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Christine Février : cours sur le thème « Le mal ».

Ce cours est mis en ligne progressivement : première mise en ligne (la problématisation du cours) le 8 septembre 2010, puis le 11 octobre 2010 (première étape), le 2 novembre (deuxième étape), le 29 décembre (troisième étape), le 26 février 2011 (quatrième et dernière étape).

© : Christine Février.

Ce texte est le plan d'un cours de Philosophie fait en classes préparatoires au lycée Chateaubriand de Rennes. Il peut faire l'objet seulement d'un usage personnel : aucune reproduction n'en est permise, sous quelque forme que ce soit.

Christine Février est professeur de Philosophie en Classes Préparatoires Économiques et Commerciales et en Classes Préparatoires Scientifiques au lycée Chateaubriand de Rennes.

 

Prépas scientifiques 2010-2011

Épreuve de français et de philosophie

 

« Le mal »

Macbeth de Shakespeare, édition GF nº 1449 (Ma)

Profession de foi du Vicaire savoyard de Jean-Jacques Rousseau,édition GF nº 1448 (Pf)

Les Âmes fortes de Jean Giono, édition Gallimard/Folio nº 249 (Af)

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Plan du cours de Mme Christine Février - Lycée Chateaubriand à Rennes

Ce cours combinera l'étude des questions posées par le thème « Le mal » et l'approche plus spécifique que chacune de nos œuvres en propose.

 

SOMMAIRE du cours porté en ligne progressivement

Problématisation du thème de « le mal » articulé aux trois œuvres du programme (8 sept. 2010)

« Voilà une question des plus difficiles et des plus importantes. Il s'agit de toute la vie humaine. » VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique

I - Le mal est omniprésent dans nos discours et nos expériences. Pourtant c'est une notion plus difficile à cerner qu'on pourrait le croire.

1 - Certes la définition formelle, usuelle du mal ne semble pas poser de difficultés

1.1 - La signification de « mal » sous la forme de l'adverbe de l'adjectif ou du nom est très claire : « Nous ne sommes pas mal où nous sommes et ne disons pas de mal des patrons parce que nous allons précisément en avoir besoin d'un » (Af, 61).

1.2 - La compréhension de ce terme est facilitée par le fait que le mal ne peut être nommé, pensé, vécu qu'en relation avec le bien : « La différence est que le bon s'ordonne par rapport au tout et que le méchant ordonne le tout par rapport à lui » (Pf, 92).

1.3 - Les locutions, les proverbes se référant au mal nous sont très familiers : « Il y a un proverbe “Bien mal acquis ne profite jamais”, c'est de la blague » (Af, 291) / « je pris mon mal en patience » (Af, 319).

2 - Nous croyons reconnaître très aisément le mal

2.1 - Les occasions d'être confrontés au mal sont clairement identifiables.

2.2 - Des images et des récits symbolisent le mal de façon limpide : « un jour si noir » (Ma, I,3) / « être un piège, avoir des dents capables de saigner » (Af, 316)

2.3 - On repère aisément combien les trois œuvres au programme sont concernées par le thème du mal.

3 - Néanmoins passer d'une définition formelle du mal à une définition réelle n'est pas si évident et peut même être indécidable.

4 - Quoi qu'il en soit, certaines distinctions logiques sont indiscutables et éclairantes.

4.1 - « Le mal métaphysique consiste dans la simple imperfection, le mal physique dans la souffrance, le mal moral dans le péché. » (Leibniz, Essai de théodicée)

4.2 - Le mal peut être subi, commis. Il désigne la souffrance et la faute.

5 - On peut opérer, dans le champ lexical du terme « mal », quelques classifications clarificatrices.

6 - De plus, en saisissant la spécificité de l'intitulé du programme par contraste avec d'autres intitulés proches, on cernera mieux ce qu'il faut entendre par « le mal ».

6.1 - « le mal » et pas « le Mal »

6.2 - « le mal » et pas « les maux, les malheurs »

6.3 - « le mal » et pas « le bien et le mal »

6.4 - « le mal » et pas « le “mal” »

II - Le mal en questions

1 - La question du mal est ce qui, par excellence, met en question notre humanité : « J'ose tout ce qui peut convenir à un homme. Qui ose plus n'en est plus un » (Ma, I,7). Elle concerne « le sort de l'homme et […] le vrai prix de la vie » (Pf, 50).

2 - On peut aborder le mal sous l'angle moral, certes, mais aussi sous l'angle anthropologique, théologique, social, politique, esthétique, technique. Est-il pertinent de privilégier telle ou telle approche ? Si oui laquelle ? Si non pourquoi ?

3 - Savoir s'il est possible ou souhaitable de définir objectivement le mal est une question essentielle mais controversée : « Chaque homme différant d'un autre par son tempérament ou sa façon d'être, il en diffère sur la distinction du bien et du mal » (Hobbes, De la nature humaine) / « Vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d'honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal » (Pf, 87).

4 - Les certitudes rassurantes concernant soit l'antériorité ontologique ou la supériorité axiologique du bien, soit la distinction sans équivoque du bien et du mal sont remises en question par le renversement toujours possible du bien en mal ou du mal en bien et par la revendication de se situer en deçà de ou par delà le bien et le mal.

5 - Affirmer avec Berdiaeff (Cinq méditations sur l'existence) « l'indigence de toutes les doctrines traditionnelles théologiques et métaphysiques face au mal » contribue-t-il à mieux poser la question du mal ?

6 - Ces doctrines théologiques et métaphysiques proposent des réponses à la question : d'où vient le mal ? Par exemple, Rousseau affirme : « Homme, ne cherche plus lÔauteur du mal ; cet auteur c'est toi-même » (Pf, 76).

7 - Réfléchir à ce qu'est le mal et expliquer ce qui le produit doit aider à traiter la question centrale : quelles conduites recommander face au mal ? Par exemple : « Résiste comme un homme » (Ma, IV, 3).

8 - Bien des réponses à ces questions sur le mal ne sont-elles pas que l'expression d'une culture et d'une morale caduques ? Ne peut-on pas adopter un tour d'esprit ironique face à la question du mal ? Un « ravalement théorique » (M. Maffesoli, La Part du diable) ne s'impose-t-il pas quand on est « sans abri métaphysique » (P. Sloterdijk, interview au Monde en juin 2010) ?

9 - Il y a donc toute une série de distinctions sémantiques et logiques à maîtriser pour formuler précisément la question du mal, nos questions sur le mal.

III Ð Macbeth de Shakespeare permet d'aborder plus particulièrement certains aspects du thème « le mal ».

1 - « Avec tous ses contemporains, Shakespeare, lui aussi, cède à l'étrange et envoûtante magie du mal » (Henri Fluchère, Shakespeare, dramaturge élisabéthain)

1.1 - Vie et œuvres de W. Shakespeare (1564-1616).

1.2 - « Les deux pôles opposés autour desquels gravite le monde shakespearien sont les thèmes antithétiques de la Vie et de la Mort, du Bien et du Mal, de l'Ordre et du Chaos » (Fluchère, Shakespeare, dramaturge élisabéthain).

1.3 - « Ils nous sont révélés dramatiquement par cette fonction poétique de l'image qui s'apparente à une clé métaphysique » (Fluchère, Shakespeare, dramaturge élisabéthain).

2 - Macbeth : « Après l'Orestie d'Eschyle, la poésie tragique n'avait rien produit de plus grand, ni de plus terrible » (Schlegel, Fragments)

2.1 - Le contexte historique indispensable à la compréhension des enjeux de la pièce.

2.2 - Même si la source de Macbeth est le recueil des Chroniques d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande (1587), la pièce n'est pas un drame historique mais une tragédie.

2.3 - Les modèles dramatiques de Macbeth.

2.4 - Macbeth, une pièce sur la scène élisabéthaine.

2.5 - Le résumé de Macbeth.

2.6 - Macbeth au fil des siècles.

3 - Dans Macbeth, Shakespeare dépeint « toutes les variétés de vices » (IV,2) et fait entendre « soupirs, plaintes et cris déchirants » (IV,3) dont « l'énorme tyrannie » (IV,3) ne semble que l'exacerbation.

4 - Mais c'est un « mal titanesque » (G. Wilson Knight, présentation dans l'édition de référence) qui enserre Macbeth.

4.1 - Certes on pourra constater que, dans un premier temps, Macbeth ressent une ambivalence tout humaine à l'idée de tuer le roi Duncan.

4.1.1 - D'un côté, il veut n'oser que « ce qui peut convenir à un homme » (I,7) et est épouvanté par ses « horribles imaginations » (I,3).

4.1.2 - De l'autre, ses « désirs profonds et noirs » (I,4) lui enlèveraient toute hésitation morale « si c'était vite fait et si l'assassinat pouvait […] être le tout-être et fin de tout » (I,7)

4.2 - Et certes, une fois le meurtre de Duncan accompli, Macbeth ne cesse d'être tourmenté, assiégé de peurs, lot de l'humanité.

4.2.1 - « J'ai horreur de penser à cela que j'ai fait » (III,2).

4.2.2 - « Être ainsi ce n'est rien sans l'être en sûreté. Nos craintes de Banquo vont loin » (III,1).

4.2.3 - Son « effroi profond » (III,4) à la vue du spectre de Banquo l'amène au paroxysme de la terreur.

4.3 - Cependant, même si Macbeth sait qu'échapper à la peur sans renoncer à ce qui la provoque c'est « verser de l'autre côté » (I,7) de l'humain, il l'assume : « Que soit rompu l'ordre des choses » (III,2).

4.3.1 - Il appelle de ses vœux « l'aveugle nuit » : « Déchire, mets en pièce le grand lien de la vie » (III,2).

4.3.2 - La vue du spectre de Banquo prend un tout autre sens : « Mon étrange fabrication, ce fut la crainte du débutant » (III,4).

4.3.3 - Il affronte résolument les Sœurs Fatales pour connaître son avenir « dût le trésor des germes de la nature s'écraser dans un vomissement de destruction » (IV,1).

4.3.4 - Il se sait à part de l'humanité : « Tout ce qui devrait escorter le vieil âge, honneur, amour, hommage et cohorte d'amis, je ne dois pas espérer les avoir » (V,3 ).

4.3.5 - Quand perce encore un éclair d'humanité « Si tu pouvais docteur […] purifier [le pays] dans son état d'autrefois, Ah j'applaudirais » (V,4), cela ne change rien.

4.4 - Macbeth sait que renoncer à être humain au point de « regarder ce qui pourrait épouvanter le diable » (III,4) est pour l'homme le pire mal qui, de plus, engendre les pires maux (« sang veut sang » III,4). Cependant cela ne l'empêche pas de ne plus avoir peur. De ce mal-là, un des plus torturants que connaissent les hommes, il est sorti victorieux : « Je suis gorgé d'horreur, l'atroce familier de mes pensées sanglantes ne peut plus me surprendre » (V,5).

4.4.1 - On pourrait croire que sa victoire sur la peur est factice puisqu'il croit porter « une vie charmée qui ne pourra céder à un « né de la femme » (V,8).

4.4.2 - De plus il « chancelle en résolution » « je commence à soupçonner le double jeu de l'ennemi » (V,5)

4.4.3 - Et il mesure avec colère tout ce qu'il a perdu : « Maudite soit la langue qui parle ainsi, elle a détruit la part la meilleure de l'humanité » (V,8).

4.4.4 - Mais il défie l'humanité comme lui-même « je voudrais que tout l'état du monde fût défait » (V,6) ; « Naufrages, arrivez » (V,6) ; « Je ne me rendrai pas » (V,9).

4.5 - La radicalité de la position de Macbeth face au mal se saisit également par contraste avec celle de Lady Macbeth.

4.5.1 - Lady Macbeth déplore la nature de Macbeth « trop pleine elle est du lait de la tendresse humaine » (I,5).

4.5.2 - Elle semble impitoyable « Comblez-moi de la pire cruauté » (I,5)

4.5.3 - Mais elle s'effondrera malgré tout : « Va-t-en damnée tâche » (V,1), sombrant dans la folie et la mort.

5 - Macbeth va jusqu'à croire incarner l'humanité quand elle s'est dépouillée de toute illusion : « La vie n'est qu'une ombre en marche qui s'agite pendant une heure sur scène […] ne signifiant rien (V,6). Mais, pour Shakespeare, cette conviction est « contre-nature » (II,4)

5.1 - Pour Shakespeare, contrairement à ce que soutient son personnage principal, il y a bien « un ordre des choses » (III,2), commun à la nature, à la société et à l'individu.

5.2 - « D'étranges faits » (II,2) peuvent survenir et tout dérégler « […] comme l'action qui fut faite. Mardi dernier un faucon […] par une chouette-à-souris fut frappé et tué » (II,4) ; le monde devient alors affreux.

5.3 - Mais ce n'est pas la règle puisque cela provoque « l'étonnement de mes yeux » (II,4).

5.4 - Cet ordre donne tout son sens à l'existence à condition que les hommes fassent l'effort d'échapper à « l'illusion » et à « la confusion » (III,5).

6 - Par conséquent, même si Shakespeare laisse planer l'ambiguïté sur la question de savoir quelle part de liberté l'homme a face à son destin, il semble qu'un complet fatalisme soit exclu.

6.1 - Certes un monde surnaturel semble régir le monde humain ; « les Sœurs Fatales » (I,3) trament le destin de chacun « il vivra comme homme interdit, fondra, pâtira, périra » (I,3).

6.2 - Et Macbeth croit à la sollicitation surnaturelle » (I,3) à son égard qui lui « donne le gage du succès » (I,3) et « présente faveurs et grandes prédictions » (I,3). Le sort et le secours surnaturel semblent te couronner » (I,5).

6.3 - Mais Banquo s'interroge : « Êtes-vous un fantasme ou en réalité ? » (I).

6.4 - Quand Macbeth souhaite que « l'œil devant la main se ferme » (I,5), Banquo, lui, souhaite « refouler en lui les pensées mauvaises » (II,1). N'estÐce pas le signe d'une certaine marque de liberté ?

6.5 - Quand les prophéties semblent se réaliser est-ce le signe d'un destin implacable ou que l'on se complaît dans l'équivocité flatteuse ?

6.6 - Quoi qu'il en soit, Shakespeare met en scène les relations complexes entre réel et irréel, entre prophéties autoréalisatrices et déréalisations.

7 - Est également exclu un pessimisme radical.

7.1 - Un ordre juste et bon peut exister : « À la cour d'Angleterre » règne « le très pieux Édouard » (III,6) ; « diverses grâces sont attachées à son trône » (IV,3)

7.2 - « Les forces du tyran » (V,6) peuvent être abattues, « saisissons le glaive mortel et en hommes braves défendons notre mère patrie » (IV,3).

7.3 - Un ordre juste peut-être restauré : « Nous le ferons selon la mesure » (V,9) dit Malcolm qui va être couronné.

7.4 - Alors que l'on peut se débarrasser du mal politique qu'est la tyrannie, l'angoisse inhérente à nos « fragilités nues » constitue un mal dont les effets pervers obligent à une vigilance permanente.

8 - En tout cas, une écriture dramatique et poétique du mal peut avoir un certain pouvoir heuristique et cathartique.

8.1 - Certes quand le Vicaire savoyard demande « pour qui vous intéressez-vous sur vos théâtres » (Pf, 85), on peut penser que ce n'est pas d'abord au bon roi d'Angleterre mais à la force magnétique que peut avoir le mal sur l'homme.

8.2 - Mais une forme esthétique tient à distance le mal que Macbeth lui « ne peut plus enserrer dans la boucle d'une règle » (V,2)

8.3 - Alors la puissance dramatique de la pièce permet d'explorer intensément en imagination ce qui est invivable en réalité ; ceci enrichit notre compréhension du mal et de la condition humaine .

8.4 - Cette purgation esthétique éclaire peut-être ce jugement qui figure dans Lord Jim de Joseph Conrad : « Les œuvres complètes de Shakespeare, vous lisez ça ? Oui je ne connais rien de mieux pour remonter le moral d'un gars. »

IV Ð La Profession de foi du Vicaire savoyard de Rousseau permet d'aborder plus spécifiquement certains aspects du thème « le mal ».

1 - « Le contenu et le sens de l'œuvre de Rousseau ne peuvent être dissociés de ses conditions personnelles d'existence » (Ernst Cassirer, Le Problème Jean-Jacques Rousseau).

1.1 - Vie et œuvres de J.-J. Rousseau (1712-1778)

1.2 - A. Philonenko, dans Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, observe que la question du mal est au cœur de sa philosophie.

1.3 - Les thèses de Rousseau sur le mal s'inscrivent dans le contexte historique et philosophique du XVIIIe siècle.

2 - La Profession de foi du Vicaire savoyard est « l'écrit le meilleur et le plus utile dans le siècle où j'ai publié » (Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont).

2.1 - La Profession de foi constitue l'essentiel de la quatrième partie de l'Émile

2.1.1 - Émile (1762) est un roman d'éducation ; la Profession de foi contribue à l'éducation morale et religieuse.

2.1.2 - Même si la Profession de foi est solidaire de l'Émile, ce texte a une forte unité et peut être lu hors du contexte de l'Émile.

2.1.3 - La condamnation unanime de l'Émile, en son temps, tient essentiellement aux thèses défendues dans la Profession de foi.

2.2 - Même si Rousseau déclare à A. Moultou : « Vous concevrez aisément que la profession de foi du vicaire savoyard est la mienne », il procède à une mise en scène de son texte nullement gratuite.

2.2.1 - « Je garantis la vérité des faits qui vont être rapportés. Ils sont réellement arrivés à l'auteur du papier que je vais transcrire (lignes qui précèdent Pf) : qui parle ?

2.2.2 - Les protagonistes sont un vicaire savoyard et un « jeune homme […] réduit à la dernière misère » (45).

2.2.3 - Il adopte le ton et la forme de la profession de foi : « Je n'enseigne pas mon sentiment, je l'expose » (68).

2.3 - Dans la Profession de foi s'articulent la question religieuse, la question morale et la question anthropologique : la réflexion sur le mal y est donc centrale.

2.3.1 - « La première partie qui est la plus grande, la plus importante, la plus remplie de vérités frappantes et neuves, est destinée à combattre le moderne matérialisme, à établir l'existence de Dieu et la religion naturelle » (Rousseau, Lettre à C. de Beaumont).

2.3. - « La seconde, beaucoup plus courte, moins approfondie propose des doutes et des difficultés sur les révélations en général, donnant pourtant à la nôtre sa véritable certitude dans la pureté, la sainteté de sa doctrine » (ibid.).

2.4 - Les temps forts de la Profession de foi du Vicaire qui veut « exposer ce qu'[il] pense dans la simplicité de [son] cœur » (51) : la partie au programme des concours.

2.5 - Rousseau, avec la Profession de foi, propose une œuvre de philosophie :

2.5.1 - Même si le Vicaire affirme « Je ne suis pas un grand philosophe et ne me soucie pas de l'être » (51), il faut distinguer le questionnement philosophique de l'esprit de système.

2.5.2 - Même s'il s'agit d'une profession de foi « Je ne voulais pas philosopher avec vous mais vous aider à consulter votre cœur » (88), de nombreux arguments de type philosophique sont mobilisés.

3 - Une malheureuse et choquante expérience conduit le Vicaire à vouloir savoir ce qu'est le mal et à quelles conditions « s'estimer heureux » (50). En effet, « peu d'expériences pareilles mènent loin un esprit qui réfléchit » (52). Examinons la première étape.

3.1 - Le Vicaire voit « par de tristes observations renverser les idées [qu'il] avai[t] du juste et de l'honnête » (52).

3.2- « Errant de doute en doute, je ne rapportais de mes longues méditations qu'incertitude, obscurité, contradictions sur la cause de mon être et sur la règle de mes devoirs » (53).

3.3- « Ces temps de trouble et d'anxiété » (53) sont si « désagréables »(53) que le Vicaire cherche une méthode pour y voir clair.

3.3.1 - « Écouter [les philosophes] n'est pas le moyen de sortir de mes incertitudes » (54) …

3.3.2 - « Je pris donc un autre guide et je me dis : consultons la lumière intérieure » (55).

3.4 - « L'assentiment intérieur » (55) se donne à quelques évidences premières.

3.4.1 - « J'existe, j'ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité […] à laquelle je suis forcé d'acquiescer » (57).

3.4.2 - « Me voilà tout aussi sûr de l'existence de l'univers que de la mienne » (57).

3.4.3 - « Je ne suis pas simplement sensitif et passif mais aussi actif et intelligent » (59).

4 - Ces premières certitudes amènent le Vicaire à prendre tout naturellement conscience de « trois principes » (63), qui sont les trois articles de sa profession de foi.

4.1 - Le Vicaire veut témoigner de ses croyances fondées sur le bon sens.

4.1.1 - Ces principes ne font pas l'objet d'une démonstration : « Pour moi je me sens tellement persuadé […] » (61)

4.1.2 - Ils ne répondent pas à toutes les questions mais sont suffisants : « Le dogme que je viens d'établir est obscur, il est vrai mais il offre un sens » (63).

4.2 - « Je crois donc qu'une volonté meut l'univers et anime la nature. Voilà mon […] premier article de foi » (63).

4.3 - « La matière mue selon de certaines lois me montre une intelligence : c'est mon second article de foi » (65)

4.4 - « L'homme est donc libre dans ses actions et comme tel animé d'une substance immatérielle, c'est mon troisième article de foi » (74)

5 - À l'aide de ces trois articles de foi, on va pouvoir dépasser ce constat embarrassant : « Le tableau de la nature n'offre qu'harmonie et proportion, celui du genre humain […] que confusion et désordre » (70).

5.1 - « Le tout est bon […] chaque pièce est faite pour les autres » (65)/ « Les hommes sont dans le chaos » (70).

5.2 - Cet état de fait semble indéniable, pourtant la Providence « ne veut pas le mal que fait l'homme en abusant de la liberté qu'elle lui donne » (75)

5.2.1 - « La notion de bonté … semble inséparable de l'essence divine » (80).

5.2.2 - Il serait inconséquent de voir dans la liberté donnée à l'homme le signe de l'imperfection de Dieu. Si Dieu nous laisse libres de faire le mal c'est pour notre bien.

5.3 - Par conséquent, seul l'homme est responsable de tout le mal qui existe : « Il n'existe pas d'autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et l'un et l'autre te viennent de toi » ( ).

5.3.1 - Bien sûr, il existe des douleurs physiques mais elles sont utiles et limitées ; et la mort est bien souvent un « remède » (86).

5.3.2 - Pour le reste, « c'est l'abus de nos facultés qui nous rend malheureux et méchants » (75).

5.3.3 - Donc la réalité du mal est anthropologique et non ontologique. Le mal n'appartient pas au monde ; il n'existe pas de « mal général » (76).

5.4 - Si le mal n'est pas le fait d'une puissance maléfique, ce n'est pas non plus le fait d'un homme naturellement méchant : « Il est au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu » (87).

6 - Cette profession de foi s'insurge donc contre des doctrines qui « pensent mal » (69) et conduisent à des théories fausses et néfastes sur le mal, en le niant ou en le majorant.

6.1 - Le Vicaire répugne au matérialisme : « Mon esprit refuse tout acquiescement à l'idée de la matière non organisée se mouvant d'elle-même ou produisant quelque action » (61). Au matérialisme, il oppose un dualisme et un finalisme.

6.2 - Le Vicaire refuse l'empirisme qui affirme : « Nous ne jugeons d'aucune chose que sur des idées acquises » (87). Le Vicaire, lui, invoque « l'éclatante uniformité du jugement des hommes » (87).

6.3 - Le Vicaire refuse le scepticisme moral : « Ô Montaigne …Êdis-moi s'il est quelque pays … où ce soit un crime … d'être bienfaisant, généreux » (88). Il oppose « l'induction générale tirée du concours de tous les peuples » (88).

6.4 - Le Vicaire refuse la thèse de l'égoïsme radical qui affirme « Chacun concourt au bien public pour son intérêt » (88). Selon lui, « nous voulons aussi le bonheur d'autrui » (86).

6.5 - Le Vicaire refuse le pessimisme anthropologique : « Croyez-vous qu'il y ait sur terre un homme assez dépravé pour n'avoir jamais livré son cœur à la tentation de bien faire ? » (91).

7 - Tout ce cheminement permet de résoudre ce problème crucial : comment se fait-il que l'homme fasse le mal alors même que la Providence lui a donné la conscience « juge infaillible du bien et du mal » (90) ?

7.1 - Certes, l'amour du bien est un « sentiment inné » (90) mais l'homme n'en a pas la connaissance innée » (90) ; les conditions d'une bonne alliance entre la raison et la conscience sont rares.

7.2 - En effet « la conscience est la voix de l'âme, les passions sont la voix du corps. Est-il étonnant que souvent ces deux langages se contredisent ? » (83). « J'ai toujours la puissance de vouloir, non la force d'exécuter » (73).

7.3 - Sans compter que « la voix bruyante des préjugés étouffe » (91) celle de la conscience.

7.4 - Tout ceci parce que l'homme n'est pas resté dans sa « simplicité primitive » (76) et que les progrès lui ont été « funestes » (76). La socialisation déréglée qu'il a connue l'a dénaturé.

8 - « Quand vous aurez reçu mon entière profession de foi […] vous saurez pourquoi je m'estime heureux » (50), capable d'échapper au malheur comme à la méchanceté.

8.1 - Malgré « le mal sur terre » (71), il n'y a aucune raison d'être pessimiste, fataliste, misanthrope, méchant ni de « murmurer » (75) contre Dieu.

8.2 - On peut même, grâce à une conversion morale et religieuse, mener une existence heureuse et bonne, heureuse car bonne.

8.2.1 - Le Vicaire énonce « quelle règles […] prescrire pour remplir [notre] destination sur terre, selon l'intention de celui qui [nous] y a placé[s] » (83).

8.2.2 - Et attentif, bienveillant, généreux, il s'efforce de « faire germer les semences de raison et de bonté qu'il jette « (49) dans l'âme de « ce malheureux fugitif » (48).

8.3 - Au delà de la pédagogie par l'exemple (« sa vie était exemplaire », 46) qui prouve que le mal est surmontable, il faut miser :

8.3.1 - sur un bon programme éducatif dont les principes sont exposés dans l'Émile

8.3.2 - sur la reconstruction de la société sur de bonnes bases ; les principes en sont exposés dans Le Contrat social.

9 - Cette profession de foi sur le bien et le mal peut faire l'objet de nombreuses et radicales critiques. Le Vicaire n'en serait pas ébranlé, y voyant le signe que la « voix du bien au fond de nos cœurs » (84) a été étouffée.

V - Les Âmes fortes de Giono permet d'aborder plus particulièrement certains aspects du thème « le mal ».

1 - « Malgré notre siècle de science et les progrès que nous avons faits, il est incontestable que nous mourons d'ennui, de détresse et de pauvreté. Je parle de la pauvreté d'âme et d'une pauvreté de spectacle » (Giono, Fragments de paradis).

1.1 - Une vie (1895-1970) et des œuvres qui en prennent acte.

1.2 - « Le sang c'est le divertissement par excellence » (Giono, « Le Sang », Les Trois arbres de Palzem) auquel se livrent les hommes. Manigancer des plans machiavéliques est également un bon divertissement ainsi qu'écrire des romans.

1.3 - « Écrire un roman, c'est s'exprimer avec une action et des personnages non sur une action et des personnages » (Flannery O'Connor).

2 - « Les Âmes fortes, un des romans les plus neufs et les plus puissants de Giono, et l'un des plus sombres » (P. Citron, Giono).

2.1 - Le roman Les Âmes fortes appartient au cycle des « Chroniques » : « La condition de l'homme s'exprime à travers un monde grinçant […], marqué par l'ironie supérieure de Giono » (R. Ricatte, préface aux Chroniques romanesques).

2.2 - La genèse du roman.

2.3 - Un roman qui ne peut être ramené à une structure simple ni à une intrigue ordonnée.

2.4 - Le Giono « seconde manière » se reconnaît mieux dans le type d'écriture adopté dans Les Âmes fortes, conformément à l'idéal littéraire porté par Noé (1948).

2.5 - Le titre Les Âmes fortes : « Thérèse était une âme forte […] rien ne comptait que d'être la plus forte et de jouir de la libre pratique de la souveraineté » (349-350).

2.6 - L'exergue « Servant Ð Oh ! (The winter's tale) » « annonce l'effet de surprise tout à la fois de tragique, dÔétonnement et d'ironie que [Giono] attend de son récit » (R. Ricatte).

3 - Les différentes versions de l'histoire de Thérèse, de ses rapports avec Firmin et avec Mme Numance brouillent la frontière entre la vérité et le mensonge. Si tout est relatif, le mal aussi : « Que ce soit une chose ou l'autre laisse-la dire, toi » (75).

3.1 - Qui est Thérèse ?

3.1.1 - p. 53 à p. 120 : « une fille d'auberge qui a le charme des débutantes, modérément ambitieuse et l'esprit romanesque » (Roman 20-50, juin 1987).

3.1.2 - p. 120 à p. 271 : « Une douce fille adoptive, mariée à un calculateur sans âme » (Roman 20-50, juin 1987) /pp. 332 à 365 : « Une âme tendre, durcie par ce qui l'a privée de celle qu'elle aimait, et qui va se venger » (R. Ricatte).

3.1.3 - p. 273 à p. 332/p. 365 à 370 : « Une calculatrice cynique, capturant sa proie par la séduction abjecte de la pitié et préméditant avec gourmandise la mort lente de son mari » (Roman 20-50, juin 1987).

3.2 - Qui est Firmin ?

3.2.1 - p. 53 à p. 120 : L'amoureux de Thérèse, « bonasse et passif » (R. Ricatte).

3.2.2 - p. 120 à p. 271 : Un « fourbe sans pitié » (R. Ricatte)/ pp. 332 à 365 : qui va trouver plus fort que lui.

3.2.3 - p. 273 à p. 332/p. 365 à p. 370 : L'instrument de Thérèse, « Je voulais l'avoir bien en main » (300)

3.3 - Qui est Madame Numance ? Qu'est-ce que l'affaire Numance ?

3.3.1 - p. 53 à p. 120 : Une femme élégante, mystérieuse, fière, « qui avait fait des dettes à son mari » (87).

3.3.2 - p. 120 à p. 220 : Une femme bonne, « affamée d'amour maternel et de générosité » (R. Ricatte).

3.3.3 - p. 220 à p. 271 : « Celle qui veut jouir par la ruine, en donnant tout sans mesure » (R. Ricatte ).

3.4 - Ce récit à focalisation variable, aux discontinuités chronologiques, aux « vérités » incompatibles entre elles, produit un effet de relativisme radical.

3.4.1 - « Tout reprend à zéro lorsque le point de vue change » (R. Ricatte).

3.4.2 - Si la réalité et la vérité échappent, le jugement moral est vain.

4 - Cette mise en doute du caractère absolu et indiscutable des faits comme des interprétations est renforcée par les équivoques du bien et du mal

4.1 - Certes sont présentes des figures du mal sans que soit suggéré qu'il s'agit d'une comédie du mal.

4.1.1 - « Après des moments de souffrance très aiguë, où son cœur lui faisait mal comme un doigt sur lequel on vient de frapper un coup de marteau » (169)

4.1.2 - « Le Mignon […] poussa Thérèse […] essayant de la tripoter » (204) ; « elle reçut de sérieuses mornifles » (205).

4.2 - Mais à Chatillon « petite ville méchante » (Giono, Cahiers préparatoires), on assiste à une comédie du bien sur fond d'hypocrisie sociale exacerbée.

4.2.1 - Ce qui se présente comme bien masque égoïsme forcené et rapports de force : « Cette conscience tranquille, on s'en servait à qui mieux mieux » (103).

4.2.2 - Ce qui est mal jugé est-il si mauvais ? « Il me tuerait séance tenante, et pourtant qu'est-ce qu'il y a ? » (21).

4.3 - Même si les commères qui veillent Albert ne se font pas d'illusions sur la morale sociale, elles s'installent pragmatiquement dans le conformisme : « Je n'ai rien dit, il ne faut rien dire » (18).

4.4 - Firmin, dans la version du Contre, p. 120 à p. 271, joue cyniquement des apparences du bien : « Qu'on voie bien la Sainte-Vierge et le forgeron de la paix en train de faire leur nid […] trois jours et c'est le moment de passer à un autre genre d'exercice » (140).

4.5 - Le roman procède au retournement ironique des figures de bonté : « Le plaisir de donner - Ah ! c'est une arme de roi » (260).

5 - Non seulement juger du vrai et du faux, du bien et du mal semble n'être qu'une affaire de point de vue mais surtout faire du bien et du mal des catégories morales perd toute signification pour des âmes fortes.

5.1 - « Thérèse était une âme forte. Elle ne tirait pas sa force de la vertu […] rien ne comptait que d'être la plus forte » (349-350).

5.2 - Chez Madame Numance, il y a aussi une volonté de puissance : « Quel bonheur de pouvoir tout donner sans être dupe » (251). « Quel dommage que l'argent ne compte pas ! je n'ai rien à lui sacrifier à elle, sinon mon désir même ; elle s'y résolut » (258).

5.3 - Comparer Thérèse à un « furet qui boit le sang » (317), donner à Madame Numance des « yeux de loup » (87), c'est se référer à une cruauté naturelle qui ignore tout du bien et du mal.

5.4 - Les âmes fortes sont des êtres d'exception caractérisés par une grande liberté et une force de subversion face à la médiocrité, indifférents donc aux valeurs morales traditionnelles : « Je n'étais même pas méchante » (316).

6 - Si le mal n'est plus une catégorie morale ou religieuse, il ne disparaît pas pour autant : « L'immanence du mal est le sujet des Âmes fortes » (Ricatte). Trouver le moyen d'y échapper aussi.

6.1 - Le véritable mal c'est l'ennui : « Même ceux qui prenaient des vessies pour des lanternes le faisait pour se désennuyer » (279)

6.2 - Échafauder des plans complexes et dangereux pour attester de sa souveraineté est ce divertissement princier qui remédie le mieux à l'ennui : « Rien qu'à préparer, j'en avais chaque jour de plus en plus l'eau à la bouche » (318).

7 - La prouesse romanesque que constituent Les Âmes fortes signe également la victoire du divertissement sur l'ennui.

8- On pourra évaluer la portée et les limites de ce roman de Giono en le confrontant au propos de J. Conrad : « C'est un mal terrible que de croire pouvoir s'en tirer en écrivant des romans » (préface à son roman Lord Jim).

VI Ð Des considérations présentées ci-dessus, on déduit la problématique du cours et ses quatre étapes, ainsi que les exigences méthodologiques qui l'animent.

1 - La problématique du cours : la mise à l'épreuve du mal a-t-elle un sens ? Dans quelle mesure peut-on partager ce propos : « La vie […] c'est un récit plein de son et de furie, ne signifiant rien » (Ma, V,5) ?

2 - Les quatre étapes de ce cours, qui mettront en œuvre cette problématique.

2.1 - Première étape : il semble tout à fait sensé d'affirmer que le mal est une expérience éprouvante, d'autant plus qu'elle est protéiforme et incontournable. Cette mise à l'épreuve suscite des réactions qui prennent diverses orientations. Cependant être éprouvé par le mal ne prend pas le même sens selon qu'on adhère à tel ou tel système de croyances et de valeurs. Dans tous les cas, l'expérience du mal éclaire la signification de l'existence humaine comme son orientation. La portée et la valeur de cette épreuve tient aussi à l'éventail des qualités qu'elle teste.

2.2 - Deuxième étape : Le mal n'est pas seulement une épreuve de notre existence ou dans notre existence, c'est aussi une épreuve pour la pensée. Celle-ci peut-elle relever le défi de donner du sens à l'existence même du mal ? Peut-elle rendre compte de façon pertinente des causes qui conduisent à faire le mal et/ou à le subir ? Quelles visions du monde peuvent résister à notre quête du sens du mal ?

2.3 - Troisième étape : Le mal étant éprouvant (première étape), il est légitime d'expérimenter et de recommander des procédures pour faire face à cette épreuve afin de bien guider son action et connaître « le vrai prix de la vie » (Pf, 50). Ces procédures s'orientent différemment suivant la façon dont on aura expliqué d'où vient le mal et dont on aura investi les visions du monde qui en découlent (deuxième étape). Les tentatives de purgation du mal résistent-elles à leur confrontation mutuelle ainsi qu'à l'expérience du mal ?

2.4 - Quatrième étape : Éprouver le mal, l'expliquer, chercher à y faire face sont autant d'occasions de forger des représentations du mal qui mettent à l'épreuve sensibilité, imagination, raison. Esthétiques ou philosophiques, ces représentations contribuent plus ou moins efficacement à maîtriser, au moins symboliquement, notre expérience du mal. « Le négatif de la condition humaine évolue immanquablement entre les cris qui lui échappent et les subtilités de l'écriture qui tend à se l'approprier » (A. Jacob, L'Homme et le Mal). Plurielles, contradictoires, inégalement pertinentes, ces représentations provoquent une question qui mettra, de façon radicale, le mal à l'épreuve : le concept de mal est-il si consistant ?

3 - Le traitement des sujets de dissertation sur ce thème s'inscira directement ou indirectement dans cette problématique.

3.1 - Une liste de sujets de dissertation sous la forme de questions.

3.2 - Une liste de sujets de dissertation sous la forme de citations.

4 - Quelques règles de méthode pour aborder ce programme et les sujets de dissertation.

4.1 - Les vertus intellectuelles requises afin de ne pas mal conduire la réflexion sur le mal et d'éviter les discours manichéens, moralisateurs, emphatiques.

4.2 - La question du mal doit être contextualisée : elle connaît diverses configurations au cours de l'histoire de la pensée.

4.3 - Employer le terme « mal » avec discernement et savoir utiliser des périphrases ou des guillemets si cela est plus rigoureux et pertinent.

4.4 - Se demander comment nos trois œuvres abordent la question du mal doit tenir compte de la pluralité des voix qui s'y font entendre. On devra également repérer les aspects de la question qui n'y figurent pas.

4.5 - Mettre en évidence systématiquement les points communs et les différences dans la manière dont nos trois œuvres abordent le thème.

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Première étape du cours (11 oct. 2010) : il semble tout à fait sensé d'affirmer que le mal est une expérience d'autant plus éprouvante qu'elle est protéiforme et incontournable. Cette mise à l'épreuve suscite des réactions qui prennent diverses orientations. Cependant être éprouvé par le mal ne prend pas le même sens selon qu'on adhère à tel ou tel système de croyances et de valeurs. Dans tous les cas, l'expérience du mal éclaire la signification de l'existence humaine comme son orientation. La portée et la valeur de cette épreuve tiennent aussi à l'éventail des qualités qu'elle teste.

I - « Quelle est la dernière épreuve ? […] Chaque minute en engendre une neuve » (Ma, IV,3) : l'expérience du mal est d'autant plus éprouvante qu'elle est protéiforme et incontournable.

1 - Les figures du mal subi sont très variées.

1.1 - La misère matérielle : « un jeune homme expatrié […] réduit à la dernière misère » (Pf, 45).

1.2 - La maladie : « Leur maladie met en déroute la grande expérience de l'art » (Ma, IV,3).

1.3 - La mort inéluctable : «  tous les demains s'en vont sournoisement à pas menus de jour en jour» (Ma, V, 5).

1.4 - La nature destructrice : «  les vagues écumant dévorer les navigateurs » (Ma, IV,1).

1.5 - Les mille visages du tourment psychologique et moral : « Ils avaient trop souffert ensemble de ne pas en avoir » (Af, 182).

1.6 - La blessure de l'injustice et de l'humiliation : « le méchant prospère et le juste reste opprimé » (Pf, 77) / « Elle fut extrêmement malheureuse […] c'était la deuxième fois en peu de temps qu'on la traitait de façon ignoble » (Af, 204-205).

1.7 - La torture de la culpabilité «  le cœur est douloureusement chargé » (Ma, V,1).

1.8 - « Il y a des malheurs attachés nécessairement à la condition humaine » (Voltaire, Dictionnaire philosophique) / « Même ceux qui prennent des vessies pour des lanternes le faisaient pour se désennuyer » (Af, 279).

2 - Les figures du mal commis sont également très variées.

2.1 - Le meurtre est emblématique du mal commis : «  la destruction a produit son chef-d'œuvre, le plus sacrilège meurtre […] » (Ma, II,3).

2.2 - Mais la liste de « tous péchés portant un nom » (Ma, IV,3) est longue : « des injustes procès contre un juste loyal » (Ma, IV, 3), au « visage faux » (Ma, I,7), en passant par « la cruauté » (Ma, I,5).

2.3 - La liste des « mauvais sujets » (Af, 81) est longue également : « notre tyran » (Ma, III,3) / « il est méchant comme la gale » (Af, 22).

2.4 - Sans compter que telle institution sociale, religieuse, politique provoque injustice et oppression : « Il avait vu que la religion ne sert que de masque à l'intérêt » (Pf, 46).

2.5 - « Les ressources du mal sont infinies, nous n'avons peut-être pas encore vécu toutes nos possibilités, l'avenir nous réserve encore des surprises » (C. Crignon, Le Mal).

3 - L'expérience du mal (subi ou commis) nous met à rude épreuve : « Et si j'étais, sain et sauf, loin de Dunsinane, aucun profit ne m'y ferait rentrer » (Ma, V, 3).

3.1 - La souffrance est une épreuve car « toute souffrance est le refus de ce qu'on ne saurait refuser » (J. Russier, La Souffrance).

3.2 - La faute peut être une épreuve : « Mon cœur bien assis frappe à mes côtés contre son mode naturel » (Ma, I,3).

3.3 - Le spectateur de la souffrance comme de la faute n'est pas épargné non plus : « Depuis que je connais l'existence de cette malheureuse, je n'ai plus de repos » (Af, 327).

3.4 - Ces épreuves ont une intensité plus ou moins grande : « Comment peut-on être sceptique par système et de bonne foi […] ces philosophes […] sont les plus malheureux des hommes » (Pf, 53).

3.5 - Ces épreuves peuvent s'inscrire dans un processus de détérioration : « choses commencées dans le mal prennent force en soi par le mal » (Ma, V, 3).

4 - Le mal est particulièrement éprouvant aussi parce que l'expérience du mal est nécessairement constitutive de la condition humaine : « Toute biographie est une pathographie » (Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation).

5 - Toutefois être mis à l'épreuve du mal n'est pas nécessairement assorti d'un coefficient négatif : « Je m'aperçus que je jouissais aussi de mépriser un peu plus Firmin. J'en prenais du plaisir » (Af, 327).

II - On saisira les significations que peut prendre cette mise à l'épreuve du mal en examinant les réactions qu'elle peut provoquer et qui sont autant de façons de traverser ces épreuves : « Toute action, en quelque domaine que ce soit, c'est par la réaction qu'elle est le mieux exposée, mesurée et rendue appréhensible » (Th. de Quincey, De l'assassinat considéré comme un des Beaux-Arts).

1 - Subir le mal, le commettre, le voir commis ou subi suscitent diverses émotions : on peut se sentir affligé, effrayé, fasciné, indifférent, coupable, complice, scandalisé, diverti, empli de compassion, libre… : « elle a abattu mon esprit, épouvanté ma vue » (Ma, V,1). / « voit-on dans une rue […] quelque acte de violence […] un mouvement de colère et d'indignation s'élève et nous porte à prendre la défense de l'opprimé » (Pf, 85).

2 - Sur ce terreau émotionnel se greffent diverses façons de traverser les épreuves du mal ; on peut refuser de faire le mal, se complaire dans le mal, capituler, se venger, s'endurcir dans le mal, lutter contre le mal, pardonner, accepter et assumer la souffrance ou la faute… : « Mes derniers malheurs m'ont attristé mais ne m'ont pas étonné. Sans rien ôter à la sensation, je les ai analysés en artiste » (Flaubert, Correspondance, lettre du 7 avril 1846) / « Cawdor […] implore le pardon de votre altesse et exprime un repentir profond » (Ma, V,1).

3 - Ces émotions et les réactions qu'elles suscitent, expriment et/ou forgent une certaine façon de voir la vie : désespérée ou ironique, optimiste, fataliste ou sceptique, « une orgueilleuse misanthropie » (Pf, 49) / « dans la possibilité tout est également possible ; qui se met à son école a compris le terrible de la vie au moins autant que son aspect enchanteur » (Kierkegaard, Le Concept d'angoisse).

III - Les expériences du mal dans leurs modalités comme dans les réactions qu'elles suscitent étant si variées, est-ce un contresens de postuler la relativité de la mise à l'epreuve du mal ?

1 - Telle situation malheureuse est une épreuve affreuse pour certains et pas pour d'autres : «  en pensant au terrible trimard » (Af, 200) / «  le trimard ce n'est pas la mort […] on s'endurcissait vite […] il en avait connu qui n'étaient pas si malheureux que ça » (Af, 248).

2 - L'épreuve du mal est également relativisée si « le mal cause un bien auquel on ne serait pas arrivé sans ce mal » (Leibniz, Essai de théodicée). « C'est sagesse que sacrifier un faible et innocent agneau pour apaiser un dieu furieux » (Ma, IV, 3).

3 - « Il ne faut surtout pas confondre l'idée de mal avec une quelconque existence objective du mal » (Baudrillard, Le Pacte de lucidité ou l'intelligence du mal) : « Il y en a qui sont pour le paradis. Très bien. Des goûts et des couleurs […] mais moi […] » (Af, 291).

4 - Toutefois une conception relativiste du mal ne s'impose pas nécessairement ; Rousseau la combat : « La voix intérieure nous dit qu'en faisant notre bien aux dépens d'autrui, nous faisons le mal » (Pf, 83).

IV - Quoi qu'il en soit, l'épreuve du mal interroge le sens de notre existence.

1 - De l'expérience du mal peut naître le sentiment de l'absurde (et réciproquement) : « Mais à partir de cet instant n'est plus rien de valable dans la vie mortelle : tout est jouet » (Ma, II, 3).

2 - Si l'expérience du mal peut faire perdre son sens à l'existence, elle peut aussi bien lui donner tout son sens : « Plus je rentre en moi, plus je me consulte et plus je lis ces mots écrits dans mon âme : sois juste et tu seras heureux » (Pf, 77).

3 - Il est d'autant plus difficile de trancher entre ces deux convictions qu'associer univoquement mal et malheur, bien et bonheur est naïf : « J'étais heureuse d'être un piège » (Af,).

V - Qu'on attribue une valeur positive ou négative à l'expérience du mal, c'est l'occasion de faire ses preuves. Cette mise à l'épreuve est riche de sens.

1 - L'épreuve du mal permet de tester notre capacité à résister à la tentation de faire le mal, de perdre la foi, de souscrire complaisamment à des croyances pernicieuses… : «  Combien de fois la tristesse et l'ennui versant leur poison sur mes premières méditations me les rendirent insupportables » (Pf, 83).

2 - L'épreuve du mal permet de tester notre capacité à nous régénérer : « humecter la fleur souveraine et noyer la mauvaise herbe » (Ma, V,2).

3 - L'épreuve du mal permet de tester notre humanité : « Nous sommes hommes, mon souverain » (Ma, III,1) / « Brusquement je suis qui je suis » (Af, 22).

4 - L'épreuve du mal permet de tester notre courage : « C'est le capitaine qui comme un bon et courageux soldat s'est battu pour me délivrer » (Ma, I, 2).

5 - L'épreuve du mal permet de tester notre ingéniosité : « Je me dis : ma fille, ça c'est du travail » (Af, 323).

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Deuxième étape du cours (2 nov. 2010) : le mal n'est pas seulement une épreuve de notre existence ou dans notre existence, c'est aussi une épreuve pour la pensée. Celle-ci peut-elle relever le défi de donner du sens à l'existence même du mal ? Peut-elle rendre compte de façon pertinente des causes qui conduisent à faire le mal et/ou à le subir ? Quelles visions du monde peuvent résister à notre quête du sens du mal ?

I - Paul Ricœur souligne « le caractère aporétique de la pensée sur le mal » (Lectures III, « Le mal »). Jusqu'à quel point est-il pertinent de voir dans l'expérience du mal une mise à l'épreuve de la pensée ?

1 - Dans la perspective onto-théologique qui assimile l'être au bien, le mal aurait pu être un défi pour la pensée mais il est logiquement démontré que la mise à l'épreuve du mal est bonne.

1.1 - La théologie et la philosophie classique sont mises à l'épreuve avec ce qu'on appelle traditionnellement « le problème du mal » : comment Dieu, s'il est Dieu, peut-il vouloir un monde où le mal existe ?

1.2 - Les théodicées désamorcent ou résolvent le problème du mal : le mal est un moindre mal ou un mal nécessaire. « Même le meilleur plan de l'univers ne saurait être exempté de certains maux mais qui y doivent tourner à un plus grand bien » (Leibniz, Essais de théodicée).

1.3 - Dans une perspective rationaliste mobilisant les catégories d'unité, de nécessité, de totalité, le mal est un moment dans un processus visant le bien : « L'insociable sociabilité des hommes peut se transformer en accord pathologiquement extorqué pour l'établissement d'une société en un tout moral » (Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique).

1.4 - Il n'y a aucune incohérence logique à voir « le mal sur terre » (Pf, 71) et à affirmer que « tout est bien » (Pf, 94), car «  Elle [la Providence] […] n'empêche pas de le faire [le mal] soit […] soit qu'elle ne pût l'empêcher sans gêner sa liberté et faire un mal plus grand en dégradant sa nature » (Pf, 75).

1.5 - Par conséquent, s'il y a des doctrines qui pensent mal le mal, il y en a qui règlent le problème du mal : « ce nouveau système si frappant, si lumineux […] offrant moins de choses incompréhensibles à l'esprit humain » (Pf, 56).

2 - Rien d'inintelligible, non plus, dans l'expérience du mal, si on naturalise le mal et si on partage cette croyance de Giono : « Et toujours en revenir à Hobbes, l'homme est naturellement mauvais » (Giono, Carnets, 24 janvier 1949).

3 - Notre pensée aux prises avec le mal n'est-elle pas acculée, malgré tout,à l'impasse ? « Qui oserait chanter, devant un enfant torturé, la gloire de Dieu et la bonté indépassable de sa création ? » (A. Comte-Sponville, préface à Orientation philosophique de M. Conche)

4 - Mais finalement l'épreuve du mal sanctionne moins l'échec de la pensée que l'échec des préjugés anthropomorphiques, des comparaisons imaginaires, des problèmes mal posés, l'échec d'une pensée « qui conçoit les choses d'une façon troublée, confuse » (Spinoza, Éthique IV, scolie de la proposition 73).

II - Nous mettons le mal (subi ou commis) à l'épreuve de notre exigence de sens quand nous visons à élucider d'où il vient. Même si vouloir expliquer peut laisser perplexe, rechercher les causes et le raisons du mal garde toute sa pertinence. Penser le mal en termes d'opacité irréductible et de scandale absolu, n'est-ce pas s'abîmer dans l'épreuve du mal ?

1 - Certaines souffrances s'expliqueraient par la misère inséparable de l'existence humaine, à moins qu'elles ne découlent précisément du fait de juger « terrifiant » (Af, 310) ce qui pourrait être évalué autrement.

1.1 - La finitude, la vulnérabilité, la faillibilité constitutives de la condition humaine nous tourmentent : «  l'état d'abaissement où nous sommes durant cette vie » (Pf, 54).

1.2 - Mais ces tourments ne proviennent-ils pas plutôt d'une erreur d'appréciation : « Si l'âme humaine n'avait que des idées adéquates, elle ne formerait aucune notion de mal » (Spinoza, Éthique) ; « Une fois mes idées bien éclaircies » (Af, 316).

2 - Les souffrances physiques ou morales seraient provoquées par les dérèglements de la nature, des hommes ou des institutions sociales, par des hasards malheureux ou une prédestination, par des puissances maléfiques ou des préjugés, par des fautes ou des vices, par une « fâcheuse coïncidence » (Af, 271).

3 - Pour rendre compte du mal commis, de l'action mauvaise, de l'intention malfaisante, on peut invoquer « la folle intempérance (Ma, IV,3), l'« abus de la liberté » (Pf, 75) ou encore le divertissement (« Il n' y a pas de distraction plus grande que de tuer » Giono, Entretiens avec Taos Amrouche), une volonté faible ou mauvaise ou mal éclairée, un destin maudit, un contexte social. On peut convoquer également le péché originel, la jubilation de la transgression, la méchanceté de notre nature, ou sa grande médiocrité. Tous ces discours explicatifs font jouer variablement le paramètre de la nécessité et celui de la responsabilité.

4 - Mais le mal résiste à son élucidation rationnelle.

4.1 - Les discours sur l'origine du mal sont divers et inconciliables ; ils se discréditent mutuellement : « Et se réveille-t-il maintenant pour regarder pâle et vert ce que librement il voulait » (Ma, I,7) / « moi [Hécate] ouvrière de tous malheurs » (Ma, III, 5).

4.2 - La persistance du mal (« Le méchant prospère et le juste reste opprimé » Pf, 77) rend vaines les explications censées, en pointant les causes du mal, contribuer à les faire cesser.

4.3 - Donc le mal reste inexplicable : « Je tends les instruments du corps vers cette terrible action » (Ma, I, 7).

4.4 - Il ne resterait qu'à envisager la possibilité d'un malheur simplement absurde, « ne signifiant rien » (Ma, V,5).

5 - Même si la recherche des causes du mal pouvait s'avérer crédible, elle ne serait pas souhaitable : « Comprendre c'est presque justifier » (Primo Levi, Naufragés et rescapés).

6 - Malgré ces objections, chercher à expliquer le mal est une façon de ne pas capituler face à l'épreuve du mal.

6.1 - Ne pas tenter de cerner d'où vient le mal, c'est compromettre les chances de le maîtriser par la pensée ou par l'action : « J'aurais flotté toute ma vie dans cette continuelle alternative faisant le mal, aimant le bien, si de nouvelles lumières n'eussent éclairé mon cœur » (Pf, 92).

6.2 - Trouver les raisons d'une souffrance ou d'une faute n'empêche ni de soulager ni de punir : « Qu'un méchant le soit nécessairement par le jeu de son imagination déréglée ne dispense pas de le combattre » (article « Spinozisme » de P. Dupouey dans le Dictionnaire de culture générale de F. Laupies).

III - L'épreuve du mal teste le bien-fondé de l'optimisme, du pessimisme, du fatalisme, du cynisme… : « Optimisme-pessimisme, c'est un faux débat ; la vérité suffit qui rend l'optimisme dérisoire et le pessimisme superflu » (A. Comte-Sponville, Vivre).

1 - L'expérience du mal est tellement prégnante qu'elle semble justifier le pessimisme voire le nihilisme : « L'existence humaine oscille entre la souffrance et l'ennui » (Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation).

2 - À moins qu'elle ne légitime le cynisme : « N'aide pas. Ça ruine. N'aime pas. Malheureusement c'est difficile. Alors aime-toi. C'est toujours ça de gagné » (Af, 292).

3 - … Ou le fatalisme : « On s'habitue à tout » (Af, 12).

4 - Mais paradoxalement l'épreuve du mal peut autoriser l'optimisme : « Oui je crois que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage » (Pf, 68) / « Mais croyez-vous qu'il y ait sur la terre entière un seul homme dépravé pour n'avoir jamais livré son cœur à la tentation de bien faire ? » (Pf, 91).

5 - … Ou le refus du fatalisme : « L'attachement au fatalisme est le vrai mal en ce monde » (Alain, Propos).

6 - Toutefois, c'est si l'on opte pour « la joie tragique » (Cl. Rosset, La Philosophie tragique) que le pouvoir mortifère du mal est particulièrement bien défié.

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Troisième étape du cours (29 déc. 2010) : Le mal étant éprouvant (1ère étape), il est légitime d'expérimenter et de recommander des procédures pour faire face à cette épreuve afin de bien guider notre action et de connaître « le vrai prix de la vie » (Pf, 50). Ces procédures s'orienteront différemment suivant la façon dont on aura expliqué d'où vient le mal et investi les visions du monde qui en découlent (2ème étape). Les tentatives de purgation du mal résistent-elles à leur confrontation mutuelle ainsi qu'à l'expérience du mal ?

I - Se donner pour principe moral d'éradiquer le mal (même si c'est seulement à titre d'idéal régulateur de nos conduites) n'est pas nécessairement un bien.

1 - Certes dans la perspective de l'antériorité ontologique et de la supériorité axiologique du bien, cet impératif moral d'éradiquer le mal s'impose : « Si la bonté morale est conforme à notre nature, l'homme ne saurait être sain d'esprit ni bien constitué qu'autant qu'il est bon » (Pf, 84).

1.1 - On ne doit pas croire à « un mal général » (Pf, 76), le mal se ramène donc essentiellement au mal moral, qui n'est pas irrémédiable : « Qu'est-ce qui nous est le plus doux et nous laisse une impression plus agréable après l'avoir fait d'un acte de bienfaisance ou d'un acte de méchanceté ? » (Pf, 85).

1.2 - Par conséquent, «  ne te laisse pas vaincre par le mal mais triomphe du mal par le bien » (saint Paul). C'est en faisant le bien qu'on fait reculer le mal et qu'on instaure un cercle vertueux : « J'acquiesce à l'ordre qu'il [le grand Être] établit, sûr de jouir moi-même un jour de cet ordre et d'y trouver ma félicité ; car quelle félicité plus douce que de se sentir ordonné dans un système où tout est bon ? » (Pf, 93).

1.3 - Les difficultés à faire le bien ne doivent pas servir d'alibi pour renoncer à vouloir éradiquer le mal : « [les illusions] ont beau me séduire elles ne m'abusent pas ; je les connais pour ce qu'elles sont ; en les suivant je les méprise ; loin d'y voir l'objet de mes bonheurs, j'y vois son obstacle » (Pf, 95).

1.4 - Les bons exemples sont encourageants et sont la preuve que ce qui doit être peut être : « diverses grâces sont attachées à son trône qui le manifestent plein de sainteté » (Ma, IV,3).

2 - Mais si on doute du bien-fondé d'une ontologie du bien, on ne devrait pas suivre l'impératif moral qui en découle car ce serait mal lutter contre le mal.

2.1 - On peut estimer un tel devoir moral stérile car inadéquat à la nature des choses comme à la nature des hommes : « Prenons le cas de la récidive dans la faute, la rechute a un sens métaphysique grave, lorsque l'homme s'est entièrement guéri et qu'il retombe quand même dans le mal » (V. Jankélévitch, Philosophie morale) / «  L'homme ne renoncera jamais […] à la destruction et au chaos » (F. Dostoïevski, Crime et châtiment)

2.2 - De plus, un tel devoir moral n'offre aucune règle de conduite face aux maux autres que les actions mauvaises ; or « la souffrance est le fond de toute vie […] la fin de la violence ne serait pas la fin de la souffrance » (J. Porée, Le Mal).

2.3 - Un tel devoir moral ne prend pas en compte la perméabilité et la permutabilité des catégories du bien et du mal et prive des ressources du mal : « Le principe même de notre régénération peut se trouver contenu au pire de nous-mêmes » (F. Mauriac, Mémoires intérieurs).

2.4 - Sans compter qu'en croyant devoir éliminer radicalement le mal, on se conduit de façon telle que le remède peut être pire que le mal : « Il n'y a rien de pire que ceux qui veulent faire le bien, en particulier le bien des autres » (M. Maffessoli, La Part du diable).

II - Plutôt que de recommander d'éradiquer le mal, on doit se fixer comme principe de conduite d'essayer de prévenir, de réduire ou de supprimer le pouvoir de nuisance de tels ou tels maux.

1 - Certes on trouvera toujours des voix pour exiger une fermeté dans la transgression, pour valoriser dans le mal l'occasion de se grandir ou pour faire de la jouissance dans le mal, comme du jeu avec le mal, une règle de vie : « jouissant à chaque pas de le voir tomber dans le piège […] si elle a fait quelque détour […] c'était pour mieux réussir. D'abord. Et ensuite pour faire durer le plaisir » (Af, 357).

2 - Mais ces voix sont peu nombreuses et rejoignent le plus souvent le concert général des voix qui exigent de se délivrer du mal quand il s'agit du mal subi.

3 - L'impératif existentiel de prévenir, réduire ou supprimer tels ou tels maux dont nous sommes victimes, se déclinera différemment selon les types de maux : « guéris-la de cela » (Ma, V,3) / Divertis-toi : « Eux attendraient toujours. Je compris que tout le monde était dans leur cas, je l'avais échappé belle » (Af, 311).

4 - L'impératif moral de prévenir, réduire ou supprimer les fautes se déclinera aussi de différentes manières : « Jamais plus sire de Cawdor ne trompera nos précieuses confiances ; Allez commander sa mort immédiate » (Ma, I,3) / « obéissons à la nature » (Pf, 86) / « Nous la prêtons […] parce que nous avons bon cœur » (Af, 45).

5 - L'impératif moral de prévenir, réduire ou supprimer tels ou tels maux dont on n'est ni victime ni coupable mais spectateur, peut prendre diverses expressions : « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal mais par ceux qui les regardent sans rien faire » (A. Einstein, Comment je vois le monde).

6 - Pour garantir un relatif succès dans cette voie, assumer l'irréductible diversité des maux et l'impossibilité de leur dissolution absolue c'est la vertu intellectuelle et morale requise.

6.1 - Comment subsumer sous une définition unique « ce qui se donne sous de multiples facettes, sous des formes tellement diversifiées que l'on en vient à penser que les ressources du mal sont infinies et que nous n'avons peut-être pas encore vécu toutes ses possibilités » (C. Crignon, Le Mal) ?

6.2 - « Ne pas être plus royaliste que le roi » (Af, 34)

III - Mais puisque appliquer les principes plus (I) ou moins (II) ambitieux de se délivrer du mal est toujours difficile et parfois vain, il faut aussi, voire surtout, forger des maximes pour bien vivre en dépit du mal qui nous affecte. Certaines sont incompatibles entre elles, d'autres se complètent.

1 - Faire preuve de courage et d'espérance : « En proie à la douleur, je la supporte avec patience […]. En souffrant une injustice, je le dis : l'Être juste qui régit tout saura bien m'en dédommager » (Pf, 93).

2 - Si l'âme forte peut dire, quoi qu'il arrive : «  La vie était un bonheur » (Af, 311), cela suppose néanmoins d'assumer les maux : « C'est une question de sacrifice. Il faut tout s'interdire, même un soupir. Il ne faut jamais se permettre un repos. C'est dur au début » (Af, 302).

3 - Opérer une conversion mentale.

3.1 - « Devant l'adversité, retrancher autant que possible la tristesse » (Montaigne, Essais)

3.2 - Comprendre que si notre finitude nous fait souffrir, « il ne résulte pas que la liberté n'y trouve aucune place » (J. Porée, Le Mal) ni que vivre « selon mesure » (Ma, V,9) soit mauvais.

3.3 - Concevoir l'art comme « un anti-destin » (Malraux, Le Musée imaginaire) : « Dès l'instant que j'essayai de donner une forme à la tragédie de notre temps, j'en souffris moins cruellement » (S. Zweig, Le Monde d'hier).

4 - Et, plus radicalement, « c'est en acceptant le mal sous ses diverses modulations que l'on peut trouver une certaine joie de vivre » (M. Maffessoli, La Part du diable) / « il faut adresser un « oui » sans restriction au réel » (Cl. Rosset, Le Monde et ses remèdes).

5 - Ainsi il faut bien s'entendre sur ce que doit signifier « se délivrer du mal » : non pas l'éliminer mais ne plus le subir, bien qu'il ne puisse pas disparaître.

6 Ð Et, dans ces conditions, on ne doit ni espérer en l'homme ni désespérer de lui ; ce qui sera l'une des plus sûres victoires sur le mal.

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Quatrième étape du cours (26 février 2011) : Éprouver le mal, l'expliquer, chercher à y faire face sont autant d'occasions de forger des représentations du mal qui mettent à l'épreuve sensibilité, imagination, raison. Esthétiques ou philosophiques, ces représentations contribuent plus ou moins efficacement à maîtriser, au moins symboliquement, notre expérience du mal. « Le négatif de la condition humaine évolue immanquablement entre les cris qui lui échappent et les subtilités de l'écriture qui tend à se l'approprier » (A. Jacob, L'Homme et le Mal). Plurielles, contradictoires, inégalement pertinentes, ces représentations provoquent une question qui mettra, de façon radicale, le mal à l'épreuve : le concept de mal est-il si consistant ?

I - L'expérience du mal met à l'épreuve les moyens de l'exprimer (au double sens du terme). Les cris, les pleurs et les plaintes, les images et les mots y parviennent plus ou moins bien.

1 - Crier, se plaindre, pleurer semblent s'imposer quand le mal excède ce qu'on peut en dire ou en penser : «  Thérèse poussa un cri aigu et tomba comme une masse » (Af, 246). « Ne dirait-on pas que les larmes pensent, à leur manière à elles, défaite, abandonnée, obscure » (Annie Leclerc, Exercices de mémoire).

2 - La puissance évocatrice et émotionnelle des images est incontestable : « L'oiseau des ténèbres ulule, la terre fiévreuse tremble » (Ma, II,3).

3 - Mais reconnaître les limites des mots pour signifier le mal et reconnaître que les mots peuvent faire mal, ne doit pas empêcher de chercher les mots pour penser et panser les maux : « Donnez au malheur des mots : le chagrin qui ne parle pas s'insinue au cœur surchargé et fait qu'il se brise » (Ma, IV,3).

II - Les représentations esthétiques réussissent bien à exprimer (au double sens du terme) comment et combien le mal nous éprouve. « Dans Macbeth, les thèmes sont la substance dont la poésie est l'expression » (H. Fluchère, Shakespeare, dramaturge élisabéthain)

1 - Les œuvres littéraires sur le mal permettent de sonder les abîmes du mal et de la méchanceté : « d'aller jusqu'au bout de la connaissance du mal » (G. Bataille, La Littérature et le mal).

2 - « Avec l'art, on sort du monde qu'on subit pour entrer dans un monde qu'on gouverne » (A. Malraux, Le Musée imaginaire) : « […] c'est ce livre. C'est tellement beau ! …j'en ai eu pour plus de deux jours je vous le garantis » (Af, 282-283).

3 - Jusqu'à quel point les expressions esthétiques du mal peuvent-elles contrer le pouvoir de nuisance du mal ?

3.1 - « Il n'y a pas de pont entre la mort à Auschwitz et La Mort à Venise » (J. Amery, Par delà le crime et le châtiment).

3.2 - « La littérature, c'est pas si mal » (O. Cadiot, interview au Monde du 10/7/2010). « J'ai voulu ajouter un piment, m'amuser » (entretien de Jean Giono avec R. Ricatte, août 1955).

III - La réflexion philosophique sur le mal exprime (au second sens du terme) le mal en dissolvant les faux problèmes et en traitant les vraies questions.

1 - Certes l'analyse rationnelle du mal ne peut rendre compte parfaitement de l'expérience du mal : « Chacun [des philosophes] sait bien que son système n'est pas mieux fondé que les autres » (Pf, 54).

2 - Mais les clarifications qu'elle offre sont indispensables : «  Je reprends l'examen des connaissances » (Pf, 56)/ « rentrons en nous-mêmes…/ examinons, tout intérêt personnel à part, … » (Pf, 85)

IV - Si adopter le meilleur moyen pour exprimer le mal est toujours un choix délicat, décider d'abandonner ou pas le concept de mal pour choisir la meilleure position face au mal l'est tout autant.

1 - Il ne s'agit pas de nier les souffrances ni les fautes mais de mettre à l'épreuve la pertinence de cette catégorie de pensée qu'est « le mal » : « Le mal ne se révèlerait-il pas finalement comme une notion paresseuse ? » (F. Jullien, L'Ombre au tableau) et fallacieuse ?

2 - Même si, quand on se déprend de certaines traditions de pensée, la notion de mal ne résiste pas conceptuellement à sa mise à l'épreuve, il n'est pas envisageable d'y renoncer. Aucune notion alternative, aucune invention lexicale ne semblent pouvoir remplacer avantageusement la notion de mal.

3 - Donc plutôt que de dissoudre le concept de mal, on peut lui refuser tout pouvoir de fascination, l'employer avec vigilance et sobriété, en identifiant les partis pris métaphysiques dans lesquels il s'ancre et en s'en distanciant. C'est une façon non négligeable pour passer l'épreuve du mal.

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© Christine Février

FIN DU COURS

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