Hugo est injuste à l'égard de la philosophie. Ces noms presque barbares qui la symbolisent à ses yeux, cet allemand et cet anglais et ces langues mortes mal ressuscitées aux besoins de la pensée européenne, ce pseudonyme de Voltaire, ce regard fixe et ambigu, connivence et méfiance, que celui-ci porte à Spinoza… (Bien vu, n'est-ce pas, pour quelqu'un qui ne fait pas profession de la philosophie.)
  Cependant qui contesterait l'avertissement de prudence délivré par métaphore à tout penseur qui entend penser ce qui est ? L'être est une totalité vivante, son régime est celui de l'éternité, et il transit celui qui l'aborde la hache à la main. Au contraire, il tombe tout naturellement sous le sens de toute personne qui, regardant d'en bas des émondeurs juchés dans les arbres, apprend par là qu'il y a du danger à travailler dans l'obscurité indéfinie des choses.

  Mais justement : n'est-ce pas ce que nous dit aussi, mais d'une autre manière, tout grand philosophe, affronté à ses apories, et par exemple Voltaire, qui mourut empêtré dans l'image qu'il s'était forgée d'évangéliste de la raison ? Et encore plus clairement peut-être, Spinoza dont le nom ici s'écrit pour rimer avec « osa », lui qui soutint que nous sommes capables d'éternité, mais seulement dans le moment où nous connaissons notre précarité ?

  At nihilominus scimus experimurque nos aeternos esse*. Néanmoins, et justement dans l'expérience raisonnée que nous faisons de nos passions, de notre corps limité et du fait que nous sommes mortels, nous savons que nous appartenons à l'éternité.

Pierre Campion


* Kant : « Sapere aude ! [Ose savoir !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières. » Qu'est-ce que les Lumières (1784)
** Spinoza, Éthique, livre V, xxiii, scolie. Trad. de P.-F. Moreau : « Et néanmoins nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels. »

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