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Christine Février : cours sur le thème « La nature ».

© : Christine Février.

Ce texte est le plan d'un cours de Philosophie fait au lycée Chateaubriand de Rennes, sur le thme du concours en philosophie 2015/2016 des CPGE économiques et commerciales.
Il peut faire l'objet seulement d'un usage personnel : aucune reproduction n'en est permise, sous quelque forme que ce soit.

Ce cours a été mis en ligne progressivement, du 20 au 30 décembre 2016.

Christine Février était professeur en prépa EC et en prépa littraire au lycée Chateaubriand de Rennes.


LA NATURE

SOMMAIRE DU COURS

 

Cours d'introduction

Axe A - « Le concept de nature ne prend tout son sens que dans l'histoire ; il exprime moins une réalité passive perçue qu'une attitude de l'homme devant les choses » R. Lenoble, Histoire de l'idée de nature. Ces attitudes étant diverses, voire contradictoires, on comprend cette remarque de S. Moscovici : «  On admet que ce qui est attribué à la nature est une somme de projections, d'émotions, de situations internes à la société et à l'homme, plutôt qu'une représentation exacte de celle-ci » La Société contre nature

I – Les définitions du terme « nature » et des termes corrélés ainsi que la profusion des termes requis pour réfléchir sur ce thème font bien sentir l'ambiguïté et la complexité de l'idée de nature

1 – La nature

1.1 - « La nature est le nom que les hommes ont donné au milieu dans lequel ils sont placés. Ce milieu est un ensemble d'êtres et de choses qui ne dépendent pas de lui et dont la cohérence propre constitue la première expérience » R. Lenoble, Histoire de l'idée de nature

1.2 – Par contiguïté de sens, la nature désigne la puissance créatrice de vie, le pouvoir de croissance, de jaillissement, ce qui naît de soi-même, ce qui tire son développement de soi-même.

1.3 – Par contiguïté de sens, la nature d'une chose c'est son essence ; « Toute essence est dite nature » Aristote, Métaphysique

1.4 – De l'idée de principes directeurs configurant les entités naturelles, on peut insensiblement passer à l'idée qu'il y a un ordre bon sous-jacent à toute chose. La nature désigne alors une entité métaphysique, un principe normatif.

1.5 - La notion de “nature humaine” peut signifier à la fois ce qui est inné en l'homme ou ce qui constitue son essence

2 – « Naturel », adjectif forgé sur le nom commun « nature » et pouvant donc signifier : spontané, originel, inné, normal, authentique…

3 – Contre nature / dénaturation

4 – Le naturalisme

5 – Définitions des termes mobilisés dans une réflexion sur la nature

II – La notion de nature se spécifie en la confrontant aux notions d'art,de culture, d'histoire, d'esprit, de liberté… « C'est elle qui est première dans la mesure où c'est toujours par opposition à la nature que les distinctions sont faites. Ce qui est distingué d'elle reçoit sa détermination à partir d'elle », Heidegger, Ce qu'est et comment se détermine la physis.

1 – Nature et art (naturel et artifice) : « Parmi les êtres les uns sont par nature , les autres par d'autres causes » Aristote, Physique

2 - Nature et culture

3 – Nature et histoire

4 – Nature et esprit

5 – Nature et liberté

6 – Nature et surnature

III – Ainsi le concept de nature fait partie de ces notions surdéterminées que G.G. Granger qualifie de « métaconcept » (Pour la connaissance philosophique) ; surdéterminé en ce sens qu'il n'est pas un concept qui renverrait directement à un objet. Il est le véhicule de significations implicites étroitement associées à l'expérience de celui qui en fait l'usage ainsi qu'à ses convictions métaphysiques.

1 – La notion de nature évoque les représentations les plus diverses : la campagne et ses charmes, aussi bien que l'instinct et ses violences ; Dieu ou une force qui préside à l'ensemble des manifestations de l'univers ; un livre écrit en langage mathématique ou un guide…

2 – Le mot « nature » a-t-il un référent réel ? «  A la différence des concepts d'herbe, d'arbre, de fleur, de nuage, l'idée de nature ne nous met en présence d'aucune réalité précise » D. Bourg, Nature et technique, essai sur l'idée de progrès

3 - Par conséquent, « La nature de nulle part et d'aucun temps, la nature sans sujet [pour la penser] est un pur néant » S. Moscovici, La Société contre nature. Réfléchir sur la nature c'est penser une histoire culturelle des représentations de la nature.

IV – Qu'en conclure ?

1 – On pourrait, comme Auguste Comte, déconseiller l'usage du mot « nature » du fait de son équivocité radicale, du fait de la charge sentimentale et de l'instrumentalisation idéologique dont il fait l'objet.

2 - Mais pour les mêmes raisons, on peut considérer avec Sartre que c'est un « concept bien choisi » Plaidoyer pour les intellectuels et avec J. Svagelski que : «  la valeur d'une idée se mesure moins aux solutions qu'elle permet d'obtenir qu'aux problèmes qu'elle fait surgir et tient moins à sa capacité de résorption qu'à sa puissance d'interrogation » L'Idée de compensation en France.

3 – Par conséquent plutôt que de dissoudre artificiellement le concept de nature, on peut l'employer avec vigilance en identifiant les partis pris dans lesquels il s'ancre.

4 – Quoi qu'il en soit, l'intitulé du thème « La nature » préserve bien toutes les directions de réflexion ; les autres intitulés tels que « La Nature »  ou bien « “La nature” » ou bien encore « Les processus naturels »… feraient perdre à la réflexion une partie de sa richesse et donc de son attrait .

Axe B - La réflexion sur le thème de la nature ne prend tout son sens qu'en se faisant multidirectionnelle et en se méfiant du prêt à penser

I - La réflexion de culture générale sur le thème de la nature est philosophique, ontologique, métaphysique. Elle est aussi épistémologique et théologique. Penser la nature a également tout son intérêt quand on aborde les questions sociales et politiques et même esthétiques. Et l'approche axiologique de la question de la nature est incontournable. « La nature n'est pas le champ d'investigation du seul savant. Elle parle aussi au poète et au philosophe. Au moraliste et au théologien elle se présente tantôt en ennemi, tantôt en auxiliaire, tantôt en règle suprême » R. Lenoble, Histoire de l'idée de nature.

1 – Mythe, religion, science, philosophie ont, chacun à leur manière, cherché à penser la nature de la nature. Cela produit des représentations de la nature dissonantes voire incompatibles mais qui abordent toutes la question de savoir s'il y a un ordre naturel, s'il y a une finalité de la nature, si la nature est une norme…

2 – Les hommes, issus de la nature ont-il une place à part dans la nature, face à la nature ? Les cultures qu'ils mettent en place se substituent-elles à la nature ? Peut-on parler de nature humaine ?

3 – Faire société est-il naturel ? Et la nature doit-elle être un modèle pour penser l'organisation sociale, juridique, politique de la vie en société ?

4 – Réfléchir sur la nature a également une double dimension morale : La nature dicte-t-elle ce qui est bien ? Quels rapports l'homme doit-il entretenir avec le milieu naturel ?

5 - L'expérience esthétique de la nature ou les œuvres d'art qui prennent la nature pour thème ou matériau expriment toutes ces interrogations.

6 – Conclusion : chacun de ces angles d'approche du thème est légitime et il ne serait pas pertinent d'en privilégier certains au détriment d'autres ; on a besoin de tisser ensemble ces analyses pour répondre de la façon la plus fine qui soit à la question de savoir comment les hommes se positionnent / doivent se positionner face à la nature.

II – Si on partage le constat ironique de Jean Baudrillard dans Cool Memories : « L'écologie et les droits de l'homme sont les deux mamelles de la charte planétaire actuelle », on sera vigilant à déceler les lieux communs et les pseudo évidences des discours contemporains sur la nature. Quelle valeur accorder à cette anthroposcène sur fond d'anthropocène ?

1 - En ce début de XXIe siècle, l'idée de nature est partout, elle envahit tous les discours notamment sous la forme de « la question écologique » : pour le meilleur ou pour le pire ?

2 - Pour penser notre situation contemporaine,« On » parle d' « équilibre naturel » à préserver, d' « harmonie » de la nature perdue, de « crise » écologique, de « dégâts » irréversibles causés à la nature, recourir à ce vocabulaire est-il fondé ? Pourquoi ne pas parler en terme d'instabilité naturelle (dont la théorie de l'évolution a fait sa règle d'interprétation de la nature) ?

3 – Faire de la nature l'objet d'un respect, se représenter la nature comme une mère ou comme sacrée est-il pertinent ? Prend-on lucidement la mesure du fait que : « Les deux termes natio et natura sont les doublets social et cosmologique d'une même racine nasci  […], dérivés du travail imaginaire souvent inconscient de l'homme sur le thème de la naissance » R. Lenoble, Histoire de l'idée de nature 

4 – La nature est-elle si naturelle que cela ?

III – Les qualificatifs que l'usage associe à la nature ainsi que les expressions proverbiales dont elle fait l'objet, témoignent des multiples enjeux du thème.

1 - Les termes "hostile ", "artiste", "menacée", "domestiquée", "vierge", "providentielle", "déchue", "objective", "révélée", "belle et bonne"…, parmi bien d'autres qualificatifs encore, suggèrent toute l'amplitude des problèmes posés par cette notion.

2 - Méditer les expressions usuelles dans lesquelles figure le terme « nature » en fait également prendre la mesure.

 

 

 

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Chapitre 1 : une nature, des natures ?

La nature de la nature se décline dans des ontologies de différentes sortes.

Axe A - « La manière dont l'Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins bien partagée » P. Descola Par delà nature et culture

I La question de « la nature » ne s'est « guère posée pour de nombreuses cultures. C'est là un fétiche qui nous [nous, les Occidentaux] est propre » Ph. Descola Par delà nature et culture, « sans doute la nature n'existe-t-elle pas pour bien des peuples comme un domaine ontologique autonome » id.

1 – Certes l'univers mental des Occidentaux est fondamentalement dualiste : comme en témoignent notamment : l'opposition aristotélicienne entre phusis et nomos, les sciences de la nature, ou encore l'invention picturale de la perspective. Autant de façons de présenter la nature comme une réalité objective à l'extérieur de laquelle se tiennent les hommes conçus comme des sujets.

2 – Mais les cosmologies étrangères à la modernité occidentale ne conçoivent pas la nature comme un objet autonome . P. Descola étudie notamment la cosmologie animiste des Aschuars. F. Jullien, lui, étudie la pensée chinoise et remarque : « Nous avons pensé « la nature » et isolé un concept parce que nous l'avons opposé à autre chose de l'ordre de l'art ou de la technique. Pour les chinois, il est difficile d'isoler un concept de nature car tout est nature, que ce soit le cours du ciel, la polarité du ciel et de la terre, le Yin et le Yang… ; les Chinois n'ont pas de terme unique » ITW Monde des Livres 21/5/2009.

3 – Et la distinction sauvage/domestique qui pourrait suggérer que la nature est perçue dans son autonomie, n'a pas grand sens dans ces cosmologies.

II Par conséquent, ne pas faire de la nature un domaine ontologique autonome implique une articulation de l'humain et du non humain autre que celle posée par la culture occidentale

1 – Certes cette distinction est riche de sens en Occident, et ceci que l'on défende la thèse d'une différence de degré ou d'une différence de nature entre les hommes et les animaux, végétaux et autre entités naturelles.

§ Fiche de lecture Le Silence des bêtes d'E. de Fontenay

§ Fiche de lecture Les Animaux dénaturés< de Vercors

2 – Mais pour les autre cosmologies « la plupart des entités qui peuplent le monde sont reliées les unes aux autres dans un vaste continuum animé par des principes unitaires » P. Descola Par delà nature et culture.

§ Fiche de lecture P. Descola Par delà nature et culture.

3 – P. Descola recourt à des catégories de pensée telles que le naturalisme, l'animisme, le totémisme... pour rendre compte des façons différentes de concevoir le positionnement des entités naturelles entre elles. M. Foucault, dans Les Mots et les choses, rappelle que, au Moyen Âge, « tout dans la nature est analogue à tout dans une continuité , une convenance et une connivence totales ».

§ Fiche de lecture Les Mots et les choses de M. Foucault

III Ainsi compte tenu du fait que la diversité des cultures produit cette diversité de représentations de la nature, ne faut-il pas « se détourner de la pensée consolante que notre culture serait la seule à s'être ouvert un accès privilégié à l'intelligence vraie de la nature dont les autres cultures n'auraient que des représentations jugées approximatives mais dignes d'intérêt ou jugées fausses » (Ph. Descola Par delà nature et culture) ?

1 - Éviter le dogmatisme ethnocentrique quand il s'agit de penser la nature.

2 – Saisir que chaque ontologie est « fort efficace au demeurant, comme tous les objets de croyance que les hommes se donnent pour agir sur le monde » P. Descola Par delà nature et culture.

Axe B - La spécificité de l'idée occidentale de la nature provient en partie de la façon dont la religion chrétienne conçoit la nature

I Le discours religieux sur la nature a pris diverses formes ; en Occident, c'est le discours chrétien qui a prévalu et qui a marqué profondément la pensée occidentale

1 - Dans l'Antiquité grecque, le discours religieux sur la nature l'a divinisée : « Identifiée à Zeus par les stoïciens, la Nature sera souvent conçue comme une déesse » (P. Hadot, Le Voile d'Isis), déesse qui à la fois s'offre et se dérobe aux regards, déesse que l'on doit vénérer et dont on implore la bienveillance.

2 – Dans une perspective animiste, chaque entité naturelle a une dimension sacrée et ritualisée.

3 – Mais le discours chrétien défend une toute autre conception religieuse de la nature en déconsidérant ces thèses et en les qualifiant de paganisme : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » La Bible, genèse 1-3. « Il y a un dieu justement parce que la nature, même dans le chaos, ne peut procéder autrement qu'avec ordre et régularité […] Dieu a installé un art secret dans les forces de la nature, l'art de se développer soi même à partir du chaos, en une parfaite constitution du monde » Kant, Histoire générale de la nature et théorie du ciel.

4 – Les défenseurs de la religion naturelle ne veulent faire appel qu'à la faculté naturelle de l'intelligence ou du cœur pour fonder la nature sur le divin mais le statut de la nature n'en est pas changé : « Je crois qu'une volonté meut l'univers et anime la nature. Voilà mon premier article de foi » / « mon esprit refuse tout acquiescement à l'idée de la matière non organisée se mouvant d'elle même » Rousseau, La Profession de foi du vicaire savoyard

II Pour la religion chrétienne, l'homme occupe une place particulière dans la nature, dans la création divine.

1 - « Dieu créa l'homme à sa ressemblance » La Bible, genèse 1-27 : la nature de l'homme est d'être une exception dans la nature.

2 - Même s'il est originairement en état de grâce au paradis, son péché le fait déchoir sur terre ; sa nature corporelle tentatrice l'éloigne de sa véritable nature ; pour la retrouver , il lui faut, aidé de la grâce de Dieu, surmonter ses penchants naturels.

3 - Son salut passe aussi par le fait de rendre gloire à Dieu notamment en faisant fructifier sa création ; Dieu l'y exhorte : « Soyez féconds, croissez et multipliez, remplissez la terre et l'assujettissez . Et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et tout animal qui se meut sur terre » La Bible, Genèse 1-28 ;

III Pour saisir l'idée chrétienne de nature il faut la penser à l'aide des concepts de surnature, de grâce, de miracle, de Providence

1 – Certes la nature est la création de Dieu, mais Dieu lui reste supérieur : « La nature a des perfections pour montrer qu'elle est l'image de Dieu et des défauts pour montrer qu'elle n'en est que l'image » Pascal Pensées. La grâce et les miracles, tous deux surnaturels, témoignent de la puissance inconnaissable de Dieu et du fait que la nature ne peut se suffire à elle-même.

2 – Si l'homme a une place à part dans la nature c'est aussi parce que Dieu peut lui accorder de dépasser sa vie naturelle: « Il n'y a que la foi qui nous enseigne ce que c'est que la grâce par laquelle Dieu nous élève à une béatitude surnaturelle » Descartes, Lettres à la princesse Elisabeth.

3 – Pour les chrétiens l'ordre naturel témoigne de la providence divine ; les catastrophes naturelles et autres maux de la nature ou de la nature humaine ne remettent pas cela en cause : « Même le meilleur plan de l'univers ne saurait être exempté de certains maux mais qui y doivent tourner à un plus grand bien » Leibniz Essai de théodicée.

4 – Spinoza en affirmant « la puissance de Dieu et la puissance de la nature sont identiques » Traité théologico-politique, I, 25 ne s'inscrit pas dans l'orthodoxie chrétienne et il critique ce besoin de penser ce qui arrive en terme de miracle, de surnaturel : « Cela tient à ce qu'il n'y a pour lui [le vulgaire] de raison d'adorer Dieu et de tout rapporter à sa puissance et à sa volonté qu'autant qu'on supprime les causes naturelles et imagine des choses supérieures à l'ordre de la nature » Traité théologico-politique.

IV Des voix se sont élevées contre les représentations religieuses (chrétienne ou autres) de la nature. Mais elles n'ont pas modifié radicalement le fait que l'idée de nature reste, dans la plupart des esprits, une idée religieuse voire superstitieuse.

1 - Lucrèce dans De la nature des choses présente les thèses épicuriennes sur la nature et montre qu'elles devraient être une antidote précieuse à la peur de la nature qui découle de fausses idées que les hommes s'en font. Cette peur crée les dieux dans la crainte desquels les hommes s'emprisonnent : « Hommes infortunés d'avoir attribué tous ces effets [neige,foudre,tonnerre] à la divinité et de l'avoir armé d'un courroux inflexible ! … Quelle source de larmes ils ont ouverte à nos descendants ! »

2 - La critique de la preuve cosmologique de l'existence de Dieu telle qu'elle est conduite par Saunderson dans La lettre sur les aveugles de Diderot, devrait faire comprendre combien toute idée de la nature est une projection subjective.

§ Fiche de lecture La Lettre sur les aveugles de Diderot

3 - Clément Rosset dans L'Anti nature montre que « dans l'idée de nature il y a l'idée d'ordre, de principe » ; c'est une idée religieuse qu'il invite à proscrire au nom de « la facticité de tout fait ».

Axe C - Cette spécificité (de l'idée occidentale de la nature) tient aussi à la prégnance, depuis le XVIIe, de la représentation scientifique de la nature. Celle-ci est rationnelle, abstraite, quantitative, désinvestie de tout affect. Penser scientifiquement la nature c'est la penser dans une extériorité totale et comme un champ de forces régies par des lois. Et ce même si les paradigmes scientifiques successifs donnent de la nature de la nature des versions différentes.

I Si l'approche scientifique de la nature s'impose quand il s'agit de savoir ce qu'est la nature, cela n'a pas toujours été le cas et cela ne peut occulter son approche mythique, symbolique, affective. « À la question : “qu'est ce que la nature ?”, la réponse naturelle pour notre temps sera de dire : “la nature est ce que le physicien, le chimiste, le biologiste, le psychologue nous révèlent” ; pourtant la nature c'est aussi ce avec quoi nous sommes en contact. Cette nature n'est pas celle du physicien mais celle dans laquelle nous vivons. » Eric Weil, Philosophie et réalité

1 - Les représentations de la nature furent d'abord des cosmogonies (représentations magiques, mythiques de l'univers). Hésiode, dans sa Théogonie, retrace la création du monde à partir du Chaos qui précède Gaia la terre donnant naissance à Ouranos le ciel et Pontos les flots / Pour les aborigènes Walpiri «les lieux du rêve » sont les constituants essentiels de la nature.

§ Fiche de lecture Procès et création de F. Jullien.

2 - La nature vécue dans l'expérience immédiate et la nature conçue scientifiquement sont sans commune mesure. L'une est perçue comme concrète, sensible, qualitative, investie de valeurs, l'autre est pensée de façon abstraite, quantitative, mesurable, totalement désinvestie de valeurs : « Quant aux termes de temps, d'espace, de lieu, de mouvement, ils sont connus de tout le monde; mais il faut remarquer que pour n'avoir considéré ces quantités que par leurs relations à des choses sensibles, on est tombé dans plusieurs erreurs » Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle.

3 – Par conséquent « En tant que la nature est un objet de recherche pour les sciences, la signification du terme '' nature '' se transforme. Il devient le nom collectif de tous les domaines de l'expérience où l'homme peut accéder à l'aide de la science et de la technique, indépendamment du fait que pour l'expérience immédiate ces domaines apparaissent ou non comme nature » Heisenberg, la nature dans la physique contemporaine.

II La représentation scientifique de la nature (de l'univers) a une histoire. Du monde clos à l'univers infini (A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini), l'idée de nature est en constante reconfiguration.

1 – Ptolémée (vers 140 av JC) fait la synthèse des connaissances acquises depuis « le miracle grec » : selon Pythagore l'univers a une géométrie harmonieuse; Platon conçoit un univers géocentrique; Aristote pense l'espace comme un ensemble de lieux hiérarchisés; Eudoxe conçoit un univers multisphérique; Eratosthène démontre la sphéricité de la terre. Ptolémée calcule la position des planètes. L'espace est conçu par les grecs (mises à part les voix dissonnantes d'Epicure, de Lucrèce et de quelques autres) comme un cosmos, un tout fini et bien ordonné; la structure spatiale incarnant l'harmonie et la perfection, est la sphère. Ainsi, selon Aristote, la sphère céleste qui contient tout l'univers est la limite de l'emboîtement successif de tous les lieux.

2 – Nicolas de Cues (1401-1464) fut le premier à rejeter la conception de l'espace comme cosmos : il nie la finitude du monde et sa clôture par les sphères célestes; il affirme l'infinité de l'univers Il n' établit pas que l'univers est infini mais il montre qu'il n' a pas de raisons d'être fini; il en déduit que, dans un espace non fini, il n'est pas possible d'établir une hiérarchie entre les choses en fonction de leur position puisqu'il n'y a plus de centre.

3 – Copernic (1473-1543), astronome, expose que le soleil est le centre de notre système planétaire et déloge la terre de sa place centrale dans l'univers ; mais il maintient l'idée que si l'univers est sphérique donc clos il est non mesurable car immensément fini

4 – Galilée (1564-1642) se fit le champion d'un univers héliocentrique.

5 – Newton (1642-1727) établit scientifiquement que la lune comme la pomme sont sujettes à une seule et même gravitation universelle . La loi d'inertie est la première et principale loi du mouvement. Tout se meut dans un espace absolu toujours semblable et immuable, un espace infiniment étendu : « L'étendue est éternelle, infinie, incréée nullement mobile ni nullement capable de provoquer un changement de mouvement » Principes mathématiques et philosophie naturelle.

6 – « L'univers du XXe siècle est celui du Big Bang. Le Big Bang est devenu la nouvelle cosmologie ». Trinh Xuan Thuan, La Mélodie secrète. En 1929 L'astronome américain Edwin Hubble (1889-1953) établit que la vitesse d'une galaxie est proportionnelle à sa distance. L'univers a un début (big bang) mais il est sans limite et sans centre et c'est un univers en expansion.

7 – Albert Einstein (1879-1955) a démontré scientifiquement qu'à la représentation newtonienne de l'espace comme statique devait être substituée une représentation de l' espace comme dynamique; la matière courbe l'espace. L'espace-temps ne doit plus être considéré comme un contenant indépendant de son contenu.

8 – L'univers est soumis à « quatre forces fondamentales ». Trinh Xuan Thuan, La Mélodie secrète.

III « Les sciences naturelles sont un moyen au service du bien être matériel de l'homme, permettant le développement de la technique qui l'aide à mieux s'installer dans le monde imparfait en lui ouvrant la voie du progrès » Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine

1 – Certes on peut remarquer avec Ph. Descola qu'« à certains égards, mythes et sciences remplissent une même fonction. Ils fournissent tous deux à l'esprit humain une certaine représentation du monde et des forces qui l'animent ; ils délimitent tous deux le champ du possible » Par delà nature et culture.

2 – Mais les sciences et les techniques procurent une maîtrise réelle de la nature là où les mythes n'offrent qu'une maîtrise symbolique. L'explication scientifique de la nature permet de « savoir pour prévoir afin de pourvoir » A. Comte, Cours de philosophie positive.

Axe D - L'idée de nature a fait également l'objet d'une réflexion philosophique : chaque philosophie naturelle conçoit la nature a partir de ses postulats métaphysiques. Quelques exemples pris dans l'histoire de la philosophie occidentale.

I Axe II du travail de juin 2015 : le traitement par certains philosophes de la question de la nature

II Quelques compléments

1 - Selon Platon « La nature du cosmos est d'être la matrice pour toutes choses » Timée

2 – Selon Aristote « Chaque être naturel a en soi-même un principe […] la nature est un principe […] pour la chose en laquelle elle réside immédiatement par essence et non par accident » Physique livre II

§ Fiches de lecture : Aristote Métaphysique / Physique

3 – Selon Lucrèce, le hasard tient lieu de cause ; il ne s'agit pas d'affirmer le désordre de la nature mais de montrer que l'ordre à travers lequel les choses sont composées ne relève ni d'une finalité interne à la chose ni d'un ordre suprasensible. Cette intelligence exacte de la nature est donc critique et thérapeutique.

4 – Descartes veut partir de la connaissance première de Dieu pour accéder par elle à la connaissance des phénomènes naturels : « Nous suivrons la meilleure méthode pour découvrir la vérité si par la connaissance que nous avons de sa nature [celle de Dieu], nous passons à l'explication des choses qu'il a créées et si nous essayons de la déduire en telle sorte des notions qui sont naturellement en nos âmes, que nous en ayons une science parfaite » Principes de la philosophie I,24. Il en conclut : « je ne connais point d'autre matière des choses corporelle que celle qui peut être divisée, figurée et mue en toutes sortes de façons » (id) Cette connaissance mécaniste de la nature nous permettra d'être « comme maîtres et possesseurs de la nature » Discours de la méthode.

§ Fiche de lecture

5 - Spinoza déclare dans l'Éthique : « Dans la nature, il n'y a rien de contingent; mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d'une certaine façon » (proposition XXIX).

§ Jacqueline Lagre, Conférence au lycée Chateaubriand le 15/9/2015

6 - Selon Diderot, il n'y a pas d'ordre transcendant à la nature. L'ordre naturel est un produit du désordre, mais c'est tout le génie de la nature de produire un ordre à partir du désordre. La nature est une totalité englobante et elle est un processus d'autocréation infinie dans lequel l'homme est un des moments. Sa métamorphose est continue et sans finalité. Son infinie puissance est séduisante et étonnante.

7 - Kant conçoit la nature comme « l'existence des choses en tant qu'elles sont déterminées par des lois universelles » Prolégomènes à toute métaphysique future. D'autre part on a « raison d'admettre au moins de manière problématique, le jugement téléologique dans l'investigation de la nature, mais à la condition qu'on n'en fera un principe d'observation que par analogie avec la causalité déterminée des fins et qu'on ne prétendra rien expliquer par là » Critique du jugement § LX. Pourtant on est « conduit nécessairement à concevoir l'ensemble de la nature comme un système fondé sur le règne des fins […] tout dans la nature est bon à quelque chose, rien n'y existe en vain » Critique du jugement § LXVI. Et pour ce qui concerne l'humanité, « on peut envisager l'histoire de l'espèce humaine en gros comme la réalisation d'un plan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite sur le plan intérieur […] sur le plan extérieur; c'est le seul état dans lequel la nature peut développer complètement toutes les dispositions qu'elle a mises en l'homme » Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique.

§ Fiche de lecture Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique de Kant.

Axe E - Selon les catégories de pensée dans lesquelles on se représente la nature de la nature, celle-ci prend des visages de natures différentes : « On a toujours observé la Nature, seulement ce n'était pas la même » R. Lenoble, Histoire de l'idée de nature.

I Est-il pertinent de parler d'ordre naturel ?

1 – Affirmer un ordre de la nature, c'est supposer qu'elle est déterminée, c'est à dire que les mêmes causes engendrent les mêmes effets et que la prévision est possible. Mais ceci justifie-t-il de donner au déterminisme une extension maximale ? Et de refuser toute place au hasard ?

2 – L'ordre semble l'emporter sur le désordre ; mais l'ordre est-il premier ontologiquement ou un effet du désordre et le résultat statistique d'une combinaison aléatoire ?

3 – Plutôt que de parler d'ordre de la nature avec la connotation métaphysique que cela induit, ne serait-il pas plus rigoureux de parler de lois qui régissent tel ou tel processus naturel ?

4 – Mais cette version minimaliste de l'idée d'ordre de la nature ne convaincra pas ceux qui font de l'ordre naturel un ordre naturel.

II Mécanisme et finalisme sont deux partis pris métaphysiques inconciliables concernant le mode d'organisation de la nature. Plus modestement on peut penser la finalité sans défendre le finalisme. En outre il faut éviter de conférer à la nature en totalité des caractéristiques valables seulement pour le vivant.

1 – « La nature ne fait rien en vain » dit Aristote, Physique. En effet toute chose apparaît assez spontanément comme ordonnée en vue d'une fin. On ne peut pas se passer des causes finales pour comprendre ce qui est naturel.

2 – Mais on peut comme Spinoza s'opposer à cette conception traditionnelle de la nature : « La doctrine finaliste renverse totalement la nature car elle considère comme effet ce qui est en réalité cause et vice versa » Éthique. Aux partisans du finalisme, Spinoza reproche d'être « frappés d'un étonnement imbécile » [en voyant la structure du corps humain par exemple] et de ce qu'ils ignorent les causes d'un si bel arrangement [il leur reproche de] conclure qu'il n'est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel » (id).

3 - Contre le finalisme a été défendue une conception mécaniste de la nature. Celle-ci est pensée comme l'analogue d'une machine. « Je ne considère en cette matière [l'étude de la nature] que ses divisions, ses figures, ses mouvements » Descartes, Principes de philosophie

4 – Toutefois comment concevoir l'existence et le fonctionnement d'un organisme sans faire appel à une finalisation « interne » ?

5 – Kant réintroduit la thèse finaliste sur le mode du « comme si » et à titre d'Idée régulatrice de la raison : « Nous ne pouvons démontrer objectivement la proposition : ''il existe un être originaire intelligent'' ; nous pouvons seulement l'établir subjectivement par l'usage de notre faculté de juger dans sa réflexion sur les fins dans la nature, qui ne peuvent être pensées par aucun autre principe que celui d'une causalité intentionnelle d'une cause suprême » Critique du jugement § 75

6 – Cette précaution théorique ne peut convaincre ceux qui voient dans la thèse de la « causalité intentionnelle d'une cause suprême », l'idée superstitieuse par excellence et qui, comme C. Rosset refuse de subsumer le réel sous « un quelconque système de principes dénommé nature » L'anti nature

III « “Nature”, mot chargé d'histoire » (R. Lenoble, Histoire de l'idée de nature) et d'images

1 – Dans l'histoire de l'humanité, l'idée de nature a revêtu et revêt des significations différentes voire contradictoires, non seulement parce que le mythe, la religion, la philosophie ou la science abordent différemment la réflexion sur la nature mais encore parce qu'au sein de chacun de ces univers mentaux sont données des versions diverses et variées de la nature.

2 – « L'idée de nature est bien plus qu'une idée abstraite : qu'on admire l'ordre naturel des choses ou la puissance qu'elles révèlent, on adopte toujours une attitude affective » J. Ehrard, L'Idée de nature à l'aube des Lumières : La nature est comme une mère protectrice ou une marâtre cruelle. Un logos divin circule en elle ou bien elle est comme un livre écrit en langage mathématique, ou bien encore c'est une force brute et opaque. C'est comme une horloge de précision ou bien un immense vivant. Elle aime à se cacher ou bien sa voix retentit. Elle est comme un guide ou bien un simple milieu neutre.

 

 

 

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Chapitre 2 : L'homme : un être naturel ?

Qu'est-ce que l'homme en sa nature ? Comment penser les rapports entre nature et nature humaine ? La notion de nature humaine a-t-elle un sens ?

Axe A - Si par « naturel » on entend ce qui est directement issu de la nature (ce qui est inné) et non le résultat de l'action humaine, alors l'homme n'est pas simplement un être naturel

I - Certes il y a du naturel en l'homme : son origine et le fait qu'il obéisse a des déterminations physiques et biologiques l'attestent. Mais tout ce qui, en lui, est naturel, est dans une certaine mesure aussi culturel : « Il faut cesser de disjoindre nature et culture. La clé de la culture est dans la nature et la clé de la nature est dans la culture » E. Morin, Le Paradigme perdu.

1 - L'espèce humaine fait partie de la nature, c'est le produit de l'évolution du vivant ; elle a une réalité biologique et physique qui l'inscrit dans la nature : « La station verticale chez les hommes représente une étape sur la voie qui va du poisson à l'homo sapiens » A. Leroi-Gourhan, La Main et l'outil

2 - Mais « la marche bipédique, l'autonomie des mains, l'extension du cortex cérébral qui constituent la nature physique des hommes sont des propriétés devenues stables et définitivement acquises lorsque le corps a été réorganisé dans et par les habiletés perceptives, intellectuelles, techniques et langagières, rattachées à un art de vivre collectif » A. Leroi-Gourhan, La Main et l'outil. La naturalité de l'homme n'est jamais seulement naturelle.

II - Et ainsi pour saisir ce qu'est la nature de l'homme, ce qui le caractérise en propre, il faut prendre en compte le fait qu'un homme (membre de l'espèce humaine) ne devient spécifiquement humain qu'au sein d'une acculturation, grâce à une éducation, produits de l'artifice humain.

1 - L'expérience de pensée de l'état de nature le souligne à sa façon. Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité montre que deux des traits naturels des hommes, la perfectibilité et la liberté, traits qui font sa spécificité ne peuvent pas s'actualiser dans l'état de nature.

§ Fiche de lecture Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité

2 - L'expérience des enfants sauvages aussi ; c'est l'enseignement tiré par le médecin Itard qui a étudié le comportement de Victor de l'Aveyron : « l'homme n'est que ce qu'on le fait être » Mémoire sur Victor de l'Aveyron.

3 - Donc un petit d'homme ne devient véritablement humain que par une éducation : « nécessairement élevé par ses semblables […] il a joui de la plus belle prérogative de son espèce, la susceptibilité de développer son entendement par la force de l'imitation et l'influence de la société » J. Itard, Mémoire sur Victor de l'Aveyron. « L'homme n'a point d'instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa conduite, or puisqu'il vient au monde pour ainsi dire à l'état brut, il faut que d'autres le fassent pour lui » Kant, Réflexions sur l'éducation.

III - Pour montrer que l'homme n'est pas seulement et pas surtout un être naturel, on compare également assez naturellement (spontanément) l'homme et l'animal et on en conclut que l'homme n'est pas un animal comme un autre, n'est pas une entité naturelle comme les autres : « La perfectibilité est la capacité spécifiquement humaine de concourir à ses propres actions en qualité d'agent libre, alors que la nature fait tout dans celles des animaux » Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. « L'animal fait un avec la nature. L'homme fait deux » Vercors, Les Animaux dénaturés

1 - Certes il y a des animaux qui ont une protoculture et donc cela pourrait être une raison de considérer les traits culturels du comportement humain de la même manière que les traits culturels du comportement animal, c'est-à-dire comme une modalité de la naturalité.

2 - Mais il y a une façon spécifiquement humaine de forger une culture, et ce même si on défend une théorie évolutionniste de la culture :

« Le propre des sociétés humaines est de reposer sur des cultures symboliques » F. Héritier Hommes, femmes, construction de la différence.

§ Fiche de lecture : E. Cassirer, Essai sur l'homme

3 - Donc « l'émergence de la structure symbolique au cours de l'évolution constitue une discontinuité » J. Vidal, « Des machines, des animaux et des hommes », dans Si les lions pouvaient parler, on ne les comprendrait pas. Cette discontinuité entre l'homme et les animaux témoigne du fait que l'homme est un être naturel dont le statut particulier est d'être culturel.

§ Fiche de lecture E. de Fontenay Le Silence des bêtes

§ Fiche de lecture Montaigne Essais II, 2

4 - Mais tout aussi bien, on peut méditer la fiction philosophique de Vercors, Les Animaux dénaturés, qui montre les impasses relatives de cette démarche de spécification de la nature de l'homme par comparaison avec l'animal pour en conclure : « Ce que nous appelons humain n'est défini que par nous seuls. … C'est pourquoi il est nécessaire qu'une base légale fut établie tant pour l'admission de nouveaux membres que pour l'instauration de règlements applicables à tous. » Ceci revient encore à souligner combien l'homme n'est pas qu'un être naturel.

§ Fiche de lecture : Vercors, Les Animaux dénaturés

5 - Cela n'empêche pas les hommes de recourir aux animaux (comme métaphore, comme symbole) pour mieux se comprendre et mieux se guider ; l'animal peut servir de repoussoir comme de modèle. Dans L'Abeille (et le) philosophe, François et Pierre-Henri Tavoillot tentent de percer le succès de la métaphore apicole chez de nombreux philosophes et penseurs occidentaux.

IV - « La culture n'est pas simplement juxtaposée ni simplement superposée à la nature. En un sens elle se substitue à la nature, en un autre elle l'utilise et la transforme pour réaliser un système d'ordre nouveau » C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale. « Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme » Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.

1 – Vouloir délimiter concrètement la part respective d'inné et d'acquis est peu pertinent : « Comme tout organisme vivant, l'être humain est génétiquement programmé, mais il est programmé pour apprendre. Tout un éventail de possibilités est offert par la nature au moment de la naissance. Ce qui est actualisé se construit peu à peu pendant la vie par interaction avec le milieu » F. Jacob, Le Jeu des possibles.

2 – Les études ethnographiques sur l'acte de manger, sur la sexualité, sur la mort, sur les techniques du corps, ainsi que la proxémie mettent bien en évidence « l'interaction constante du biologique et du culturel » F. Jacob, Le Jeu des possibles. « Il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d'embrasser dans l'amour que d'appeler “table” une table » Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.

2015 Corine Pelluchon se nourrir par Morgane

§ Fiche de lecture M. Mauss, Anthropologie et sociologie.

§ Fiche de lecture E. Hall, La Dimension cachée

3 – «  défaut d'analyse réelle [distinguant empiriquement ce qui est naturel et ce qui est culturel], le double critère de la norme et de l'universel apporte le principe d'une analyse idéale » C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté

4 – De même la distinction logique entre instinct et institution est pertinente pour définir le propre de l'homme : « L'instinct traduit les urgences de l'animal, l'institution les exigences de l'homme » G. Deleuze, Instincts et institutions.

5 – Néanmoins il n'est pas paradoxal d'affirmer « la coutume est une seconde nature » Pascal, Pensées

6 – Par contre le réductionnisme physicaliste et le déterminisme biologique sont peu convaincants pour penser la nature de l'homme

§ Fiche de lecture : Schopenhauer, La Métaphysique de l'amour et de la mort

V - Pourtant ne peut-on pas considérer que des phénomènes typiquement humains comme la moralité, la croyance religieuse… ont un fondement naturel ?

1 – Une perspective évolutionniste expliquera l'émergence de la conduite morale par des mécanismes de sélection naturelle. Les normes morales sont ainsi naturalisées.

2 - Une autre façon encore de fonder sur la nature la conduite moralement bonne ou moralement mauvaise est de la faire découler d'une disposition naturelle, innée : « Conscience, instinct divin ! » Rousseau, La Profession de foi du vicaire savoyard.

3 – « Un [autre] moyen de naturaliser la morale c'est de moraliser la nature » J. Erhard, L'Idée de nature en France à l'aube des Lumières. La perspective naturaliste déduit le devoir être de l'être : être moral c'est écouter la voix de la nature, suivre la loi de la nature. Cette thèse se décline de bien des manières.

4 - Une perspective évolutionniste expliquera les croyances religieuses par des mécanismes de sélection naturelle. Les préceptes religieux sont ainsi naturalisés.

5 – Certains affirment que l'idée de Dieu est naturelle, que c'est une évidence des sens et/ou du cœur et / ou de la raison : « Les hommes sont faits naturellement en vue de la croyance » T. Reid, Essai sur les facultés de l'esprit humain.

6 – La religion naturelle, à distinguer des religions positives, serait bien la preuve du caractère naturel de la croyance religieuse : « Il n'est pas impossible d'attaquer une religion révélée parce qu'elle existe par des faits particuliers et que les faits par leur nature peuvent être sujets à dispute. Mais il n'en est pas de même de la religion naturelle ; elle est tirée de la nature de l'homme dont on ne peut pas disputer et du sentiment intérieur de l'homme dont on ne peut pas disputer non plus » Montesquieu, Lettre à l'évêque de Glocester.

7 - Néanmoins tout de la nature de l'homme n'est pas naturellement religieux.

VI - Mais n'est-ce pas une « illusion naturaliste que de croire que la nature pourrait fournir une base philosophique justifiable pour le droit, la morale, la religion »  ? (G.E. Moore, Principia Ethica)

1 - On peut souligner l'erreur logique qu'il y a à déduire le devoir être de l'être ; la moralité requiert la liberté, elle exige qu'on se situe à l'extérieur de l'ordre naturel.

2 - La morale véritable est, selon Kant, la morale du devoir et non de la sensibilité.

3 - « La conscience morale est une invention sociale » Durkheim, L'Éducation morale.

4 - Selon les maîtres du soupçon, la croyance religieuse s'explique par un certain contexte social, une certaine éducation.

VII - Bien comprendre que « l'être de l'homme est fait d'une étoffe si étrange qu'il est en partie apparenté à la nature et en partie non, à la fois naturel et hors de la nature, en quelque sorte centaure ontologique dont une moitié plonge dans la nature et l'autre moitié le transcende » (Ortega y Gasset, Œuvres complètes) permet de problématiser une série de questions.

(en s'aidant également des autres axes du chapitre)

1 – Nature et histoire

2 – Nature et liberté

3 – Y a-t-il un sens à parler de pratiques contre nature au sujet de l'homme ?

4 – Dire à quelqu'un « sois naturel » est-ce un bon conseil ?

5 – La vie sauvage

6 – D'après nature

7 – Faut-il se demander si l'homme est bon ou méchant par nature ?

8 – Quel sens et quelle valeur accorder à l'expression « seconde nature »

9 – L'éducation nie-t-elle la nature de l'enfant ?

10 – La culture est-elle la nature de l'homme ?

11 – Dire à quelqu'un « sois naturel » est-ce renoncer à l'idée de nature humaine ?

Axe B - Si par naturel, on entend ce qui est conforme à la nature comprise comme principe normatif, on postulera que, selon cet ordre des choses, l'homme est conduit naturellement (logiquement) à exister d'une manière bien définie qui constitue sa véritable nature (son essence) : « On emploie le terme “nature”, sous deux acceptions. La première acception a un sens actif, c'est lorsqu'on nomme la nature purement et simplement, on en fait une espèce d'être idéal […] ; l'autre acception ne présente qu'un sens passif, en sorte que lorsqu'on parle de la nature de l'homme, ce mot signifie la somme des qualités dont la nature prise dans la première acception, a doué l'homme » Buffon, Histoire naturelle. La question reste de savoir s'il est si naturel (spontané, simple) que cela d'y parvenir.

Remarques préalables

I - Entre le naturel (essentiel) et le naturel (familier, immédiat) en l'homme, il y a soit concordance, soit discordance.

1 – La question initiale de savoir s'il y a concordance ou discordance entre ce qui caractérise l'homme en propre et ses penchants naturels, suppose acquis le principe qu'il y a une nature véritable de l'homme. Bien des voix accréditent cette thèse. Néanmoins elles ne sont pas unanimes.

2 – On peut, comme les partisans des Lumières, concevoir la nature véritable de l'homme dénaturée par son attitude naturelle spontanée. Ainsi « l'homme est par nature affranchi de toute direction étrangère » (Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?), mais cependant il reste volontiers dans un état de minorité.

3 – Le romantisme renverse la perspective des Lumières et cherche l'authenticité dans cette attitude naturelle de s'enraciner dans sa communauté.

II - Si des pratiques humaines sont jugées conformes à la nature véritable de l'homme, corrélativement d'autres pratiques seront jugées contre nature.

1 – Pascal, dans les Pensées, médite sur la nature déchue de l'homme attirée naturellement par le divertissement et l'invite à se tourner vers Dieu afin d'épanouir sa véritable nature.

2 – « Chez Rousseau, il y a un état de nature qui est contraire à la ''nature de l'homme'' et qui est inférieur à l'état social où se réalise l'homme essentiel » M. Guéroult, Nature humaine et état de nature chez Rousseau, Kant et Fichte.

3 – Kant, dans Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, affirme que l'homme réalise sa nature rationnelle et raisonnable en s'éduquant à la liberté. Dans cette tâche, la nature qui lui donne l'impulsion initiale pour qu'il se détache d'elle, le guide en l'incitant à une discorde qui tend à l'aménagement cosmopolitique du droit, c'est à dire à la sortie de la nature.

4 – Sade, dans Justine ou les infortunes de la vertu, invite à se débarrasser de cette attitude que l'on prend pour naturelle et qui consiste à viser la vertu, alors que « le fort qui sacrifie le faible, voilà la nature ». Il faut cesser de dénaturer la véritable nature des choses, assumer la cruauté de la nature et faire d'une existence humaine qui suivrait les leçons de la nature, une seconde nature .

5 – Selon Freud, l'homme a naturellement (nécessairement et spontanément) une tendance à l'agressivité : « L'idéal d'aimer son prochain comme soi même […] rien n'est plus contraire à la nature primitive de l'homme » Malaise dans la civilisation. Le processus de civilisation, malgré son caractère frustrant et fragile (« les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels » id.) est le seul artifice qui rendra l'existence moins pénible et moins malheureuse mais ne changera rien à la nature véritable de l'homme.

Axe C - Mais si on soutient que « l'homme se définit par son absence de définition, que sa nature consiste a ne pas avoir de nature et qu'il n'a aucune détermination mais une déterminabilité à l'infini » (Fichte, Fondements du droit naturel), alors ce qui est naturel (logique) c'est de refuser la notion ambigu de nature humaine et de préférer celle de condition humaine.

I - « Tous les animaux sont achevés et terminés l'homme est seulement esquissé… Chaque animal est ce qu'il est, l'humain seul originairement n'est absolument rien » Fichte

1 - Certes la formulation est polémique, discutable et discutée

2 - Mais puisque l'homme « comble son manque d'instinct par la mise en place d'institutions » (Deleuze, Instincts et institutions), puisqu'il est « un spécialiste de la spécialisation » (K. Lorenz, Essai sur le comportement animal et humain), le propos de Fichte prend tout son sens.

3 - Et si chez l'homme, « l'existence précède l'essence » (Sartre, LExistentialisme est un humanisme), alors la notion de condition humaine est plus pertinente que la notion de nature humaine : « L'homme s'il n'est pas définissable […], c'est parce qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite et il sera tel qu'il se sera fait. Ainsi il n'y a pas de nature humaine » (id).

§ Fiche de lecture Sartre, LExistentialisme est un humanisme

4 - Toutefois la notion de nature humaine et celle de condition humaine offrent l'une et l'autre un cadre théorique pour penser l'historicité et la liberté constitutive de l'existence humaine.

II - Dans cette perspective, il n'y a aucune nécessité à s'en tenir à la configuration existante de l'homme ni à privilégier une vision humaniste.

1 - Les bio technologiques offrent les moyens techniques d'artificialiser le corps humain. C'est une conséquence logique de la thèse selon laquelle la nature de l'homme c'est de ne pas avoir de nature : « En manipulant le génome de cellules reproductrices et d'embryons unicellulaires, nous pouvons modifier le génome humain des générations suivantes. Nous pouvons donc changer l'espèce humaine ! Pour la première fois dans l'histoire du vivant, une créature sera capable de revenir sur sa création » I. Nisane, professeur de gynécologie au CHU de Strasbourg ITW à L'Obs 25/6/2015.

2 - Le transhumanisme est un courant de pensée qui considère que l'humanité est une expérience plutôt ratée et que les techniques à notre disposition permettront d'accéder au posthumain, suite de l'humain, une suite naturelle mais toute entière sous le signe de l'artifice.

3 – Penser cette artificialisation de l'homme de façon positive ou négative dépend en partie de la croyance ou non en une humanité devant se conformer à la nature des choses et donc à ne modifier à aucun prix.

Axe D - Même si la diversité des cultures est naturelle (au sens de « qui découle logiquement » du fait que l'homme n'est pas essentiellement un être naturel), chaque culture aura spontanément tendance à se considérer comme plus naturelle (conforme à la nature, jaillissant spontanément de l'ordonnancement des choses) que les autres. Plaider pour l'unité du genre humain et l'égalité des cultures n'est pas si naturel (spontané). Et pourtant certains diront que c'est une exigence naturelle (conforme à la nature des choses ou déduit logiquement de la condition humaine).

I « L'attitude la plus ancienne consiste à répudier purement et simplement les formes sociales qui sont éloignées de celles auxquelles nous nous identifions » C. Lévi-Strauss, Race et histoire.

1 – « […] pour de vastes fractions de l'espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires […] l'humanité cesse aux frontières de la tribu […] à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles mêmes d'un nom qui signifie “les hommes” […] impliquant ainsi que les autres tribus ne participent pas […] de la nature humaine » A. Finkielkraut, L'Humanité perdue. Car « nous appelons contre nature ce qui advient contre notre coutume » Montaigne, Essais

2 - Cette conviction selon laquelle sa culture correspond à la culture dans sa nature véritable, conduit à la hiérarchisation des cultures et à la distinction entre barbare et civilisé, et ceci au nom de sa culture posée comme norme, naturalisée : « On appelle barbare ce qui n'est pas de son usage » Montaigne, Essais.

§ Fiche de lecture R. Barthes, Mythologies

3 – C'est le même processus de légitimation d'une culture au détriment des autres qui est à l'œuvre quand on élit une autre culture que la sienne comme plus naturelle et donc meilleure : « Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que la nature a produits : là où ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages » Montaigne, Essais

§ Fiche de lecture Montaigne, Essais

II La neutralité axiologique à l'égard de la diversité des cultures est également contestée par le « racisme bio-inégalitaire » P. A. Taguieff, La Force du préjugé.

1 - Selon la doctrine raciste, l'identité culturelle des sociétés est déterminée par des caractères physiques héréditaires de leurs membres : « Le racisme consiste à caractériser un ensemble humain par des attributs naturels, eux-mêmes associés à des caractéristiques intellectuelles et morales qui valent pour chaque individu relevant de cet ensemble… » M. Wieviorka, Le Racisme, une introduction. « Ainsi, le cervelet du Huron contient en germe un esprit tout à fait semblable à celui de l'Anglais et du Français ! Je serais en droit de lui demander à ce Huron, s'il est égal à nos compatriotes, d'où vient que les guerriers de sa tribu n'ont pas fourni de César ni de Charlemagne » A. Gobineau, Essai sur l'inégalité des races humaines.

2 - Le racisme bio inégalitaire « met en œuvre des pratiques d'infériorisation et d'exclusion » M. Wieviorka, Le Racisme, une introduction. Il est nécessaire de préserver les sociétés supérieures de tout mélange et d'affirmer leur droit de dominer les autres sociétés : « Jusqu'à une époque récent l'homme d'Occident […] s'est imaginé que la civilisation se confondait avec sa civilisation et n'a cessé de regarder les peuples exotiques comme des “sauvages” abandonnés à leurs instincts […], entrant en contact pour exploiter leur pays » C. Lévi-Strauss, Race et histoire

III - Défendre cette neutralité axiologique devrait s'imposer naturellement (logiquement)

1 – Le racisme bio inégalitaire est inconséquent car la diversité des cultures est inhérente à la “nature” de l'homme comme l'est l 'acculturation des hommes. Par conséquent, « nous n'avons aucun sujet de juger qu'il y ait parmi les hommes une différence spécifique essentielle » même si « il se trouva un voyageur qui crut que les nègres, les chinois, les américains n'étaient pas de la même race » Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain.

2 – Aucune culture n'a une supériorité ou une infériorité absolue. Tout dépend du critère retenu : « Pour tout ce qui touche à l'organisation de la famille et l'harmonisation des rapports entre groupe familial et groupe social, les Australiens arriérés sur le plan économique, occupent une place si avancée par rapport au reste de l'humanité qu'il est nécessaire pour comprendre les systèmes de règles élaborés par eux de façon consciente et réfléchie, de faire appel aux formes les plus raffinées des mathématiques modernes » C. Lévi-Strauss, Race et histoire.

§ C. Lévi-Strauss, Race et histoire.

3 – Les tentatives d'élimination de la diversité et de la mixité culturelles sont des impasses : « La diversité fonctionne comme une sorte d'assurance sur l'avenir. Chez les êtres humains la diversité naturelle est renforcée par la diversité culturelle » F. Jacob, Le Jeu des possibles.

IV - Mais défendre cette neutralité axiologique c'est défendre le relativisme culturel, renoncer au naturalisme et à l'universalisme. Est-ce légitime ? Et pour trancher cette question invoquera-t-on la nature comme norme ?

1 – Si toutes les cultures se valent en tant que chacune exemplifie parfaitement l'idée de culture, et alors même qu'elles sont différentes, s'imposent deux conclusions. D'une part on défendra le relativisme culturel. D'autre part on abandonnera toute référence à la nature et donc à l'universel (on rappelle que par convention, on associe naturel et universel, culturel et relatif).

2 – Néanmoins puisque affirmer l'égale valeur des cultures c'est aussi affirmer l'unité du genre humain, un certain type d'universalisme n'est pas exclu même s'il ne prend pas la forme du naturalisme.

Axe E - Parler d'humanité dénaturée ou se sentir un individu dénaturé a-t-il un sens ?

I Oui, si on défend certaines convictions…

1 – … Si on pense qu'il existe une véritable nature de l'Homme que les hommes n'actualisent pas, on estimera alors que l'humanité en l'homme est dénaturée : « Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui, il leur reste quelque instinct de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence, qui est devenue leur seconde nature »Pascal, Pensées

§ Chap 2 B II

2 - Si on partage les convictions de Rousseau et d'autres, selon lesquelles un individu est vraiment lui-même, développe sa véritable nature s'il laisse s'exprimer son moi profond enfoui sous le moi de surface, s'il retrouve son moi naturel, spontané, originaire en se dépouillant des artifices du je de société alors un individu qui ne peut pas retrouver son moi profond sera jugé inauthentique. « Voulez-vous savoir l'histoire abrégée de presque toute notre misère, la voici, il existait un homme naturel : on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel ; et il s'est élevé dans la caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie » Diderot, Supplément au voyage de Bougainville.

3 - La vie en société est une comédie sociale qui étouffe l'expression naturelle de soi. La Bruyère, dans les Caractères, dénonce cette politique des apparences, cette « grandeur factice » : « Dans toutes les professions, chacun affecte une mine et un extérieur pour paraître ce qu'il veut qu'on croie; les hommes ne vivraient pas longtemps en société s'ils n'étaient pas les dupes les uns des autres » (Caractères, 87)

4 – Toutefois on peut tenter de corriger cette dénaturation et reconquérir ce naturel essentiel :

a) « Nous ne souffrons qu'à proportion que le vice résiste à la grâce surnaturelle » Pascal, Pensées.

b) « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature » Rousseau, Les Confessions.

II …mais on peut défendre une tout autre façon de voir les choses

1 - On se méprend quand on fait de l'artifice le symbole de la fausseté, et du naturel, le symbole de la vérité et quand on déplore que l'artifice l'emporte sur le naturel car chacun n'existe que par et dans l'artifice d'une culture. La notion d'individu pré-social n'a pas de sens : « l'individu naît de la société et pas la société de l'individu » R. Aron, Les Grandes étapes de la pensée sociologique

                  Chaque société inscrit l'ordre biologique (la façon de se rapporter à la nourriture, au repos, au temps, à la mort…) dans son ordre symbolique : « La douleur “intolérable”, le plaisir “inouï”; sont moins fonction de particularités individuelles que de critères sanctionnés par l'approbation ou la désapprobation sociale » Lévi-Strauss, Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss.

                  « Toutes les relations entre les individus au sein d'une même société sont codées socialement (même les plus intimes) » E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne

La pensée collective modèle la pensée individuelle : « Les structures cognitives que les agents sociaux mettent en œuvre pour connaître le monde sont des structures socialement incorporées »Bourdieu, La distinction

                  Tout ce que chacun croit tirer de son intériorité la plus intime, a une origine sociale; par exemple, R. Girard, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, explique que ce que l'individu croit être « son » désir est en fait un « désir mimétique ».

                  E. Durkheim, dans Le Suicide, veut montrer que ce qui semble relever strictement de la volonté individuelle (la décision de se suicider) se ramène à des facteurs sociaux : la cause du suicide doit être recherchée dans les rapports de l'individu à la société; en effet le suicide est plus fréquent dans les groupes sociaux caractérisés par un défaut ou un excès d'intégration, ou par un défaut ou un excès de contrainte sociale.

Et dans De la division du travail social, Durkheim précise : « Il ne faut pas présenter la vie sociale comme une simple résultante des natures individuelles, puisque, au contraire, c'est plutôt celles-ci qui résultent de celle-là. Les faits sociaux ne sont pas le simple développement des faits psychiques, mais les seconds ne sont en grande partie que le prolongement des premiers à l'intérieur des consciences […] par exemple si on voit dans l'organisation de la famille l'expression logiquement nécessaire de sentiments humains inhérents à toute conscience, on renverse l'ordre réel des faits ; tout au contraire c'est l'organisation sociale des rapports de parenté qui a déterminé les sentiments respectifs des parents et des enfants. Ceux-ci eussent été tout autres si la structure sociale avait été différente. […] Il n'y a rien dans la vie sociale qui ne soit dans les consciences individuelles, seulement presque tout ce qui se trouve dans ces dernières vient de la société ».

2 – Pascal, dans Le Deuxième discours sur la condition des grands, montre qu'on confondrait les registres si on déplorait que les grandeur d'établissement ne sont pas des grandeurs naturelles ou si on déplorait que les grandeurs naturelles ne sont pas honorées dans des grandeurs d'établissement.

§ Fiche de lecture Pascal, Le Deuxième discours sur la condition des grands

3 - C'est une erreur de compréhension de ce qu'est une interaction sociale que d'assimiler la codification des rôles sociaux à de la dissimulation inauthentique. Et s'il y a hypocrisie c'est au sens étymologique du terme (« jeu d'acteur ») : « Considérons le garçon de café […] il joue à être garçon de café […] mais du dedans le garçon de café ne peut pas être garçon de café, il est en représentation pour les autres » Sartre, L'tre et le Néant.

4 - On peut, à la manière du dandy, critiquer le fétichisme du naturel et faire l'éloge de l'artifice : « Nous sommes si niais que nous insistons toujours sur le naturel. D'autres sont plus avisés : à Londres, he is natural ne signifie rien d'autre que c'est un imbécile » Lichtenberg, Aphorismes. Sans compter qu'on peut estimer que « le naturel aussi est une pose » O. Wilde, Le Portrait de Dorian Gray

5 - Nous pouvons envisager une expression authentique de soi (être vraiment soi-même) sans qu'il faille la rattacher à un noyau substantiel pré social, naturel. On peut logiquement dissocier être naturel et être véritablement soi-même car notre identité personnelle n'est pas tant une réalité naturelle donnée qu'une construction dans un processus permanent de réappropriation de soi : « L'homme qui part à la découverte de soi-même, ne se livre pas à une contemplation passive de son être personnel. […] Il opère une véritable création de soi par soi […] La réalité du moi n'est pas une substance mais un acte c'est à dire qu'elle est pour chacun d'entre nous un vouloir vivre, non pas un donné mais un enjeu » G. Gusdorf, Lignes de vie« Le  “soi” à exprimer dans l'œuvre, loin d'être donné dans la personne de l'artiste est un “soi” qui résulte de l'œuvre » V. Descombes, Le Même et l'autre.

 

 

 

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Chapitre 3 : L'approche scientifique de la nature : un défi à la (dé) mesure de la nature prométhéenne de l'homme

A. L'attitude scientifique à l'égard de la nature n'a rien de naturel (si par attitude naturelle on entend une attitude spontanée, habituelle, familière)

I Faire preuve d'un esprit scientifique requiert de rompre avec les formes spontanées de pensée et de surmonter le penchant naturel à adopter ces formes de pensée : « L'objectivité scientifique n'est possible que si on a d'abord rompu avec l'objet immédiat, si on a d'abord refusé la séduction du premier choix, si on arrête et contredit les pensées qui naissent de la première observation. Toute objectivité, dûment vérifiée, dément le pré-contact avec l'objet. Elle doit d'abord tout critiquer : les sensations, le sens commun… loin de s'émerveiller, la pensée objective doit ironiser. Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. » Bachelard, Formation de l'esprit scientifique.

1 – L'anthropomorphisme, le finalisme, l'empirisme naïf produisent des représentations de la nature qui sont autant d'« obstacles épistémologiques » Bachelard, Formation de l'esprit scientifique.

2 – La nature objet de science est sans commune mesure avec la nature objet des perceptions quotidiennes régies par nos habitudes et par l'orientation de nos intérêts : « La science moderne substitue à notre monde de perceptions sensibles, monde dans lequel nous vivons, nous aimons, nous mourons, un autre monde : celui de la quantité, de la géométrie déifiée… ainsi le monde de la science se sépare entièrement du monde de la vie. En vérité, ces deux mondes sont tous les jours unis par la pratique mais pour la théorie, ils sont séparés par un abîme » A. Koyré, Études newtonniennes.

3 – La science dépouille la nature de ses charmes ou de ses sortilèges, « désenchante le monde » M. Weber, Économie et société. « Je travaille maintenant à examiner la vérité de la première [opinion], à savoir que la nature a horreur du vide […] pour vous ouvrir franchement ma pensée, j'ai peine à croire que la nature qui n'est point animée ni sensible, soit susceptible d'horreur, puisque les passions présupposent une âme capable de les ressentir » Pascal, Lettre à M. Périer, 15 novembre 1647.

4 – La science étudie la nature sans se donner d'autres moyens que naturels.

5 – L'avènement des sciences modernes signifie l'abandon d'une conception de la nature comme normative.

II Connaître scientifiquement la nature suppose de recourir à l'artifice de l'expérimentation afin de « se tenir face à la nature non comme écolier qui se laisse dire ses leçons mais comme un juge qui force les témoins à répondre aux questions qu'il pose » Kant, Critique de la raison pure. Le savant travaille sur des phénomènes qu'il a provoqués artificiellement et qui naturellement ne se présentent pas ainsi à lui.

1 – Le scientifique ne se contente pas d'observer la nature, il expérimente : « Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné, avec un degré d'accélération déterminé selon sa volonté […] quand Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal en leur ôtant ou en leur restituant quelque chose, ce fût une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit d'après ses propres plans » Kant, Critique de la raison pure. « L'observateur écoute la nature ; l'expérimentateur l'interroge et la force à se dévoiler » G. Cuvier, Histoire des progrès des sciences naturelles de 1789 à 1836 « On donne le nom d'expérimentateur à celui qui emploie les procédés d'investigation pour faire varier et modifier dans un but quelconque les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances ou dans des conditions dans lesquelles la nature ne les lui présentait pas. » C. Bernard, Introduction à la médecine expérimentale.

2 – Dans le dialogue expérimental, le savant sollicite la nature et se laisse solliciter par elle : « Le fait et l'idée collaborent à la recherche expérimentale. Le fait, plus ou moins clairement perçu, suggère l'idée d'une explication. Cette idée, le savant demande à l'expérimentation de la confirmer mais il doit se tenir prêt à abandonner son hypothèse ou à la modeler sur les faits... La nature éveille notre curiosité, nous lui posons des questions nouvelles auxquelles la nature réplique en suggérant de nouvelles idées et ainsi de suite indéfiniment. » Bergson, La Pensée et le Mouvant.

3 – Par conséquent la nature sur laquelle le physicien opère est une nature reconstituée en laboratoire, simplifiée : « Le réel n'est jamais donné, il est toujours construit » Bachelard, Formation de l'esprit scientifique.

III Connaître scientifiquement la nature est-ce penser que la nature livre ses secrets ? La réponse varie selon qu'on défend une option épistémologique externaliste ou internaliste.

1 – L'option épistémologique externaliste : Cournot donne à la science la tâche de « forcer la nature à livrer son secret, à dévoiler la loi mathématique simple et fondamentale qui se dérobe à la faiblesse de nos sens ou que masque la complication des phénomènes » Considérations sur la marche des idées. Car « la nature est écrite comme en langage mathématique » Galilée, L'Essayeur. Dès lors « la seule chose vraiment étonnante c'est qu'il y ait une convergence entre la nature et l'esprit humain telle qu'une structure mathématique librement inventée puisse atteindre la structure même du monde » Einstein, Comment je vois le monde.

2 - L'option épistémologique internaliste : « L'entendement ne puise pas ses lois a priori dans la nature mais les lui prescrit » Kant, Critique de la raison pure / « La mécanique quantique ne montre pas la nature telle qu'elle est mais à travers notre esprit humain » I. Stengers, I. Prigogine, La Nouvelle alliance.

3 – Quoi qu'il en soit, connaître scientifiquement la nature c'est la penser selon des lois. E . Boutroux montre, dans De la contingence des lois de la nature, que les niveaux de nécessité des lois naturelles différent selon qu'il s'agit de la matière inanimée (nécessité maximale) ou de l'espèce humaine (nécessité minimale).

4 – Quoi qu'il en soit « les théories passent, les grenouilles restent » J. Rostand, Carnets d'un biologiste.

B. La physique moderne cherche à connaître objectivement, rationnellement, expérimentalement la nature de la nature en tant que matière. Un exemple : la constitution de la science du mouvement qu'est la mécanique.

I Dans la science moderne la nature cesse d'être pensée comme le principe du mouvement ; elle devient un système de mouvements conçus comme des effets réguliers qui doivent pouvoir être décrits par des lois

1 - Pour Aristote « Tout être naturel a en soi-même un principe de mouvement et de repos » Physique, II. Tout phénomène naturel se déploie selon une fin. Ainsi par exemple Aristote distingue entre mouvements naturels (retour de l'objet à son lieu naturel) et mouvements violents (mouvement qui arrache l'objet à son lieu naturel).

2 - Galilée, lui, conçoit le mouvement comme une relation, il n'y a mouvement que par rapport à un point de repère : « le mouvement n'opère que sur la relation de ces mobiles à d'autres choses qui n'ont pas ce mouvement » De motu.

II La représentation scientifique de la nature (de l'univers) a une histoire : du monde clos à l'univers infini. L'idée de nature est en constante reconfiguration.

Voir le Chapitre 1 C II

C. La biologie cherche à connaître objectivement, rationnellement, expérimentalement la nature du vivant.

I La définition du vivant renvoie à divers concepts particuliers à la biologie : individualité, spontanéité, téléonomie, homéostasie, autogenèse, auto-organisation…

1 - Le concept de vivant recouvre au delà des êtres humains, l'ensemble du règne animal et du règne végétal, et il se distingue de la matière inerte. Le vivant n'est donc pas synonyme de nature ; il en est une des dimensions qui a ses propriétés spécifiques.

2 – Aristote invente le principe d'une classification des êtres vivants en genres et en espèces ; il s'agit de classer pour comprendre en cherchant aussi à comprendre l'organisme vivant à partir de ses fonctions.

Aristote distingue deux grandes catégories : le animaux qui ont du sang (les vertébrés)et les animaux qui n'en ont pas.

3 - Pour mettre en évidence la spécificité de l'organisme par rapport à la machine Claude Bernard emploie la notion d'idée directrice.

4 – Dans le domaine du vivant, « le hasard joue un rôle déterminant dans l'apparition de la vie et de son évolution » Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité.

5 – Par conséquent il semble difficile de faire du vivant un objet de science, si on prend la physique comme modèle de scientificité.

5.1 Il semble que La connaissance du vivant ne puisse se soumettre au critère de l'universalité

5.2 Il semble que la connaissance du vivant ne puisse se soumettre au critère de la nécessité.

5.3 Il semble que la connaissance du vivant ne puisse se soumettre à l'explication causale telle que la pratique la physique.

5.4 Il semble que la connaissance du vivant ne puisse pas se soumettre à la méthode expérimentale.

II « Avec le concept de programme appliqué à l'hérédité disparaissent certaines des contradictions que la biologie avait résumées par une série d'oppositions : finalité et mécanisme, nécessité et contingence, stabilité et variation » François Jacob, La Logique du Vivant. La biologie moderne fait de la connaissance du vivant une science

1 - La biologie moderne permet de résoudre la difficulté épistémologique liée à la nécessité de prendre en considération la finalité sans tomber dans le finalisme.

En effet, l'idée de programme génétique permet de distinguer une finalité transcendante qui renvoie à un dessein, une intention (on serait alors dans une perspective finaliste) et une finalité interne au vivant (celle de l'effectuation de l'A.D.N.).

2 - La biologie moderne permet de comprendre que la variation (au sein d'un même individu ou au sein d'une même espèce) ne soit pas un obstacle à ce que le vivant soit objet de science.

3 - La biologie moderne permet de penser sans contradiction la présence du hasard et de la nécessité : « Que l'histoire de la vie ait été aléatoire ne touche pas les lois d'organisation de la vie une fois celle-ci apparue. », J. Monod Le Hasard et la Nécessité.

III Pour rendre compte des espèces vivantes, s'affrontent des thèses inconciliables : Fixisme, sélection naturelle, créationnisme, théorie de l'évolution

1 – Le créationnisme et sa version moins rigoriste du « dessein intelligent ».

2 – La théorie de l'évolution conçue par Darwin et exposée dans De l'origine des espèces.

IV L'écologie « scientifique » (à distinguer de l'écologie politique qui utilise les acquis de l'écologie « scientifique » pour penser l'organisation de la société) est une branche de la biologie, qui étudie l'interaction entre les êtres vivants et leur milieu et qui postule qu'ils doivent parvenir à un certain équilibre.

1 - L'écologie étudie les êtres vivants et le milieu physique, le tout formant l'écosystème.

2 – Des concepts forgés par la science écologiques, le scientifique J. Lovelock déduit « l'hypothèse Gaïa » qui « part du principe que la biosphère est un système de contrôle actif et adaptatif capable de maintenir la terre en homéostasie». La Terre est un être vivant, l'hypothèse Gaïa

D. La géographie cherche à connaître objectivement, rationnellement, expérimentalement la nature de la terre.

I La géographie physique étudie le milieu naturel ; elle se divise essentiellement en géomorphologie et en climatologie.

1 - « Dans la mesure où l'entendement humain se rapporte à l'expérience, il lui semble impossible d'accroître tant soit peu l'étendue de son savoir sans connaître la géographie. » Kant, Géographie : « On trouve dans des montagnes schisteuses des marais remplis de poissons fossilisés, beaucoup d'empreintes de plantes indiennes et, ici ou là, des dents d'éléphants », Le Cours de géographie physique de Kant (cours qu'il a assuré de 1756 à 1796) § 77 à 79.

2 - La connaissance du milieu naturel géographique passe par la cartographie, ce qui suppose d' aller à la découverte du globe terrestre par des expéditions des explorateurs comme par des sondages des sismologues, d' établir des cartes.

3 – La géographie physique n'est-elle pas toujours en même temps géographie humaine, puisque la géographie humaine étudie la manière dont les hommes aménagent l'étendue physique terrestre ?

II Un des débats épistémologiques en géographie porte sur la question de savoir comment penser le « poids » du milieu naturel sur l'homme : déterminisme strict ? Conditionnement ? L'espace géographique n'est-il pas à la fois instituant et institué ?

1 - « L'empire du climat est le premier de tous les empires » Montesquieu, De l'Esprit des lois « Ce sont les différents besoins dans les différents climats qui ont formé les différentes manières de vivre » (id).

2 - « Toute la politique des États est dans leur géographie » Napoléon / « La géographie ça sert d'abord à faire la guerre » Y. Lacoste, La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre

3 - F. Braudel fait de la « géo-histoire » la grille de lecture des sociétés et de leur évolution : « obliger les géographes à prêter plus d'attention au temps et obliger les historiens à s'inquiéter davantage de l'espace » La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II.

Axe E. Les sciences humaines cherchent à définir la nature de l'homme. Nature et société sont-elles au même titre objet de science ?

I Attribuer à la connaissance de la nature humaine, le statut de science semble problématique si on prend pour modèle de scientificité les sciences de la nature : « Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique » Dilthey, Le Monde de l'esprit, introduction à l'étude des sciences humaines.

1 – Il semble impossible d'accéder à une connaissance objective, or l'objectivité est un critère de scientificité.

2 - Il semble impossible de se passer de l'explication par la finalité or une des conditions de la scientificité est d'éviter tout finalisme.

3 - Il est impossible d'établir des relations universelles et nécessaires entre les actions humaines or universalité et nécessité sont des conditions de scientificité.

II Toutefois, il est possible d'affirmer, dans des perspectives qui peuvent être opposées, qu'on peut légitimement qualifier de science les connaissances portant sur la nature de l'homme.

1 – La perspective naturaliste : « Traiter les faits sociaux comme des choses » Durkheim, Règles de la méthode sociologique.

2 – La perspective selon laquelle il y a deux modes distincts de scientificité, chacun adéquat à la spécificité de son objet : « Nous appelons sociologie une science qui se propose de comprendre par interprétation l'activité sociale » M. Weber, Économie et société.

3 – Les chercheurs en sciences sociales partagent avec les chercheurs en sciences de la nature le même refus du questionnement métaphysique comme celui des jugements normatifs et la même rupture avec le sens commun  La volonté de rigueur scientifique fait partie de l'intention de la sociologie » R. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle. « Il faut qu'en pénétrant dans le monde social, il [le sociologue] ait conscience qu'il pénètre dans l'inconnu » (Durkheim, Règles de la méthode sociologique). « On ne peut réduire la réalité sociale à la conception que l'homme qui vit dans cette société se fait » Lévi-Strauss, « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss » dans M. Mauss Sociologie et anthropologie.

Axe F. La connaissance scientifique de la nature prolongée par l'activité technique vise la maîtrise de la nature : « Devenir comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, Discours de la méthode). Relever ce défi prométhéen conduit à en poser d'autres, à relever aussi.

I « La science et la puissance humaine se correspondent dans tous les points et vont dans le même but » Bacon, Novum Organum.

1 - La science moderne se pense avec des prolongements techniques : « Au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent […] nous les pourrions employer en même façon, à tous les usages auxquels ils sont propres. » Descartes, Discours de la méthode

2 - Sciences et techniques sont donc une des manifestations de l'attitude prométhéenne de l'homme, constitutive de sa nature. « L'attitude prométhéenne [qui] consiste à utiliser des procédés techniques pour arracher à la Nature ses « secrets » afin de la dominer et de l'exploiter » P. Hadot, Le Voile d'Isis

II Mais l'essor technologique incessant s'appuyant sur des progrès scientifiques permanents ne risque-t-il pas de dénaturer le principe même de la technique (retournant la puissance sur la nature en impuissance, la libération en aliénation), de dénaturer l'homme (du moins dans sa configuration humaniste), et donc de devenir contre nature en tous les sens du terme ?

1 – Certes , par l'activité technique, l'homme exprime sa nature mais l'essor technologique incessant peut conduire à « la mort essentielle et existentielle de l'homme » H. Jonas, Le Principe de responsabilité.

2 – Certes la vocation de la technique est de nous rendre l'environnement naturel plus favorable, mais la technique ne peut être efficiente que si son efficacité n'entraîne pas d'effets qui contrecarrent cette vocation.

3 – « Les techniques nouvelles [biotechnologies, nanotechnologies, l'ingéniérie génétique, la révolution bio-lithique…] opèrent un changement du rapport de l'humain au monde si profond qu'il s'apparente à une rupture » H. Kempf, La Révolution bio lithique, rupture qui peut être jugée contre nature.

III Se pose donc avec acuité la question de savoir quelle valeur et quelle place accorder à l'approche scientifique et technique de la nature.

1 – Une perspective scientiste et positiviste affirmera qu'il faut lui accorder toute la place : « Le triomphe universel de la science arrivera à assurer aux hommes le maximum de bonheur » M. Berthelot, Science et morale. « Organiser scientifiquement l'humanité, tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse mais légitime prétention » E. Renan, L'Avenir de la science.

2 – Ceux qui jugent que bien des effets de la technoscience sont indésirables tant sur le plan éthique que sur le plan environnemental et que Prométhée s'est peut être transformé en Frankenstein, exigent un débat démocratique sur la question des orientations à venir et un engagement éthique des chercheurs …

§ Fiche de lecture H. Jonas, Le Principe de responsabilité

§ Fiche de lecture C. Fleur, L'Exigence de la réconciliation, biodiversité et société

§ Fiche de lecture H-S. Affaissa, Éthique de l'environnement : nature, valeur, respect

3 – … et encouragent à donner à la science toute sa place mais rien que sa place.

4 – Mais la question est-elle bien posée ? La technoscience est-elle responsable de ces évolutions problématiques concernant la nature comme la nature de l'homme ? N'est-ce pas aussi surtout le désir irrépressible de puissance et un système économique dont le ressort est la consommation sans limite, qui sont à questionner ?

4.1 Ainsi, c'est dans le cadre d'une réflexion sur les attitudes possibles face au désir que devraient se penser notre attitude face à l'essor technologique incessant.

4.2 L'essor technologique et scientifique incessant a une dynamique interne qui est amplifiée par un système économique, basé sur la relance permanente de la consommation.

5 – Quoi qu'il en soit, l'approche scientifique de la nature n'échappe pas aux rapports de forces idéologiques. La science n'est pas indépendante de la société.

 

 

 

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Chapitre 4 : L'art vise aussi à dévoiler une certaine vérité de la nature comme de notre nature

Axe A - C'est également (et pas seulement dans des théories scientifiques, métaphysiques ou religieuses) dans des productions artistiques, que l'homme exprime (aux deux sens du terme : faire connaître quelque chose et extraire d'une chose ce qu'il y a de plus précieux).

I - Traditionnellement le but de l'art est d'imiter la nature des choses comme celle de l'homme, de créer d'après nature

1 – Certes on peut déplorer qu'en imitant la nature, l'art dénature la véritable nature des choses ou la destinée naturelle des hommes. Selon Platon « l'art d'imiter est bien éloigné du vrai » République, livre X. Il invite donc, dans La République, à chasser les poètes de la cité idéale, celle qui est conforme à la nature des choses.

2 – Pourtant la création artistique a été pensée traditionnellement sous le signe de la mimesis, et appréciée pour sa vertu imitative. Cependant contrairement à ce qu'on peut croire naïvement, Aristote ou Léonard de Vinci ne conçoivent pas la mimesis comme une copie littérale de la nature : « La nécessité oblige l'esprit du peintre à se faire l'interprète entre la nature et l'art » Léonard de Vinci, Traité de peinture. Ainsi La vérité artistique d'un portrait (« criant de vérité ») n'a rien à voir avec l'exactitude du portrait robot : Léonard de Vinci dit vouloir peindre « le visage de tous les visages », Traité de peinture.

3 – Imiter la nature par l'art, c'est aussi imiter son élan créateur : « L'art ne fait qu'obéir à la loi organique de la nature qui est de produire des formes » R. Caillois, Esthétique généralisée.

4 – Les classiques ont vu dans la nature un idéal harmonieux que les œuvres d'art devaient reproduire ; par conséquent il ne s'agit pas d'imiter les aspects les plus sordides de la nature mais son bel ordonnancement qui est source d'élévation. L'ordre, la clarté et la simplicité qui caractérisent le classicisme en art, correspondent esthétiquement à la cohérence, la stabilité et à l'équilibre de la nature.

5 – Le naturalisme se donne pour tâche de représenter le plus fidèlement possible la réalité sociale et humaine

II - Toutefois on peut interpréter autrement le sens de l'expérience esthétique : l'artiste est l'architecte d'une seconde nature artificielle plus parfaite, modulée par l'esprit. L'art rompt avec la nature et le naturel.

1 – Non seulement « l'art quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature et [qu']il est comme un ver qui s'efforce en rampant d'imiter un éléphant » Hegel, Esthétique, mais surtout « il faudrait blâmer ceux qui croient avoir porté bien haut l'art, alors qu'ils ne savent lui donner comme fin suprême qu'une fin si médiocre » id. Hegel affirme que l'art n'est pas tant le miroir de la nature que de l'esprit. Ainsi l'art, selon Hegel, répond à un besoin humain fondamental : extérioriser l'intériorité et intérioriser l'extériorité pour que l'homme puisse s'y retrouver ; et donc, comme dit Malraux, « dans les portraits dus à un grand peintre ce nest pas le modèle qui nous intéresse mais lartiste, sa sensibilité, son imagination, son style. », La Métamorphose des dieux.

2 – Plutôt qu'imitation de la nature, l'art est un « anti-destin » Malraux, La Métamorphose des dieux. « Par l'art l'homme sort du monde qu'il subit pour entrer dans le monde qu'il gouverne » id. Nietzsche apprécie l'art en tant qu'expression d'une « anti-nature », Le Gai savoir (§ 80).

3 – Baudelaire demande dans Éloge du maquillage « Qui oserait assigner à l'art la fonction stérile d'imiter la nature ? » et selon des Esseintes, le personnage principal du roman de Huysmans, rebours, l'esthète se reconnaît à son mépris de la nature : « L'artificiel paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie humain. »

4 – Oscar Wilde défend l'idée selon laquelle ce n'est pas l'art qui imite la nature mais la nature qui imite l'art : « Les choses sont parce que nous les voyons et la réceptivité aussi bien que la forme de notre vision dépendent des arts qui nous ont influencés. […] De nos jours les gens voient les brouillards non pas parce qu'il y a des brouillards mais parce que les peintres et les poètes leur ont appris le charme mystérieux de tels effets » Le Déclin du mensonge.

5 – L'art abstrait est un processus de dénaturation : « L'art abstrait arrache le monde des mains de la nature afin d'en construire un nouveau dont l'homme soit le maître » note Malévitch dans Écrits.

III - Quoi qu'il en soit on peut considérer que l'art exprime une certaine vérité sur la nature humaine.

1 – Les œuvres d'art expriment un autre genre de vérité sur l'homme que celle visée par l'anthropologie et autres sciences de l'homme : « La poésie dit plutôt le général, l'histoire le particulier » Aristote, Poétique. « L'art révèle à l'âme tout ce qu'elle recèle d'essentiel, de grand, de sublime […] la vérité que l'homme abrite dans son esprit […]. L'art renseigne l'homme sur l'humain » Hegel, Esthétique.

2 – En analysant quelques romans de la littérature occidentale, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, R. Girard met en évidence la nature du désir humain dont une caractéristique essentielle est d'être mimétique.

3 – Dans Le Misanthrope, Molière montre comment l'amour intraitable de la sincérité est inconciliable avec la nature même de la vie sociale.

4 – Brecht, dans La Vie de Galilée met en scène combien l'investigation scientifique de la nature se heurte aux discours religieux sur la nature. Il expose également les espoirs que Galilée met dans la science moderne et ses applications techniques : elles amélioreront la vie des hommes grâce à la maîtrise de la nature.

IV - Et plus particulièrement l'art exprime une certaine vérité sur la nature, comme sur la façon dont les hommes la ressentent et en font l'expérience.

1 - « L'attitude orphique » (P. Hadot, Le Voile d'Isis) est une manière, autre que l'attitude prométhéenne, de percer les secrets de la nature.

2 – Certains vont même jusqu'à considérer que la nature de la nature se dévoilera de façon toute privilégiée dans les œuvres d'art.

3 – Chacun à sa manière, Ronsard, Lamartine, Hugo, ou Rimbaud dévoile poétiquement la nature.

4 - Le genre pictural de la nature morte veut rappeler que dans la nature humaine « tout est vanité » : le citron entamé, la souris dévoreuse ou les noisettes cassées peints dans un tableau de Willem Claezs (1645) veulent le rappeler.

5 – Pour les romantiques, les hommes et la nature sont dans un rapport spéculaire ; qu'elle soit l'expression du chaos ou lieu d'extase, la nature est le reflet de l'âme humaine : Rousseau immergé dans la nature dit ressentir « des extases, des ravissements inexprimables à me fondre, pour ainsi dire dans le système des êtres, à m'identifier à la nature entière » Rêveries du promeneur solitaire.

6 - L'Art Nouveau (fin XIXe) par ses ornements floraux dit la force organique de la plante, le rythme de la vie et veut signifier la nostalgie du monde naturel préindustriel.

7 - L'histoire de l'art est jalonnée de représentations animalières : des scènes de chasse à la représentation d'animaux exotiques en passant par des scènes pastorales... Le peintre expressionniste Franz Marc, dans son tableau intitulé Cheval Bleu 1 de 1911, fait de l'animal un être moral et l'image idéale de l'homme.

8 – Dans Noces, Camus rend un hymne à cette entente amoureuse de la nature et de l'homme.

9 – Dans le roman d'Italo Calvino, Le Baron perché, le personnage principal dit sa jubilation de vivre au sein de la nature en échappant à toute interaction sociale.

10 – The Tree of life de Terrence Malick est un poème cosmique, centré donc sur la nature, la vie, la mort, la religion.

V - La nature peut être aussi le matériau de la création artistique, lui offrant l'occasion d'exprimer pleinement sa nature (de rendre compte de la nature de la nature comme de la nature de l'expérience esthétique).

1 – L'art des jardins : « Par rapport à la nature ordinaire- la prose, le jardin doit être un poème héroïque. C'est un programme de transformation où tout et minutieusement réglé », J. Baltrusaïtis, Jardins en France.

2 – Le genre pictural du paysage : Un paysage n'est pas naturel. Certes les montagnes et le ciel ne sont pas des artifices, mais c'est le regard que nous portons sur eux qui fait paysage. Et ce regard est un produit de l'histoire et de l'histoire de l'art. « On s'est rarement avisé qu'il n'y a pas encore de paysage quand toutes sortes de choses sont juxtaposées sur un morceau de sol terrestre […] Le paysage naît à partir du moment où des phénomènes naturels juxtaposés sur le sol terrestre sont regroupés par un mode particulier d'unité, différente de celle que peuvent embrasser dans leur champ de vision le savant et sa pensée causale, l'adorateur de la nature et son sentiment religieux, le laboureur ou le stratège et leur orientation finalisée », G . Simmel, La Tragédie de la culture, « Philosophie du paysage ».

3 – Le Land art.

4 – Le Body art.

5 – Le sculpteur espagnol Angel Ferrant qui crée une sculpture de coquille d'escargot et de racines, l'artiste contemporain Hkanson qui compose une œuvre avec des essaims d'insectes font des entités naturelles et des processus naturels la base de leur projet esthétique.

6 – L'eco art

* Article de Charlotte Gould dans le numéro 13 de la revue Atala

VI - Ainsi la nature est (aussi) un objet culturel. On pourrait donc plagier R. Lenoble qui dit « on a toujours observé la Nature, seulement ce n'était pas la même », Histoire de l'idée de nature, en affirmant qu'on a toujours fait de la nature un objet esthétique mais différemment selon les cultures et, au sein d'une même culture, différemment selon les courants artistiques historiquement situés

1 – L'évocation de la nature dans l'art préhistorique est sans commune mesure avec l'évocation de la nature dans la peinture romaine dite pompéienne

2 – La représentation classique versus la représentation baroque de la nature

3 - Jardin à la française versus jardin à l'anglaise

4 - La tradition occidentale et la tradition chinoise du paysage

5 – Dédier un musée à la nature est bien en faire un objet culturel : Le Musée de la Chasse et de la Nature à Paris

6 - Donc il est vain de chercher une règle commune, une clé commune à des œuvres si différentes produites à des époques si dissemblables. Peut-être existe-t-il un point commun : la nécessité à toutes les époques et sous toutes les latitudes de prendre pour référence la nature, de dialoguer avec elle et à travers ce dialogue de s'y mesurer.

Axe B - Méditer sur les rapports entre nature et art permet de saisir que l'expérience esthétique et la notion de beauté sont peut être moins naturelles qu'on le croit.

I – Certes, des traits naturels caractérisent l'expérience esthétique, mais elle ne se réduit pas à ceux-là et certains traits dits naturels ne le sont peut être pas.

1 – « Il est impossible de penser le phénomène de l'art hors de la rencontre du biologique et du culturel » Naturaliser l'esthétique, ouvrage collectif dirigé par J. Morizot.

2 – Naturaliser l'esthétique consiste aussi à prendre en considération l'art en tant que constante anthropologique.

3 – Les émotions esthétiques sont quasiment du même ordre que les émotions naturelles. Mais quasiment seulement. Les émotions esthétiques n'ont pas le même régime que les émotions naturelles ; le « paradoxe du comédien » mis en évidence par Diderot est une des façons de le montrer.

4 – « Définir le bon goût comme un sentiment c'est affirmer son caractère naturel » J. Erhard, L'Idée de nature en France à l'aube des Lumières. Mais on peut douter que le goût soit naturel, car aucun sentiment n'est naturel et avec P. Bourdieu, on peut contester « le mythe du goût inné » La Distinction.

5 – Si on affirme l'universalité du goût, on peut également conclure que le goût est naturel. Mais on peut contester aussi la thèse universaliste. Et on peut défendre une théorie institutionnelle de l'art.

6 – Et le génie n'est-il pas un don de la nature ? « Le génie est la disposition innée de l'esprit par laquelle la nature donne ses règles à l'art », Kant, Critique de la faculté de juger. Mais cette conception est discutable.

II - Certes, on parle spontanément de beauté naturelle, la nature artiste suscitant une expérience esthétique intense, on peut même en faire une norme de la beauté visée par l'art. Mais on peut renverser cette perspective.

1 – Kant, dans la Critique de la faculté de juger, remarque que nous trouvons belle la nature quand son spectacle ordonné et mesuré s'accorde au jeu de nos facultés ou quand un certain désaccord engendre ce sentiment esthétique du sublime, forme excessive de beauté.

2 – La beauté naturelle suggère une nature artiste, c'est comme si une intelligence artiste divine, présidait aux manifestations de la nature : « Qu'est-ce donc qui peut m'empêcher de conclure à quelqu'un qui pour quelqu'un a fait cette coque curieusement conçue, tournée, ornée ? », P. Valéry, Variété « L'homme et la coquille ».

3 – Et c'est donc dans la nature que l'artiste trouvera la beauté qu'il va essayer, de façon analogique, de reproduire à travers une œuvre : « C'est la nature et la nature seule qui est créatrice de beauté et d'art ; les structures naturelles produisent le pouvoir d'apprécier la beauté et le plaisir esthétique. », R. Caillois, L'Esthétique généralisée. La nature vaut comme critère du beau et elle modèle l'expérience esthétique.

4 – Mais pourtant « la beauté n'est pas une qualité des choses mais un sentiment », Hume, De la norme de goût.

5 – On peut critiquer la thèse de la nature artiste comme de la nature modèle : « La nature imite l'art », O. Wilde, Le Déclin du mensonge ou la vérité sur l'art, « C'est la montagne Sainte Victoire qui ressemble au tableau de Cézanne et non le tableau de Cézanne à la montagne Sainte Victoire », Merleau-Ponty, L'Œil et l'esprit. Ainsi on peut souligner le rôle de l'art dans la formation d'une disposition sensible de l'homme pour la nature.

6 – Ou bien, tout en considérant qu'il est fondé de parler d'une nature intrinsèquement belle, on peut, avec Hegel, défendre l'idée que « le beau artistique est supérieur au beau naturel parce qu'il est un produit de l'esprit », Esthétique. Et parce que « tout ce qui vient de l'esprit est supérieur à la nature », Esthétique.

 

 

 

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Chapitre 5 : La société à l'épreuve de la nature (et réciproquement)

A. Les hommes vivent-ils naturellement en société ?

Axe I - La question peut signifier : l'état originaire de l'homme est-il un état socialisé ?

1 - « Que la cité soit antérieure à l'individu, cela est évident » Aristote, La Politique. Vivre en société est naturel (originaire) pour les hommes car sans elle ils ne pourraient pas survivre : « ce qui donne naissance à la société c'est l'impuissance où se trouve l'individu à se suffire à lui-même » Platon, La République.

2 - Certes Rousseau ne le nie pas. Mais cela ne lui semble pas une raison suffisante pour ne pas définir l'homme à l'état de nature (l'homme naturel, non socialisé). Il le fait « par des raisonnements hypothétiques et conditionnels plus propres à éclairer la nature des choses qu'à en montrer la véritable origine » Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité.

* Fiche de lecture Rousseau Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité

II - La question peut signifier : les hommes vivent-ils spontanément (avec naturel) en société ?

1 - Des horizons de pensée les plus divers ont affirmé que la sociabilité, le goût de vivre en société, est inné : « Un instinct général de société qui peut s'appeler philanthropie se trouve dans l'homme » Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain

« L'homme est naturellement pour l'homme le plus utile et le plus précieux des biens » Cicéron, Des biens et des maux.

2 - Pourtant les hommes ne semblent pas vivre de bon gré en société, car elle est une source permanente de contraintes, de compétition usante, un théâtre de la comédie sociale et de l'inauthenticité : « Tout ce qui n'est point dans la nature a ses inconvénients et la société civile plus que tout le reste » Rousseau, Du contrat social.

3 - Cependant ils doivent reconnaître, même si ce n'est pas dans un élan naturel, que l'épanouissement de la véritable nature de l'homme passe par la vie en société : « quoiqu'il se prive dans cet état [l'état social] de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés se développent, les idées s 'étendent, les sentiments s'anoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point… » Rousseau, Du contrat social.

III - La question peut signifier : Les hommes vivent-ils nécessairement (une des caractéristiques du naturel) dans ce milieu artificiel qu'est une société ?

1 - Certes, l'ordre social est artificiel et symbolique (« les faits sociaux sont le produit de dispositifs symboliques » J. Searle, La Construction de la réalité sociale), mais il n'en est pas moins nécessaire (une des caractéristiques de la nature) car « L'ordre social, si peu naturel qu'il soit, doit son existence à une particularité de la nature humaine » (N. Elias, La Société des individus).

2 – Par conséquent, on peut considérer, avec Hume : « Quand une invention est évidente et absolument nécessaire, on peut la dire naturelle tout aussi bien qu'on le dit de toute chose qui procède de principes originels immédiatement et sans l'intervention de la pensée et de la réflexion » Hume, Traité de la nature humaine.

Axe B. S'il est naturel (originaire, nécessaire) que les hommes vivent en société, leur manière de faire société est culturelle.

I - Puisque la nature des sociétés humaines réside naturellement dans l'artifice du symbolique, chaque société a sa manière de faire société, qui diffère en nature des autres sociétés.

1 - Toute société repose sur des institutions qui organisent la vie collective : « Rites, normes, valeurs constituent les instruments de régulation sociale, instruments qui amènent les individus à participer aux attitudes collectives, à remplir correctement les rôles sociaux et à respecter les mœurs » H. >Mendras, Le Changement social.

Cela se décline différemment selon les sociétés.

2 - Une société ne s'établit et ne perdure que si elle parvient à se constituer comme communauté symbolique. La grammaire sociale des significations crée un monde commun permettant la communication entre les acteurs sociaux.

Cela se décline différemment selon les sociétés.

3 - Toute société se donne des statuts et des rôles qui définissent l'identité sociale des individus et qui structurent toutes les interactions sociales.

Cela se décline différemment selon les sociétés.

4 - Une sociabilité sans fins directement utilitaires, mais fortement investie affectivement assure également la cohésion sociale. La conversation, les fêtes, les jeux de sociétés, les salons, les clubs, les cafés, les réseaux sociaux, mais aussi « une réunion momentanée d'individus soumis à une émotion forte à la suite d'un événement ou d'un discours provoquant la peur, la haine, l'enthousiasme, l'amour » (Gustave Le Bon, La Psychologie des foules), sont « des formes de socialisation » G. Simmel, Sociologie, étude sur les formes de socialisation. Toutes ces formes sont le fruit d'une histoire.

Cela se décline différemment.

II - Le lien social est donc à la fois naturel et conventionnel

1 – S'il est naturel (originaire) de faire société, il est tout aussi naturel (logique car conforme à la nature de l'homme, son essence) que le lien social soit conventionnel.

2 - La coutume fonctionne comme une seconde nature

* Chapitre 2 D

III - Par conséquent répondre à la question de savoir ce qui est naturel dans tel ou tel comportement social supposera de bien distinguer les différents sens de naturel.

1 – L'égoïsme semble naturel (spontané, nécessaire, universel, normal) : « L'intérêt parle toutes sortes de langues, joue toutes sortes de personnages, même celui du désintéressé » La Rochefoucauld, Maximes. Toutefois ce diagnostic sur la nature humaine ne fait pas l'unanimité.

2 – La thèse de la nature pacifique de l'homme est-elle pertinente ? La violence est-elle naturelle ?

3 - Dire que le respect de l'autre est naturel n'a pas le même sens selon les raisons qui nous poussent à manifester ce respect. La distinction pascalienne entre grandeur naturelle et grandeur d'établissement (Deuxième discours sur la condition des Grands) nous le fait bien comprendre.

IV - Cette thèse selon laquelle la société humaine se fonde naturellement sur l'artifice, conduit à se demander s'il est judicieux de penser la société dans des catégories naturelles.

1 - Le modèle organiciste de la société (parler de « corps social », diagnostiquer les dysfonctionnements d'une société comme le signe d'une société « malade ») est-il le plus pertinent ?

2 – Les sociétés animales peuvent-elles donner des leçons aux sociétés humaines ?

* Chapitre 5 C IV

Axe C. La nature en politique.

I - Il est dans la nature de l'homme de faire de la politique. Cela n'empêche pas que la politique soit un art.

1 - « La cité [polis /politique] est au nombre des réalités qui existent naturellement […] l'homme est par nature un animal politique » Aristote, Politique. Car « il n'y a qu'une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux animaux ; le fait qu'ils aient la perception du […] juste et de l'injuste, avoir de telles notions en commun c'est ce qui fait […] une cité » (id).

2 - Toutefois l'activité politique qui consiste à définir le bien commun dans les affaires publiques, et à dégager les moyens adéquats pour y parvenir, n'a rien de spontané : « Quant à la politique […] elle doit surtout à l'art », Platon, Lois.

3 - La façon de faire de la politique découlera de la conception qu'on se fait de la nature humaine. Machiavel, dans Le Prince, déduit, de sa conception de l'homme, l'art de la politique qu'il propose aux princes : « Les hommes sont naturellement méchants. »

II - Pour que l'homme réalise (prenne conscience de et concrétise) sa nature politique, il est pédagogiquement judicieux qu'il s'imagine sortir de l'état de nature : « La première chose que l'homme se trouve obligé d'admettre s'il ne veut point nier le concept de droit est le principe suivant : il faut sortir de l'état de nature, en lequel chacun n'en fait qu'à sa tête, et s'unir à tous les autres (avec lesquels il ne peut éviter d'entrer en rapport réciproque) dans une commune soumission à une contrainte publique, légale, extérieure, c'est-à-dire qu'il faut entrer avant tout dans l'état civil » Kant, Doctrine du droit.

1 – Dans son usage politique, le concept d'état de nature, expérience de pensée et non réalité naturelle, désigne la situation où se trouvent les hommes en l'absence de pouvoir juridico-politique, « privés de toute organisation politique » Hobbes, Éléments du droit naturel et politique.

2 – On peut alors concevoir que l'état civil (l'état juridico-politique) vient se substituer artificiellement à l'état de nature. Il n'existe alors pas entre les hommes, antérieurement à la décision de faire société, de relations d'autorité naturelle. Il existe seulement des relations d'égalité dès lors que les individus ne peuvent être liés qu'en vertu de leur consentement au sein d'un contrat.

3 – La nature de l'état civil est fonction de l'idée qu'on se fait de l'état de nature. Hobbes, dans le Léviathan et Rousseau, dans Du Contrat social, conçoivent l'ordre social et politique différemment car ils n'ont pas la même conception de l'homme à l'état de nature.

III - Étant donné que « la justice est la première des vertus sociales », J. Rawls, Théorie de la justice,, il est nécessaire de trancher la question de savoir s'il faut se référer à la nature comme modèle de justice. Doit-on partager l'idée que « dans les rapports entre les hommes comme dans les relations physiques entre les choses, la Nature représente à la fois ce qui est nécessairement et ce qui devrait être », J. Ehrard, L'Idée de nature en France à l'aube des Lumières ?

Autrement dit quel sens et quelle valeur accorder à la référence au droit naturel ?

 

1 – La plupart de ceux qui font l'hypothèse que le droit naturel existe font également de la nature un principe normatif : « Le droit naturel c'est l'ensemble des normes indépendantes de tout droit positif et supérieures à lui » M. Weber, Économie et société. Et cela que l'on soit partisan du droit naturel classique ou partisan du droit naturel moderne, que l'on défende une égalité par nature entre tous les hommes ou qu'on justifie un traitement inégalitaire au non de hiérarchies naturelles.

2 – Dans cette perspective, Hobbes est une exception. Il définit le droit naturel comme « la liberté qu'a chacun d'user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation et la satisfaction de sa propre nature », Léviathan. . Par conséquent revendiquer son droit naturel c'est instaurer « la guerre de tous contre tous ». Le droit positif doit donc se fonder sur autre chose que le droit naturel, pour être juste.

3 – Historicistes, nominalistes, positivistes affirment que le droit naturel n'existe pas et que la nature n'est en rien un principe normatif : « Le droit n'est référé à aucune nature, pas même à une nature humaine, mais à l'histoire » F. Ewald, L'État-providence. Se demander si par nature les hommes sont égaux ou inégaux, est-il pertinent ?

4 – Mais alors comment continuer à distinguer légal et légitime, ce qui semble nécessaire si on ne fonde pas dans le fait même de la légalité le principe de la légitimité et si on veut promouvoir un idéal de justice: « C'est parfaitement sensé et même nécessaire de parler de lois injustes […] On ne peut pas se passer du droit naturel » Leo Strauss, Droit naturel et histoire.

5 – Mais on peut refuser de faire de la nature un modèle de justice tout en admettant qu'on doive évaluer la justice des lois positives. F. Ewald propose de se référer à une méta-norme qui sera d'ordre conventionnel et non naturel.

6 – Mais cette méta-norme peut-elle vraiment être normative si elle est conventionnelle ? Peut-on vraiment abandonner toute référence au droit naturel ?

IV - Dans l'action politique le paramètre « nature » est toujours pris en compte à des fins heuristique, prescriptive ou critique.

1 - Tout gouvernement adopte une politique de santé publique, d'hygiène publique mais aussi une politique de régulation des naissances, d'assurance maladie. Il se mêle de la vie et de la mort des individus qu'il gouverne. M. Foucault forge la notion de biopolitique pour désigner la substitution « d'un pouvoir lacunaire, global à un pouvoir continu individualisant, tel que chaque individu puisse être contrôlé à la place des contrôles globaux de masse » Foucault, Dits et écrits (« Les mailles du pouvoir », 1976).

2 - Un débat politique porte sur la question de savoir si on peut justifier des choix sociaux et politiques à partir de la biologie. Partisans du racisme, du darwinisme social, de la sociobiologie affirment que oui. Leurs adversaires y voient un réductionnisme abusif : « Elle [la biologie] ne saurait imposer ni suggérer aucune doctrine » Jean Rostand, L'Homme.

3 - S'il est incontestable que le milieu naturel influence l'organisation d'une société, il reste en débat la question de savoir s'il y a un déterminisme naturel qui pèse sur les sociétés. Montesquieu affirme que « l'empire du climat est le premier des empires », De l'esprit des lois.

4 - Les conseils pour bien gouverner reposent sur la conviction qu'il y a des constantes psychologiques de la nature humaine : « L'humain ne peut se soustraire à l'inégalité, qui est partie intégrante de l'inné et qui les divise en meneurs et menés. Ces derniers sont la grande masse, ils ont besoin d'une autorité qui prenne les décisions pour eux, et qu'ils acceptent d'habitude sans conditions » Freud, Correspondance avec Einstein, 1932.

5 – Si tant de métaphores empruntées au monde naturel sont présentes dans bien des discours politiques, cela témoigne de la force idéologique de la référence à la nature : « tutsi cancrelat » ou « vermine juive », « jungle des villes » ou « chiens de journalistes », les occurrences sont innombrables… Tocqueville décrit la société démocratique à l'aide d'une métaphore animalière : « Je vois une foule d'hommes semblables qui tournent […] pour se procurer de petits plaisirs […] un pouvoir immense se charge seul d'assurer leur jouissance […] c'est ainsi que tous les jours il rend moins utile l'emploi du libre arbitre […] il réduit chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger » De la démocratie en Amérique.

Axe D. Aucune société ne peut désormais faire l'économie d'une politique de la nature, ce qui exige également de repenser la nature de la politique.

Remarque préalable : Nous présentons ici quelques-unes des options idéologiques et politiques contemporaines. Nous analyserons, dans le chapitre 6, le bien-fondé des présupposés ontologiques et moraux des positions en discussion, ainsi que les conséquences existentielles jugées positives ou négatives.

I - Nous serions entrés dans l'anthropocène, nouvel âge géologique, marqué par la capacité de l'homme à transformer l'ensemble du système Terre : « Les hommes sont devenus collectivement des agents géologiques pouvant modifier ou surpasser certains processus du système planétaire, au point d'influencer la dynamique de la biosphère et d'affecter en retour les soubassements de nos sociétés, voire notre propre condition anthropologique », Article « Anthropocène » dans Dictionnaire de la pensée écologique dirigé par D. Bourg.

1 – Plusieurs arguments scientifiques plaident en faveur de l'anthropocène.

2 – Le réchauffement climatique, la pollution sonore qui éloigne le insectes et perturbe la pollinisation, la non-soutenabilité des bio-capacités de la terre compte tenu des activités humaines, l'épuisement des ressources naturelles non renouvelables… autant de mutations profondes qui bouleversent la biodiversité, les milieux physiques ainsi que les conditions naturelles propres à un cadre de vie de qualité pour les humains.

3 – Le plus souvent sur l'anthroposcène, cette crise environnementale (les modifications de l'environnement constituant des nuisances) est présentée comme une défiguration de la Terre, un dérèglement de la nature, un déséquilibre ou un désordre ruinant l'harmonie naturelle.

4 – Mais J. Lovelook dans La Terre est un être vivant, l'hypothèse Gaïa, met autrement en perspective l'anthropocène

5 – Quoi qu'il en soit, « la nature est une dimension de notre histoire et nous lui avons donné une histoire », S. Moscovici, Hommes domestiques, hommes sauvages.

II - Négocier cette « crise écologique » majeure suppose de transformer nos rapports économiques, sociaux et politiques comme nos modes de vie et de penser : « des solutions et des alternatives essaiment partout dans le monde, dans la pensée comme en pratique », F. Augagneur, D. Rousset, Révolutions invisibles. Faisons un état des lieux des propositions les plus marquantes et des débats politiques qu'elles suscitent.

Remarque préalable : On examine, dans le chapitre 5, la cohérence des propositions et leur faisabilité politique, alors que, dans le chapitre 6, on évaluera les choix métaphysiques, moraux, existentiels que celles-ci supposent ou induisent.

1 – Atténuer ou corriger les méfaits écologiques de nos pratiques ou bien encore s'adapter aux changements environnementaux, ou bien encore viser un développement durable s'inscrit dans une logique de gestion soutenable et/ou de résilience. Jusqu'à quel point cela peut s'avérer des stratégies efficaces ?

2 – Viser la décroissance et renoncer à l'impératif économique de rendement incompatible avec l'impératif écologique de ménagement. Jusqu'à quel point cette perspective a des chances de succès quand on sait combien l'attrait pour l 'hédonisme consumériste est fort et combien il est incompatible avec la sobriété requise dans une optique de décroissance, quand on connaît la puissance du désir de puissance, quand on connaît la force du modèle économique existant ? Et si c'était possible, est-ce souhaitable ?

3 – Donner à la nature une valeur monétaire afin d'y faire plus attention. Mais évaluer économiquement chaque élément de la biodiversité afin de mieux la protéger n'a-t-il pas des effets pervers incompatibles avec une certaine exigence écologique.

4 – Miser sur la géoingénierie et la révolution biolithique afin de « remplacer » la nature. De telles perspectives de manipulation des flux énergétiques et biochimiques ne manquent pas de soulever des questions.

5 – Opter pour une pédagogie des catastrophes. Mais la notion de « catastrophisme éclairé » (J. P. Dupuy), comme celle de principe de précaution ne posent-elles pas plus de problèmes théoriques et pratiques qu'elles n'en résolvent ?

6 – Climat, énergie et société à l'horizon 2050 : une Bretagne en transition, Rapport du Conseil Économique, Social, Environnemental Régional de Bretagne (octobre 2015).

7 – Quelques articles pour prolonger la réflexion…

* Articles du Monde parus à l'occasion de la COP 21

III - Faire face à cette « crise écologique » suppose de faire entrer l'écologie en politique et de repenser la nature de l'action politique.

1 – Certes on pourrait croire que la montée des eaux de la mer ou l'extension des terres arides ont peu de chances de rivaliser avec l'expansion du terrorisme, l'intensification des guerres, les tensions liées à la montée des inégalités . Mais pourtant résoudre certains problèmes écologiques serait facteur de paix et de prospérité.

2 – Certains considèrent que l'urgence de la crise écologique exige pour surmonter l'immensité des défis et alors que les individus n'y sont pas prêts, un pouvoir autoritaire prenant des décisions drastiques soit sous la forme d'une « tyrannie bienveillante » (H. Jonas, Une éthique pour la nature), soit sous une forme punitive voire de type éco-fasciste ?

3 – D'autres estiment que « l écologie doit être subversive en questionnant l'imaginaire capitaliste qui domine la planète ». C. Castoriadis, Fenêtre sur le chaos.

4 – À moins de vouloir « avec l'écologie, réinventer la démocratie » C. Fleury, Ernest.fr mai 2014.

5 – Quoi qu'il en soit, on ne peut pas évacuer la question de la justice environnementale reposant premièrement sur l'équité de la répartition de l'effort visant à limiter l'empreinte écologique nocive, deuxièmement sur l'égalité d'accès aux biens naturels comme l'eau, l'air pur…, troisièmement sur une solidarité intergénérationnelle.

6 – On doit également intégrer dans les institutions juridiques les droits fondamentaux en matière d'environnement

Axe E. « La nature constitue un marqueur extraordinairement transversal d'enjeux de société » J. Lévy, Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés (article « Nature et société »).

I - Masculin, féminin : Question de nature ou question de genre ?

1 – Question de nature : il y a une nature immuable qui fait des femmes et des hommes des hommes : l'éternel féminin.

2 – Question de genre : la différence sexuelle est un fait de nature, la différence de genre est un fait de culture. S. de Beauvoir dans Le Deuxième sexe et E. Belotti dans Du côté des petites filles montrent combien les identités masculine et féminine sont construites culturellement : « On ne naît pas femme, on le devient » Le Deuxième sexe.

3 – Sexisme, phallocratie, « valence différentielle des sexes » (F. Héritier, Masculin/ Féminin), féminisme essentialiste, féminisme culturaliste, « hétéro normalité » (J. Butler, Trouble dans le genre), égalité des droits quelle que soit l'orientation sexuelle, queer… sont les enjeux sociaux et politiques de ce débat anthropologique sur la nature des hommes et des femmes.

4 – C'est également dans le cadre polémique du débat sur la nature féminine que se pose la question de la pertinence de l'écoféminisme.

II - L'identité personnelle, l'identité légale, l'identité nationale ont le plus souvent été pensées comme fondées sur une terre ou sur une filiation naturelle. Jusqu'à quel point est-ce légitime ?

1 – Pour fonder son identité personnelle, on peut invoquer ses « racines » , son terroir, sa communauté. Mais à la question « quelles sont vos racines ? » on peut préférer répondre comme G. Canguilhem « je ne suis pas une plante ».

2 – L'identité légale consiste dans la reconnaissance juridique de l'enfant sur la base de la filiation. La filiation naturelle n'est pas nécessairement la seule filiation recevable.

3 – L'identité nationale au sens de la reconnaissance d'une nationalité (qui conditionne la citoyenneté) s'obtient par le droit du sol ou par le droit du sang, par naissance ou naturalisation. Autant de catégories qui relèvent du champ sémantique du terme « nature » et qui soulignent la prégnance et le prestige de la nature dans ces questions juridiques et politiques. Reste à savoir si c'est judicieux.

4 – Les débats sur l'identité nationale au sens du sentiment d'appartenance à une nation (qui comme « nature » vient du verbe latin nascor qui signifie naître) peuvent susciter patriotisme, nationalisme, xénophobie, cosmopolitisme, humanisme…, chacune de ces positions accorde une valeur différente au terroir.

III - La sociologie des comportements dresse une typologie des goûts contemporains qui fait apparaître aussi bien un attrait pour le naturel, sa simplicité et son authenticité, pour un retour à la nature qu'un attrait pour toutes les formes d'artifice, du dandysme à la sculpture de soi en passant par les promesses transhumanistes d'une réalité humaine augmentée.

1 – Dire à quelqu'un « sois naturel » est-ce un bon conseil ?

2 – Le maquillage, séduction protocolaire et artifice généralisé.

3 – L'amélioration des caractéristiques physiques et mentales des êtres humains, sous la forme du « souci de soi » M. Foucault, du dandysme ou du transhumanisme, entre autres…

* Chapitre 2 C

IV - Du voyage au tourisme, de l'usage du monde à l'usure du monde

1 – Voyager pour arpenter la terre et sa diversité naturelle ainsi que pour faire l'expérience de la diversité des cultures : L'Usage du monde de Nicolas Bouvier.

2 - Au service de la consommation du monde, l'industrie touristique suppose un désir d'évasion et des lieux modélisés selon des principes de marchandisation. Et si le processus de commercialisation détruit la dimension symbolique du voyage, de surcroît le tourisme de masse détruit ce qu'il est venu chercher : des espaces naturels préservés et des modes de « vie authentique » : L'Usure du monde de Rodolphe Cristin.

V - La nature, le naturel : un thème omniprésent dans la publicité et donc un très bon argument de vente, paradoxal toutefois car il vante ce que la vente détruit.

 

 

 

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Chapitre 6 : Quelles conduites face à la nature valent le mieux pour l'homme et / ou pour la nature ?

Axe A. On peut poser cette question déontologique en émettant et discutant l'hypothèse que la nature est un principe normatif et en examinant s'il est fondé de considérer le « naturel » comme le meilleur, le plus vrai, le plus juste.

I - « Naturam sequi était le principe moral de beaucoup d'écoles philosophiques », J. S. Mill, La Nature. Il faut suivre la nature (impératif qui se décline de diverses manières) en tant qu'ordre bon sous-jacent à toute chose : « La voie de la sagesse est de parler et d'agir en écoutant la nature », Héraclite, Fragments. « Rien n'est mal qui est selon la nature » Marc Aurèle, Pensées pour moi-même.

1 – Socrate, dans le dialogue platonicien Gorgias, rappelle l'antériorité ontologique et la supériorité axiologique de la Nature ou Kosmos, sur les hommes qui doivent la prendre pour modèle : « Certains sages disent que le ciel, la terre, les dieux et les hommes forment ensemble une communauté, qu'ils sont liés par l'amitié, l'amour de l'ordre, le respect de la tempérance et le sens de la justice… le tout du monde, ces sages l'appellent Kosmos ou ordre du monde », Gorgias.

2 – Calliclès est d'accord avec Socrate pour recommander de suivre la nature, mais cette recommandation prend une toute autre signification, car il a une toute autre conception de la nature « La justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon, et le plus fort que le moins fort. Partout il en est ainsi, c'est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humains et dans toute les cités. », Platon, Gorgias.

* Fiche de lecture Platon, Gorgias

3 – Pour les stoïciens, ce qui est moralement bon est de « vivre conformément à la nature, ce « tout parcouru par la droite raison répandue à travers toute chose » Diogène Laerce, Vies doctrines et sentences des philosophes illustres. « Tout ce qui doit nous rendre meilleurs et plus heureux, la nature nous l'a mis bien en vue », Sénèque, Lettres à Lucilius

* Fiche de lecture, Sénèque, La Vie heureuse

4 – Il est bon d'être naturel :

Pour Épicure, cela signifie distinguer les désirs naturels (les désirs commandés par la nature et dont la satisfaction n'engendre aucune douleur) des désirs vains.

Pour certains moralistes, cela signifie assimiler les impulsions des sentiments et les impératifs de la vertu.

Pour les contempteurs de l'hypocrisie sociale, cela signifie que c'est dans l'authenticité, la spontanéité, la simplicité que l'homme exprime sa véritable nature.

Pour ceux qui font de la vie sauvage un idéal : « Et toi chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre vue, nous sommes innocents, nous sommes heureux, et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons l'instinct de la nature et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère » Diderot, Supplément au voyage de Bougainville.

5 – Si suivre la nature est un principe moral, c'est aussi un principe de justice.

* Chapitre 5 C

6 – Par conséquent « tout ce qui est selon la nature est digne d'estime » Cicéron, De Finibus

7 – Il ne faut pas douter de cet ordre naturel qui doit nous guider : « Dieu fait bien ce qu'il fait. Sans en chercher la preuve dans tout cet univers, et l'aller parcourant, dans les citrouilles je la trouve » La Fontaine, Fables, Le gland et la citrouille. « L'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce ; elle veut la discorde » Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique.

* Fiche de lecture, Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique.

8 – Quand il s'agit de chercher dans la nature comment bien vivre moralement et existentiellement, on peut également s'inspirer du contact avec la nature (milieu naturel) : « J'eus soudain le sentiment d'une société si douce et si généreuse avec la Nature, d'une bienveillance, d'une atmosphère me soutenant…, qu'elle rendait insignifiants les avantages imaginaires du voisinage » H.D. Thoreau, Walden ou la vie dans les bois. Dans la religion orthodoxe, la beauté de la nature conduit à l'esprit saint. Et la morale traditionnelle chinoise invite à « vivre de paysage » F. Jullien, Vivre de paysage

* Fiche de lecture, F. Jullien, Vivre de paysage

9 - Bien se conformer à la nature suppose de la connaître : « La force ne vient à l'âme que par l'étude réfléchie de la nature » Sénèque, Questions naturelles. Par conséquent on considérera « l'étude de la nature comme un exercice spirituel », P. Hadot, Le Voile d'Isis

II Mais on peut défendre « le caractère amoral de la nature », J.S. Mill, La Nature, et donc refuser de faire de la nature une norme, un modèle.

1 – Cette position repose sur la conviction que « l'idée de nature est peut être la plus métaphysique des idées » C. Rosset, L'Anti nature. Penser à la nature comme un principe normatif est une idée superstitieuse, superstitieuse au sens étymologique du terme (une idée qui se tient au dessus de la réalité en en donnant une interprétation qui se surajoute à ce que l'on peut observer ; c'est une idée religieuse à proscrire au nom de « la facticité de tout fait » id., et donc de leur indifférence à toute considération morale. La nature n'est rien d'autre qu'un processus sans sujet ni fin. Elle ne dicte rien, elle n'est ni morale, ni immorale mais amorale.

2 – « La doctrine selon laquelle l'homme doit suivre la nature est absurde […] irrationnelle et immorale » J.S. Mill, La Nature.

* Fiche de lecture J.S. Mill, La Nature

3 – Mais alors pourquoi recommander de suivre la nature bénéficie-t-il d'un tel crédit moral ? En fait même si l'idée de Nature est « une idée fausse [elle prend] appui sur une puissante émotion naturelle » J.S. Mill, La Nature. D'autre part « le mot Nature et ses dérivés [ …] jouissent d'une grande autorité dans l'argumentation morale » id.

4 – Et plus radicalement la généalogie nietzschéenne de l'idée de Nature veut faire apparaître une manipulation idéologique : « Vouloir vivre conformément à la nature c'est en fait vouloir prescrire et incorporer à la nature sa morale et son idéal », Par delà le bien et le mal.

5 – Sans compter que « le naturel » est [aussi] une pose » O. Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, comme sont des artifices et des conventions ces sentiments moraux qu'on prend pour naturels.

*Chapitre 2 A / E

6 – Par conséquent pour distinguer quels principes moraux adopter, la nature ne nous dit rien. Ce constat nous renvoie à notre responsabilité mais aussi à notre liberté. « Dé-diviniser la nature » (Nietzsche, Le Gai savoir) c'est gagner en liberté : « Un peuple qui tient la nature pour son Dieu ne peut être un peuple libre » Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie.

7 – Défendre le caractère amoral de la nature n'empêche pas d'apprécier les beautés, le charme de la nature, ni de chercher à avoir une intelligence exacte des processus naturels ; mais ce n'est pas un devoir dicté par la nature.

III Faut-il que chacun suive sa propre nature ?

1 – Si par « sa nature », on entend « ses penchants naturels », le devoir moral est effectivement de suivre sa nature car elle est originairement bonne.

2 – Mais si on considère que notre nature originaire est « déchue » (Pascal, Pensées), ou si on définit cette nature originaire comme mauvaise, « l'homme [étant] un loup pour l'homme » (Hobbes, Léviathan), alors il ne faut pas que l'homme suive sa nature.

3 – Si par « sa nature », on entend « son moi profond », c'est de notre devoir de le faire triompher de la comédie sociale qui l 'étouffe, fidélité à soi, authenticité étant des valeurs morales à promouvoir.

*Chapitre 2 E

4 – Mais l'idée que chacun aurait un moi profond naturel est-elle pertinente ? Ne témoigne-t-elle pas d'un fétichisme moral du naturel et d'une mystique de l'authenticité discutables ?

*Chapitre 2 E

5 – Par ailleurs, on peut, avec J.S. Mill, affirmer que « le devoir de l'homme […] envers sa propre nature […] est non point de la suivre mais de la corriger (to amend it) » La Nature.

6 - Si par « sa nature » on entend l'essence de l'homme, le devoir de chacun est d'accomplir le propre de l'homme, ce qui lui donne sa valeur et sa dignité.

*Chapitre 2 B

7 – Mais si la nature de l'homme c'est de ne pas avoir de nature, suivre sa nature c'est prendre la mesure de cette plasticité originaire et ne condamner moralement aucune des configurations que l'on cherchera à donner à cette plasticité.

* Chapitre 2 C

Axe B - On peut poser cette question déontologique en entendant par nature le milieu naturel (composé des écosystèmes, des êtres naturels végétaux et animaux) dans lequel l'homme s'inscrit. Plusieurs options s'affrontent.

I Il serait de notre devoir de défendre un anthropocentrisme radical et les façons de se comporter face à la nature qui en découlent. Car « l'homme, de la nature est le chef et le roi » Boileau, Satires. En effet, « grâce à sa dignité, il s'élève au dessus des autres êtres du monde » Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.

1 – Si on postule que seuls les êtres humains doivent être considérés comme des fins en soi , l'éthique est nécessairement anthropocentrée. Le champ de la moralité et celui de l'humanité sont alors coextensifs. La nature n'a pas de valeur morale, elle n'a qu'une valeur instrumentale : « l'homme […] s'élève au dessus des autres êtres du monde qui […] peuvent lui servir d'instruments » Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.

2 – De plus « La nature n'est pas tendre, elle est même très mauvaise si on la laisse faire » Alain, Propos. L'homme doit donc adopter une attitude prométhéenne et fabriquer un monde à sa mesure. Il est donc parfaitement légitime d'exploiter le milieu naturel en concevant que « la nature et tout ce qu'elle contient sont un don fait aux hommes pour l'entretien et le réconfort de leur être » J. Locke, Deuxième traité du gouvernement civil.

* Chapitre 3

* Fiche de lecture, D. Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein

3 – Les animaux sont également au service des hommes : « dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur terre » La Bible, Genèse I, 28. L'anthropocentrisme radical est un spécisme assumé, pour lequel la notion de droit des animaux est un non-sens.

* Chapitre 1 A

4 – Certes la nature voit son seuil de résilience dépassé car les activités humaines provoquent des bouleversements écologiques sans précédent. Mais la crise environnementale contemporaine ne nécessite pas, pour être résolue, une autre éthique que celle qui convient à l'anthropocentrisme radical.

* Chapitre 5  D

5 – D'autant qu'on peut compter sur l'ingéniosité et l'intelligence humaine pour résoudre cette crise environnementale. On peut même assumer alors un monde sans nature, totalement artificialisé.

* Chapitre 2 C

* Chapitre 3 F

* Chapitre 5 D

II - Il serait de notre devoir de défendre un pathocentrisme, un biocentrisme ou un écocentrisme ainsi que les façons de se comporter face à la nature qui en découlent.

1 – L'anthropocentrisme qui établit l'éminente dignité de l'homme en faisant de celui-ci un empire dans un empire apparaît doublement contestable. D'une part cela impose une frontière entre deux ordres de réalité dont on peut penser que l'hétérogénéité est fictive. D'autre part cela conduit à un antagonisme irrémédiablement destructeur entre l'homme et la nature car penser que les effets écologiquement nuisibles de l'anthropocène seront compensés par un surcroît de technologie est très probablement illusoire.

* Chapitre 1 A

* Chapitre 2 A

* Chapitre 5 D

2 – Il faut plutôt opter pour un pathocentrisme, un biocentrisme, ou un écocentrisme, trois doctrines qui accordent à la nature une valeur intrinsèque et non une valeur instrumentale. Car « le bien-être et l'épanouissement de la vie humaine et non humaine ont une valeur intrinsèque. La valeur des formes de vie non humaines est indépendante de l'utilité qu'elle peuvent avoir pour des fins humaines » A. Naess, Écologie, communauté et style de vie.

* Fiche de lecture C. Larrère, Les Philosophes de l'environnement

3 – Et puisqu'une entité qui a une valeur intrinsèque a une valeur morale, l'écocentrisme défend une éthique écocentrée évaluant moralement nos actions du point de vue des conséquences sur la nature. Un des impératifs moraux sera de respecter la nature : « Agis comme si tu considérais la nature en même temps comme fin et jamais seulement comme moyen » H. Jonas, Le Principe de responsabilité.

* Fiche de lecture  H. Jonas, Le Principe de responsabilité

* Fiche de lecture C. Larrère, Les Philosophes de l'environnement

4 – Dans cette perspective « l'homme n'est qu'un membre parmi d'autres d'une équipe biotique » J.B. Callicott, Pour une éthique de la Terre. Il faut abandonner tout anthropocentrisme, accepter que « les enjeux holistiques écologiques peuvent être significativement plus forts que les enjeux individualistes humains » id. Il faut donc remettre en question les valeurs de la modernité.

* Fiche de lecture C. Larrère, Les Philosophes de l'environnement

5 – Par conséquent les hommes doivent pratiquer une symbiose bienveillante avec la nature et définir des règles de bonne coévolution.       

Pour cela il faut apprendre à « Penser comme la montagne » A. Leopold, Almanach du comté des sables.

* Chapitre 5 D

* Fiche de lecture C. Fleury, L'Exigence de réconciliation

* Fiche de lecture C. Larrère, Les Philosophes de l'environnement

6 – « Un changement sur le plan ontologique [sur le plan de la façon de concevoir ce qu'est l'homme] est requis, ce qui suppose une déconstruction de la philosophie du sujet et son remplacement par une autre pensée liée à la construction d'un concept rigoureux de responsabilité » Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité.

7 – De plus si les entités naturelles ont une valeur morale, elles sont aussi porteuses de droit. C'est tout particulièrement le cas des animaux : « Notre relation aux animaux n'est pas seulement une question de comparaison mais une question de justice » Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Parler des droits des animaux s'entend en plusieurs sens.

* Fiche de lecture C. Larrère, Les Philosophes de l'environnement

8 – Et donc, pour résumer, « une chose est juste quand elle tend à préserver l'intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique […] injuste quand elle tend à l'inverse. A. Leopold, Almanach d'un comté des sables

9 – L'art joue un rôle précieux dans la formation d'une disposition sensible de l'homme en faveur de la nature.

*Chapitre 4

* Fiche de lecture F. Jullien, Vivre de paysage

10 – L'éthique écocentrée est à la fois une éthique du devoir (découlant des options ontologiques et déontologiques ci-dessus) et une éthique de la prudence (elle est aussi impulsée par la nécessité de prévenir le grand « effondrement » J. Diamond)

III - Il serait de notre devoir de défendre un anthropocentrisme éclairé et critique ainsi que les façons de se comporter face à la nature qui en découlent: « L'accusation contre l'anthropocentrisme en général n'est pas tenable. En revanche rien ne nous interdit de rejeter les versions dangereuses de l'anthropocentrisme » D. Bourg, Les Sentiments de la nature (1993)

1 – D'un point de vue logique, éthologique, pragmatique, déontologique, on peut adresser des objections à l'éthique écocentrée.

2 – Et on peut craindre que, sur l'anthroposcène contemporaine, ces principes écocentristes prennent l'allure dogmatique de religion de la nature.

3 – Mais compte tenu des effets négatifs de l'anthropocentrisme radical sur le milieu naturel dans lequel l'homme vit, il faut s'en démarquer et inventer une nouvelle façon de penser les rapports entre nature et culture, une nouvelle façon de penser l'attitude prométhéenne, la finitude humaine, le désir de puissance. Cela suppose un anthropocentrisme éclairé et critique : « Le défi n'est pas de sortir de l'humanisme mais de promouvoir un humanisme qui soit infléchi » Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité.

4 – Cependant un anthropocentrisme éclairé et critique n'est pas un écocentrisme et par conséquent il n'accorde pas à la nature une valeur morale. Il ne s'agit pas de respecter la nature mais de suivre ce principe : « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » H. Jonas, Une éthique pour la nature

« Les problèmes de l'environnement ne relèvent pas à proprement parler d'une éthique de la nature, mais demandent à être réglés exclusivement par des voies juridique et politique, avec le secours de l'expertise scientifique. De ce point de vue on dira que l'état de délabrement de la planète justifie la mise en place d'une régulation juridique, il n'autorise en aucune façon la promotion de la nature au rang de sujet moral. » Collectif, Éthique de l'environnement, nature, valeur, respect.

5 – Dans le même esprit, l'anthropocentrisme éclairé et critique ne fait pas des animaux ou des végétaux … des sujets de droits. En revanche il fixe bien à l'homme des devoirs envers les animaux et autres êtres naturels.

* Fiche de lecture L. Ferry, Le Nouvel ordre écologique

6 – Certes un anthropocentriste éclairé ne peut convaincre ni un écocentriste ni un anthropocentriste radical. Mais sa position ne compromet aucune autre option s'il s'avérait qu'à l'avenir elles aient plus de poids. En effet la volonté de prendre soin de la qualité du cadre de vie des hommes conviendrait à un anthropocentriste radical. Et le fait que prendre soin de la qualité du cadre de vie des hommes suppose de prendre soin de la nature serait considéré comme un bon début par un écocentriste.

7 – Ainsi diverses éthiques s'affrontent concernant la façon dont les hommes doivent se conduire face à leur milieu naturel. Quoi qu'il en soit, c'est dans ce questionnement, de caractère ouvert, comme dans les réponses apportées, que se révèle la nature de l'homme.

* Chapitre 2 A B C

Christine Février

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