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MICRO-ÉTUDES DANS HUGO

La raison lyrique
« Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! »

[…]
Qu'est-ce que les Contemplations ? C'est ce qu'on pourrait appeler, si le mot n'avait quelque prétention, les Mémoires d'une âme.
Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre. C'est l'existence humaine sortant de l'énigme du berceau et aboutissant à l'énigme du cercueil ; c'est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l'amour, l'illusion, le combat, le désespoir, et qui s'arrête éperdu « au bord de l'infini ». Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l'abîme.
Une destinée est écrite là jour à jour.
Est-ce donc la vie d'un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi !
[…]

Victor Hugo, préface des Contemplations, 1856, éd. Massin du Club Français du Livre, tome IX, pp. 59-60. Nombreuses autres éditions.



Les Lumières avaient établi la communauté des hommes en la raison et Kant, en dernier, en avait clairement et distinctement systématisé les modalités : la raison théorique, la raison pratique et l'universalité du jugement de goût, auquel le philosophe entreprit, à grande dépense, de donner un statut dans l'ensemble de son projet philosophique. Or, dans la pratique du lyrisme, et ici Hugo nous en offre une vision remarquable, se forme la communauté des subjectivités, entendons : celle que tous les humains entretiennent entre eux, chacun demeurant, au sein de cette communauté, le lieu, l'agent et le patient de ses affects, de ses pensées, de son histoire et de la propre représentation de lui-même.

Ne pas reconnaître cette relation très particulière qui nous unit par ce qui devrait précisément nous séparer, récuser cette espèce de raison non raisonnante qui agit entre les hommes, c'est être proprement « insensé » — c'est mériter la colère et la pitié du prophète telles qu'elles s'adressent à celui qui erre volontairement loin du miroir d'eau où, à la différence de Narcisse, il contemplerait le sens de sa vie dans celui de la vie de tous et de chacun.

Mais voilà justement ce que refuse l'insensé au prophète. Il ne proclame pas son irréductible individualité sous la forme qu'on attendrait d'un orgueilleux « je suis moi, exclusivement à tout homme », ou même d'un « je ne suis pas toi ». Non, il oppose au prophète un « tu n'es pas moi ! » qui récuse exactement la prétention du poète à être activement tous et chacun, c'est-à-dire à fonder la communauté des sujets dans les propriétés singulières de sa propre subjectivité, lesquelles ici consistent d'une part à laisser déposer en son écriture, par un usage patient du temps, les événements de sa propre vie, d'autre part à représenter en ce filtrat chaque âme qui consentira à s'y regarder, et enfin — implicitement, et la démonstration en est laissée au livre lui-même — en la capacité de restituer cette âme universelle à chacun et à tous. Car, à la différence de la communauté rationnelle des hommes, la communauté lyrique des sujets n'existe pas comme un fait que l'effort du philosophe a à établir mais non à créer. Elle suppose une action positive, la mise en circulation du langage en cette sorte de corps mystique que nous formons en nous et entre nous, par la présence tierce du verbe :

Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,

Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;

Les mots sont les passants mystérieux de l'âme. (I, VIII)

Ces mots-là, ici même, pourraient bien s'accumuler, s'échapper, se débander, mais une main de fer les retient et les compose en hémistiches eux-mêmes organiquement distribués selon la disposition diverse des accents secondaires  :
Rêveurs/, tris/tes, joyeux//, amers/, sinis/tres, doux//,
Sombre peu/ple, les mots// vont et vien/nent en nous// ;
Les mots/ sont les passants// mystérieux/ de l'â//me.

Encore faut-il, en effet, que le peuple obscur des mots soit mis en mouvement de manière réglée et cela suppose la médiation de l'un des sujets humains entre tous, le poète, dont le poème IX du même livre I exprimera à la fois le genre d'excellence, la légitimité philosophique de l'affirmation et le fondement, poétique, de son autorité :

Ce qui fait qu'il est dieu, c'est plus d'humanité.

Il est génie, étant, plus que les autres, homme.

En effet, si cette dialectique d'un seul et de tous n'est pas qu'une prétention vaine, c'est parce que le premier de ces deux vers inscrit sa formule paradoxale dans la frappe souveraine d'un seul alexandrin et que le second réunit et surdétermine en une seule énonciation d'une part le fait de la supériorité que la syllabation de l'alexandrin fait entendre à l'ouïe par la liaison phonétique obligée et le groupement des termes dans l'hémistiche (il est « plus que les autres hommes »), et d'autre part le raisonnement que montre à l'œil la syntaxe (car il est, « plus que les autres, homme »). Ainsi s'établit l'excellence du génie lyrique en humanité, poétiquement.

Comme tous les prophètes, le poète lyrique éprouve, à son endroit, la dénégation et la mauvaise volonté de celui qui ne veut pas être sauvé. Contre cet insensé et pour le convertir, il met en jeu les ressources de la seule raison prophétique.

Pierre Campion
11 janvier 2009, revu le 17 mars 2009

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