RETOUR : Autobiographies intellectuelles
Dans la succession des diplômes universitaires et au-delà de la thèse, il y a l'Habilitation à diriger
des Recherches (HDR). À ce niveau, le candidat doit rédiger une synthèse de ses propres
recherches, de leur nature et de leur esprit. Le candidat doit écrire
ce qu'il a fait et ses projets — bref qui il est. Pierre-Henry Frangne est professeur de philosophie de l'art à l'université Rennes 2. Il est directeur des Presses universitaires de Rennes. Il y codirige la collection de livres d'esthétique Aesthetica. Pierre-Henry Frangne : La philosophie, l'art et la montagne. Mis en ligne le 23 janvier 2023. La philosophie, l'art et la montagneSOMMAIRE DE CE TEXTE À la mémoire de Marie-Claude Frangne qui m'a accompagné si généreusement sur ce chemin durant 43 années. « Toute naissance est une destruction, et toute vie d'un moment, l'agonie dans laquelle on ressuscite ce qu'on a perdu, pour le voir. – On l'ignorait avant. » Stéphane Mallarmé, lettre à Eugène Lefébure du 27 mai 1867. IntroductionAu commencement d'un texte autobiographique — qui a été écrit il y a bien longtemps pour le mémoire de synthèse d'un dossier constitué dans le but d'obtenir le diplôme universitaire de l'habilitation à diriger des thèses (HDR), mais qui a été prolongé à la lumière de travaux et d'expériences plus récentes —, il faut d'emblée reconnaître qu'il est illusoire de vouloir y faire apparaître l'unité profonde des entreprises théoriques que je mène — que je construis dans l'écriture — depuis plus de trente-cinq années[1]. En elles, il en va comme de la vie tout entière : nulle loi gouvernant l'ensemble, nul projet intellectuel préalable assurant une cohérence systématique, nul chemin rectiligne garantissant une complète transparence. Non sans quelque inquiétude, il faut tout de suite avouer au lecteur que mes pensées ou mon écriture se sont effectuées sans suivre un programme défini ; qu'elles se sont faites pour une part au hasard des rencontres, des questions qui émergeaient, des propositions qui m'ont été faites et sans lesquelles certaines idées ou analyses seraient demeurées sentiments inconsistants ou intuitions évanescentes. Pourtant sans programme, l'ensemble de mes recherches et de mes travaux d'écriture s'est déroulé avec une certaine méthode et avec une certaine homogénéité problématique et thématique que je voudrais décrire et expliciter ici. Cet ensemble s'est déployé à l'intérieur du cadre de la philosophie de l'art et de l'esthétique, que l'on comprenne ce dernier terme comme désignant l'étude du sensible (aistheton), la science esthétique comme philosophie de l'art (Aesthetica, Ästhetik), l'objet de cette science qu'est le beau ou l'artistique (das Ästhetische), la doctrine ou le cours d'esthétique (Vorlesungen über die Ästhetik) de tel ou tel philosophe. C'est ce cadre qui m'a offert jusqu'à aujourd'hui une direction repérable et les chemins différents mais connectés et complémentaires. Mais cette direction et ces chemins qui assurent la rectitude relative de mon parcours n'étaient pas là au début comme un but que je me serais assigné il y a trente ans. Ils ne sont pas un présupposé. Ils sont un posé, c'est-à-dire un résultat. Le résultat d'une formation, d'une construction (Bildung) comparable à ce mûrissement dont Bergson parle quand il pense la liberté, non sur le modèle mécanique de routes préétablies entre lesquelles il convient de choisir mais sur le modèle biologique et artistique d'une modification du tout, d'une création d'un être, d'une « personnalité entière » qui se découvre à mesure qu'elle s'effectue et qu'elle grandit. La réflexion que je mène ici par l'intermédiaire de ce que Philippe Lejeune a appelé une « écriture seconde » est par définition l'expérience d'une scission d'avec moi-même et d'avec mon passé. Ce faisant, elle est une sorte de crise au sens de suspens et de coupure qui produit comme un éloge du présent (du présent de l‘écriture et de la pensée de ce texte). Cet éloge est d'une part une mise à distance de l'avenir qui n'existe que comme projet ou travail à faire. Il est d'autre part une mise à distance du passé pour indiquer qu'il m'a fait mais, qu'aussi et qu'en retour, je le fais dans l'acte par lequel je me penche sur lui, je le choisis et le considère. Cette réflexion qui se veut critique connaît, évidemment et d'emblée, ses trois risques principaux. Ils sont d'abord ceux d'une introspection par trop subjective ne débouchant que sur des résultats privés et ne concernant que son auteur qui en est, à la fois et circulairement, le sujet et l'objet. Ils sont, ensuite et deuxièmement, ceux d'une rétrospection qui élit et rejette ; qui reconstruit ou simplifie le cours nécessairement opaque et imprévisible parce que contingent d'une vie intellectuelle et personnelle réelle. Sans doute l'identité narrative, comme le dit Paul Ricœur, est-elle nécessaire à la conscience de soi à cause du décentrement, de l'objectivation du moi, de l'intégration de l'altérité qu'elle suppose. Sans doute est-elle une donnée anthropologique valant pour tout homme cherchant toujours un moi qui est à la fois postulé et projeté, un moi qui fait l'expérience de son unité et de sa labilité ou de sa dissémination. Mais il n'en demeure pas moins que cette identité narrative, alors même qu'elle fait sortir le sujet de sa propre identité ou de sa propre immédiateté, alors même également qu'elle enchâsse cette identité dans des narrations autres et collectives (familiales ou nationales), est tout de même le lieu de profondes et sans doute indéracinables illusions qui sont celles de la mémoire et de la peinture de soi toujours un peu égotiste. Le passage de l'identité ou de la « mêmeté » du moi à « l'ipséité » du soi n'est pas la garantie définitive d'une claire et impartiale saisie de ce que nous sommes. La transparence, l'évidence et l'intériorité qui faisaient dire à Jean-Jacques Rousseau à l'entrée du Livre I de ses Confessions « intus, et in cute » sont, ici comme ailleurs, ce contre quoi il faut toujours lutter en un travail risqué et qui doit être sans cesse repris. Le troisième risque est de croire en un moi substantiel qui préexisterait à tout ce que j'ai fait et à tout ce que je suis. La lecture de Montaigne, de Locke ou de Hume est un bon remède contre cette croyance. La lecture d'un Pascal, pourtant opposé à Montaigne, l'est également : « Qu'est-ce que le moi ? » demandait-il en effet. Et il répondait : un ensemble de qualités reçues d'ailleurs ; un effet d'altérité et, comme le théorise aussi Spinoza, un mode fini façonné par des causes extérieures. À ces trois principaux risques, il faut désormais tenter d'échapper par une sorte de récit qu'il faut nécessairement construire et traverser, mais un récit qui se sait comme tel, un muthos qui connaît et assume sa concordance discordante ou sa discordance concordante comme le dit encore une fois Paul Ricœur, un récit qui connaît ses limites et sans aucun doute ses artifices, « comme une histoire ou, si vous l'aimez mieux, […] comme une fable » selon la célèbre expression de René Descartes du début du Discours de la méthode. Ce début constitue nécessairement pour un chercheur en philosophie le modèle exemplaire de toute autobiographie intellectuelle : non pas l'autobiographie d'une personne privée, mais celle d'une raison dont l'universalité et « l'égalité en tous » assure sa communicabilité. PhilosophiaLe cadre de la philosophie de l'art à l'intérieur duquel j'ai tenté de déployer mon travail est essentiellement caractérisé par les deux propriétés principales que je confère à la philosophie tout court car, avant d'être un « esthéticien », je suis ce que l'on nomme un professeur de philosophie. Or cette philosophie n'a jamais été pour moi une science ou une discipline purement théorique comme le pensent aujourd'hui nombre de philosophes anglo-saxons contemporains dits philosophes « analytiques ». Roger Pouivet propose dans sa Philosophie contemporaine (Paris, PUF, 2008) le schéma au sein duquel il oppose les philosophies analytiques à celles qu'il appelle les philosophies continentales. Cette opposition est pour lui une hiérarchisation au profit des premières et au détriment des secondes. Les philosophies analytiques se caractériseraient par a) le primat de l'argumentation, b) l'aspect direct des problématiques, c) la clarté et la minutie de l'analyse, d) la littéralité des formulations, e) la visée aléthique de la philosophie. À l'inverse, les philosophies continentales se caractériseraient par a) le primat des « visions » au sens d'interprétations qui donnent à penser, b) le caractère oblique et historique des problématiques, c) la profondeur, la globalité et la largeur de vue, d) le recours à la métaphore et l'effort stylistique, e) enfin, la visée interprétative de la philosophie. Force est de constater que je suis du côté de la philosophie continentale à une triple condition pourtant qui transgresse partiellement le schéma ci-dessus : à la condition d'abord que je suis capable de reconnaître volontiers les vertus de certains penseurs anglo-saxons contemporains (je pense par exemple à Nelson Goodman, à Arthur Danto, à Jerrold Levinson) et d'utiliser ces derniers quand il le faut ; mais, ensuite, à la condition de penser que l'effort stylistique n'entrave pas pour moi la minutie des analyses, que le caractère « oblique » de ces analyses — c'est-à-dire le fait qu'elles soient médiatisées par l'historicité des problématiques — n'empêche absolument pas la position claire des questions et des arguments. Enfin, le recours à la métaphore, s'il est lucide et contrôlé, me semble inévitable, nécessaire et même utile. Inévitable parce que le langage ordinaire et même technique en est tout pétri ; nécessaire parce que les concepts philosophiques constituent ce qu'Anatole France puis Jacques Derrida ont appelé « une mythologie blanche », utile dans la mesure où il existe des métaphores exactes ou adéquates reposant, comme le dit Étienne Souriau, sur une « transposition rigoureuse et [sur] un élargissement légitime et méthodique d'une terminologie péremptoire ». La métaphore est d'ailleurs utilisée par les plus grands philosophes (Platon, Plotin, Schopenhauer, Bergson, Heidegger, Sartre, etc.). On la trouve même chez les philosophes passant pour les plus abstraits au sens où ils construisent des concepts émancipés de toute représentation (Descartes, Hegel). Peut-être même faut-il dire comme Schopenhauer que « toute pensée originale procède par image » ? Dans tous les cas, il est possible de faire en sorte que le discours métaphorique appartienne de plein droit au discours philosophique alors même qu'il faut maintenir la discontinuité d'origine platonicienne entre philosophie et poésie. Si faire une métaphore en effet, c'est « mettre sous les yeux » comme le dit Aristote, si c'est peindre et « signifier les choses en acte » (hosa energeunta sêmainei) ou « en train de se faire », alors faire une métaphore, c'est conférer à la pensée « son mouvement et sa vie. » Par là et grâce au transfert de sens en quoi elle consiste, la métaphore produit une création de sens et nous permet de retrouver, par-delà l'entropie, l'usure et la grisaille du langage, la vitalité de l'existence que la pensée est capable d'ordonner et de régler dans son propre espace critique. De ce point de vue, la philosophie sartrienne me semble particulièrement emblématique dans la mesure où, en elle, l'image n'est jamais rhétorique ou illustrative : elle est poétique, non au sens ordinaire bien sûr, mais au sens grec et fort : celui d'une production, d'une production d'une pensée vive. Cela me conduit à la seconde propriété de la philosophie telle que je l'envisage. La philosophie m'est toujours apparue comme une discipline certes théorique, analytique au sens de simplement analysante ou discriminante, mais en perpétuelle relation avec ce que l'on appelle la vie concrète, dans ses mouvantes dimensions existentielles, sociales, politiques, historiques et affectives, etc. Aussi loin que je remonte, la philosophie a été pour moi un instrument conceptuel d'interprétation de la réalité et d'action sur elle : une manière – la plus consciente possible – de changer sa façon de vivre et de l'améliorer. La lecture des textes philosophiques majeurs (je pense à ceux de Platon, de Descartes, de Spinoza, de Rousseau, de Hegel, de Sartre) a toujours été pour moi ce qu'ont toujours été également les grandes œuvres d'art (je pense à celles de Jan van Eyck, de Monteverdi, de Vermeer, de Shakespeare, de Bach, de Wagner, de Baudelaire, de Mallarmé, de Nadar, de Gauguin, de Godard ou de Johann van der Keuken) : des instruments de compréhension du monde et de ce qu'il faut appeler, du terme que beaucoup pensent inactuel ou intempestif, une sagesse. Par sagesse, j'entends un savoir qui rend meilleure la vie de celui qui l'acquiert ; j'entends, dans la perspective de Pierre Hadot, un « exercice spirituel » qui transforme les manières de voir et de vivre, qui fait connaître et qui fait être différemment. Cette dimension de la philosophie à laquelle je suis attaché est d'autant plus importante qu'elle permet de relier le travail strictement universitaire avec celui que j'effectue depuis trente ans au sein de plusieurs comités de bioéthique et du diplôme interuniversitaire (DIU) de soins palliatifs et d'accompagnement de l'université de Rennes 1. Elle s'éprouve et fait sa preuve également dans la pratique et la théorie de l'alpinisme auxquels j'ai consacré mon dernier livre. Le contact régulier avec les médecins, avec les dilemmes éthiques qui sont les leurs, avec les aspects les plus difficiles voire les plus tragiques de l'existence humaine, avec l'impérieuse nécessité de sauvegarder la dignité de la personne humaine là où elle est la plus atteinte et la plus fragile, la mise en œuvre d'une activité sportive déployée sous le risque incessamment repoussé de la mort, tout cela m'a conforté dans cette position pour laquelle la pensée, où qu'elle soit et quel qu'en soit l'objet, est une expérience au sens fort. Une expérience, une Erlebnis, qui engage la totalité de la personne et toute la profondeur de son existence non pas avec ce qu'elle reçoit passivement ou immédiatement mais avec ce qu'elle fait. Cette expérience est ici critique en trois sens : au sens où elle répond à une crise (souffrance, malheur, mort), au sens où elle est un moment critique (celui de la maladie, celui de la décision), au sens où elle demande des critères dans l'examen d'une situation. Dans le domaine de la bioéthique, dans une course en haute montagne, la réflexion est en même temps une décision ; les preuves qu'elle avance ne sont pas séparées de l'épreuve qu'elle réfléchit et que, fondamentalement, elle est. Dans ce domaine, se montre avec évidence l'idée rectrice à laquelle je demeure le plus attaché : la philosophie dans sa face théorique et dans sa dimension pratique, l'art comme pensée sensible de l'existence, l'alpinisme font tous les trois et solidairement l'expérience de la précarité et de la fragilité humaine. Ils l'explorent, en dégagent le sens, y remédient partiellement. Ils effectuent une liberté au sein d'une finitude et d'une contingence qui ne se dépassent jamais complètement. Ils assurent un lien efficace et vivant entre les hommes par une solidarité qui n'est pas celle du travail productif, ni de la seule technique, ni de la pure science. Ils répondent aux dangers du « monde qui est [notre] provocation » comme l'écrit Bachelard, la première et fondamentale provocation étant celle de notre mortalité. Cette mortalité, nous ne pouvons la dépasser. Nous pouvons « simplement » la déplacer c'est-à-dire en faire le principe extrêmement et dangereusement paradoxal de notre existence. AestheticaIl convient de dire maintenant ce que j'entends par philosophie de l'art. Comme je viens de le suggérer, sa propriété principale repose sur l'idée selon laquelle la philosophie et l'art possèdent le même contenu et la même finalité de connaissance et d'effectuation de notre propre liberté. Ce principe a toujours été pour moi la meilleure manière de surmonter la difficulté que dit bien Friedrich Schlegel sous la forme d'un Witz bien connu : « Dans ce que l'on appelle philosophie de l'art, il manque habituellement l'une ou l'autre : ou bien la philosophie, ou bien l'art. » Cela suppose que l'ensemble des analyses que je pratique relève de l'herméneutique par laquelle la recherche du sens tente de ne pas imposer, à la réalité de l'œuvre et à la pensée qu'elle déploie, des catégories extérieures ou étrangères. Au contraire, la pensée d'une œuvre, celle que l'œuvre se donne « aisthétiquement » à elle-même et au récepteur, est capable de se penser et d'être amenée par le philosophe de l'art, non à un accomplissement supérieur mais à une compréhension ou un développement en intériorité. Sans doute faut-il reconnaître comme le fait classiquement Platon, le « vieux différend » (diaphora) entre la philosophie et l'art (sous la forme chez lui de la poésie, poétikè), entre le discours de vérité et la fiction. Mais cette querelle, ce conflit ou cette discorde ne doivent pas être abandonnés à la stérilité d'une contradiction seulement externe qui ne ferait que se répéter. Ils se doivent au contraire d'être médiatisés, dépassés et conservés, déplacés ou exhaussés dans une position théorique qui réfute à la fois la thèse (platonicienne) selon laquelle l'art est incapable de vérité parce que cette dernière serait le lieu exclusif de la philosophie, et la thèse (romantique, nietzschéenne) selon laquelle l'art serait le seul à pouvoir dire la vérité parce que la philosophie ne ferait au mieux que l'indiquer. Selon moi, la vertu
principale de la philosophie de l'art est d'associer l'approche conceptuelle de
la philosophie à l'expression littéraire et artistique sous le commun souci de
vérité qui ne doit pas être réservé seulement à une conception scientifique de
la philosophie. En conséquence, sa vertu est de décloisonner les disciplines
afin de chercher une voie qui puisse être féconde tant pour l'approche
conceptuelle que dans la compréhension d'une pensée qui se constitue dans son
expression littéraire, picturale ou musicale, au risque que cette voie paraisse
à certains trop littéraire et à d'autres trop abstraite. La lecture de Hegel semblerait ici constituer comme un modèle. En disant que la philosophie et l'art possèdent le même contenu de vérité, Hegel permet de définir l'art autant que la philosophie et la philosophie autant que l'art ; il permet donc de comprendre la philosophie de l'art comme le déploiement de leur contradiction passant du statut de contradiction externe chez Platon à celui de contradiction interne. L'art n'est pas étranger à la pensée ; il n'est pas la simple expression d'une pensée déjà constituée avant lui et abstraite ; il n'est pas assimilable à une technique qui réalise un concept donné à l'avance et qu'il faudrait retrouver (Kant l'avait déjà montré dans son analyse de l'Idée esthétique et du génie). L'art est le mouvement de la pensée elle-même prenant forme et configurant le sensible en l'élevant à ce que Hegel appelle la pure apparence. Pensée-image mue par le devenir forme du fond et par le devenir fond de la forme, l'art est profondément philosophique. Inversement, la philosophie est créatrice de formes du discours qui disent la vérité tout comme le sculpteur par exemple l'exprime par les formes sensibles. Il y a donc aussi de l'artistique dans la philosophie : de la création de formes et des figures. L'esthétique de Hegel peut alors être considérée comme un magnifique ou splendide poème des arts, un roman philosophique où le sensible devient discours, ce qui amène le texte hégélien, non pas tant à réfléchir sur les œuvres, qu'à les recréer dans l'élément de la pensée conceptuelle. Le cours d'esthétique reconstruit les œuvres dans le matériau singulier du concept, c'est-à-dire dans l'universalité. En lui, comme le dit Marcel Lamy dans l'un de ses cours, « l'art devient propriété de la pensée et est soustrait à la visibilité d'où il est sorti, si bien que Hegel parle certes des œuvres et sur elles, mais, surtout, il parle de la source d'où elles jaillissent qui est le mouvement de la pensée qui se réfléchit dans ses œuvres et qui, pour effectuer ce cercle par lequel elle sort d'elle-même et revient à elle, transfigure le sensible ». L'art transfigure le sensible et l'on peut dire que la philosophie de l'art transfigure cette transfiguration. En ce sens, la philosophie de l'art tente de remonter à l'origine, à la fois, de l'art et de la philosophie. « Si nous pouvons parler sur un mode subjectif du premier surgissement de l'art […], nous pouvons nous souvenir de la formule fameuse selon laquelle la vision artistique tout comme la vision religieuse […] et même la recherche scientifique auraient eu leur point de départ dans l'étonnement. L'homme que rien n'étonne encore continue de végéter dans l'hébétude et l'apathie. Rien ne l'intéresse, et rien n'est pour lui puisqu'il n'est pas encore séparé et affranchi pour lui-même des objets et de leur existence singulière immédiate. Mais celui qui, d'autre part, n'est plus étonné de rien, considère la totalité de l'extériorité comme quelque chose sur quoi il s'est mis au clair, de sorte qu'il a transformé les objets et leur existence en la compréhension spirituelle consciente de soi de ceux-ci. L'étonnement en revanche apparaît seulement là où l'homme, arraché à sa connexion la plus immédiate et première avec la nature, ainsi qu'à la proche relation suivante, simplement pratique, du désir, se retire spirituellement de la nature et de sa propre existence singulière, et cherche et voit désormais dans les choses quelque chose d'universel, quelque chose qui est en soi et qui demeure. C'est alors seulement que les objets naturels frappent son attention, ils sont un autre qui doit cependant être pour lui et où il s'efforce de se retrouver lui-même, de retrouver des pensées et de la raison. Car le pressentiment de quelque chose de supérieur et la conscience de l'extériorité sont encore indissociés, et pourtant, entre les choses naturelles et l'esprit existe en même temps une contradiction dans laquelle les objets se montrent tout aussi bien attirants que repoussants, et le sentiment de cette contradiction, accompagné d'une forte tendance à la supprimer, engendre précisément l'étonnement. » Hegel, Cours d'esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenke, Paris, Aubier, 1995, tome 1, pp. 421-422. S'il n'est pas question pour moi de produire, comme le fait Hegel, un concept unifié d'art, un système des arts, une histoire conceptuelle des arts, du moins est-il possible de rester fidèle à cette idée hégélienne selon laquelle l'origine logique, l'archè, de la philosophie, de l'art et de la philosophie de l'art est bien l'étonnement que le philosophe, le philosophe de l'art et l'artiste partagent. Hegel entend l'étonnement comme Platon et Aristote, c'est-à-dire comme l'acte contradictoire de s'émerveiller mais aussi l'acte de s'inquiéter ; l'acte d'admirer le réel d'un côté, mais, d'un autre côté, l'acte profondément fragile, mouvant et ouvert de ne pas se satisfaire de cette admiration afin de comprendre qu'il y a, derrière les formes de la réalité comme des œuvres qui explorent cette réalité, quelque chose à comprendre, quelque chose à chercher pour sortir de l'ignorance, de l'embarras et des impasses d'une pensée essentiellement et non occasionnellement questionnante. Sur les objets singuliers que j'ai rencontrés au cours de mes recherches, j'ai donc toujours essayé de ressaisir l'étonnement originaire et l'aspect problématique de l'existence dont l'artiste et le philosophe font, chacun à sa manière, le principe de leur œuvre. Ce ressaisissement me semble apte à interroger la visée historiciste globalisante et le
présupposé d'une unité des arts qui se trouvent aussi et centralement chez
Hegel. L'unité des arts est pour notre époque un problème, d'une part parce que la notion d'art est désormais vouée à toutes les « dé-définitions », d'autre part parce nous avons la chance (et le souci) depuis le XIXe siècle de vivre au temps de l'invention de nouveaux arts, enfin parce que les arts se mélangent et intègrent toujours plus profondément, à titre de contradiction interne, le non-art de l'idée, de l'absence de métier, de l'action politique, de la vie, de la machine, etc. Explorer l'étonnement artistique et philosophique est ainsi une manière de s'intéresser non seulement au problème de l'unité des arts, non seulement à l'histoire de la modernité où cette unité s'est défaite, mais aussi à l'idée même d'une histoire. En considérant la pensée de Hegel de façon à la fois fidèle
et distanciée, la question devient justement
celle de savoir de quelle époque et de quel âge nous sommes. Hegel répond à
cette question en disant que nous vivons à l'âge de la philosophie et de la
science, c'est-à-dire à l'âge de l'esthétique ou du post-art : l'âge d'une
culture réflexive qui est aussi une culture prosaïque où la rationalité a pris
une place prépondérante. Dans cette culture, l'art nous invite à la réflexion
et à la critique, c'est-à-dire à l'interpolation entre l'œuvre d'art et nous
d'un discours qui en dégage le sens et en fait l'objet d'une interprétation et
d'une compréhension. Il me semble que le
diagnostic hégélien est juste. Mais il est enveloppé dans une pensée du progrès
de l'histoire et du progrès de la philosophie à laquelle nous ne pouvons plus
souscrire. L'art et les arts sont bien l'objet d'un regard critique qui est si
profond qu'il en devient constitutif des œuvres mêmes, mais l'art et les arts
ne sont plus pris dans une pensée de l'histoire recollectionnant et progressant
vers toujours plus de liberté et de réflexivité. Ce que montrent à mon sens les
philosophies et les arts aux XIXe et XXe siècles est justement ce
doute fondamental sur l'histoire elle-même, c'est-à-dire sur le devenir
historique comme ne semblant plus pouvoir être orienté. Dès lors, le
devenir historique devient en lui-même profondément précaire. Il ne délivre
plus un sens au sens de direction et de signification. Il montre notre
existence comme le fait simple et nu d'être. Nous serions ainsi à une époque de
la suspension de toute époque, une époque « épochale »
si l'on peut dire, une époque extrêmement critique où tout est suspendu à la
conscience sceptique d'un doute sur l'histoire, la philosophie et les arts. La
philosophie de l'art et des arts ne serait-elle pas alors cette pensée qui ne
cherche pas à nous sauver de cette situation, qui ne cherche pas non plus à lui
donner un sens, mais qui cherche à en explorer et même à en approfondir les
contradictions ? Ne serait-elle pas cette pensée qui cherche à décentrer
la philosophie vers ce qui n'est pas elle (la littérature, les arts, la
musique, des formes fragiles ou mouvantes de création artistique) et qui trouve
dans ce qui lui est étranger la réflexion et l'étonnement en quoi elle
consiste ? Telles seraient mes
deux principales questions. Quattuor lociSi j'essaie de présenter de façon synchronique et « ainsi qu'on regarde d'ordinaire les cartes & les tableaux » l'ensemble de ma recherche, cette dernière semble pouvoir ou devoir se déployer selon quatre dimensions ou en quatre régions, frontalières les unes des autres. La première dimension est généalogique au sens où mon travail tente de faire, non pas tant l'histoire de la modernité artistique, mais le repérage de quelques points de vue ou de quelques points de perspective à partir desquels cette modernité émerge et se déploie. Les deux points de vue qui me semblent importants sont celui de la relation critique et de l'expérience esthétique d'une part, celui de la constitution du sujet dans une configuration culturelle que l'on appellera « baroque » d'autre part. Au premier point de vue, correspond une analyse des rapports entre l'histoire de l'art et la critique d'art ; entre le discours de critique d'art et le discours philosophique et littéraire, des origines historiques de la critique d'art (XVIIIe siècle) au XXe siècle. À ce premier point vue — au centre duquel se place mon livre L'Invention de la critique d'art —, correspond une analyse du jugement esthétique, du goût, de l'interprétation et des relations entre l'œuvre d'art et le spectateur à notre époque contemporaine qui est aussi celle de l'invention du patrimoine et de la société du spectacle. Au second point de vue, répond mon travail sur le début du XVIIe siècle et sur l'époque baroque car s'y constituent le sujet, l'épistémè et l'esthémè modernes qui vacilleront à la fin du XIXe siècle. Ce travail se penche principalement sur la musique de Monteverdi et sur l'utopie. L'édition critique du traité de Giovanni Artusi (L'Artusi ou des imperfections de la musique moderne, 1600, texte où l'auteur se querelle avec Claudio Monteverdi) d'un côté, les éditions critiques de deux utopies littéraires de l'époque baroque (La Description de l'île de Portraiture de Charles Sorel (1659) et L'Homme dans la lune de Francis Godwin (1638) d'un autre côté, permettent de penser les rapports entre art, philosophie, littérature et science au moment où se constitue l'image moderne du monde et peut-être, comme le dit Heidegger, le monde des images. Or ce moment de constitution n'est pas triomphal ou solaire comme pourrait le laisser penser la vision rétrospective d'un certain cartésianisme. Au contraire, l'analyse des utopies (celle de Godwin est scientifique, celle de Sorel est artistique) et de la pensée de Monteverdi permet de ressaisir cette constitution dans le moment douteux et vacillant de sa naissance, dans son caractère étonnant et problématique. Ce qui se joue selon moi dans ces œuvres, c'est qu'elles font l'expérience ironique et critique de leur fragilité, c'est qu'elles pensent et effectuent quelque chose de leur impossibilité. Leur « je » est comparable à celui de Descartes, non celui encore de la découverte du cogito maître de sa propre certitude ontologique, mais celui qui s'exprime presque douloureusement à la fin de la première méditation et au début de la seconde. « Mais ce dessein est pénible et laborieux, écrit Descartes, […] et comme si tout à coup j'étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris que je ne puis assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. » Dans le suspens ou l'écart qui sépare et relie les deux méditations et les deux journées, dans cette nuit donc pleine de risques, dans cette obscurité et même dans ces « ténèbres » qui sont celles du doute devant tout détruire et devant s'approfondir toujours un peu plus, le « je » fait l'expérience de sa possible perte, de sa noyade et de sa mort. C'est à mon sens le principal de leur enseignement. C'est celui que j'ai voulu approfondir et que j'ai retrouvé au centre de mon travail occupé par une seconde dimension : la théorie du symbolisme français et de la pensée littéraire, artistique et théorique de Stéphane Mallarmé où s'exprime ce que l'on pourrait appeler un « cogito brisé ». L'interprétation
philosophique du symbolisme français de la fin du XIXe siècle s'est déployée à partir d'une double
question d'histoire de l'art : Qu'est-ce qui fait l'unité de ce mouvement
artistique ? En quoi ce mouvement participe-t-il ou non de l'émergence de
l'art contemporain ? La réponse à ces deux questions tient dans l'idée que
j'ai essayé de démontrer dans La Négation à l'œuvre, à savoir que le
symbolisme constitue et livre à l'art contemporain, non pas une théorie unifiée
du symbole, mais une théorie de la négation. Cette dernière
apparaît sous une triple forme : comme opération logique d'abstraction et
de purification ; comme sentiment existentiel malheureux ; comme
principe métaphysique (Néant, Rien, Mort). Ces trois figures engendrent la
négation comme valeur et comme exigence : celle d'abolir et de manifester
l'art et le réel au sein d'une inconsistance fondamentale. L'unité du
symbolisme et ce qu'il lègue au XXe siècle derrière ses
représentations qui peuvent nous apparaître comme vieillottes ou mortes, est
une philosophie qui relève à la fois de la via negativa
et de la via negationis : une philosophie
négative qui est aussi une philosophie de la négation qui recollectionne de
façon critique et inquiète l'ensemble de la métaphysique et de la philosophie
de l'art occidentales et qui débouche sur le rien ou sur
l'irreprésentable : ce que Gérard Wajcman
appellera, en se penchant sur le ready-made duchampien, sur le
suprématisme malévitchien, sur l'art conceptuel à la
Jochen Gerz et sur le cinéma : « l'objet du
siècle », le vingtième. Mais ce que l'analyse du symbolisme m'a offert de plus précieux, c'est non seulement certains usages artistiques de modèles philosophiques différents (ceux de Platon, de Schopenhauer et de Hegel) dans l'élaboration de son ontologie négative, mais une réelle philosophie symboliste au travail chez Mallarmé. Cette philosophie n'est évidemment pas strictement conceptuelle, disciplinaire et académique mais elle est bien une démarche intellectuelle profondément ironique, réflexive et sceptique au sens grec de skepsis, de recherche de la vérité. Cette philosophie de l'acte poétique est littéraire. Elle confère à son art le statut d'art philosophique ou philosophant. Elle ne se réduit pas cependant à une philosophie esthétique, parce qu'elle englobe quasiment tous les aspects de la philosophie au sens traditionnel : - Une ontologie ou une théorie de l'être comme mouvement d'apparaître et de disparaître, mais qui hésite entre une volonté de dépassement des apparences vers l'éternel, et le souhait d'une plongée en leur sein. - Une anthropologie qui montre l'homme comme un être déchiré, voué à la contingence et à la béance du désir, mais qui hésite entre l'idée selon laquelle la mort est la substance des choses ou la suprême apparence. - Une philosophie religieuse de la mort de Dieu qui conserve cependant l'exigence, le culte et la cérémonie de l'art tout en exhibant de manière critique le vide sur lequel celui-ci repose. - Une philosophie de l'histoire qui résorbe l'histoire dans une théorie de la décadence, mais qui autorise la position de l'artiste comme aux avant-postes au sein d'un moment d'interrègne. - Une philosophie
morale et politique inscrivant le soupçon dans l'examen des aspirations
communes des hommes puisque tous leurs idéaux se révèlent des fictions et que
la seule attitude adéquate consiste à jouer ironiquement avec elles. Cette
philosophie permet à l'artiste de se préoccuper du monde tout en se considérant
comme étranger par rapport à lui. Chez Mallarmé, la philosophie perd son abstraction. Elle gagne un décentrement et une lucidité peut-être supérieure. Elle gagne en tous cas une pensée de l'existence jamais coupée de sa mise en œuvre artistique et sensible. Ce dernier gain engendre les deux dimensions suivantes. D'abord, celle qui réfléchit sur ce que l'on appelle le système des arts à l'époque contemporaine, c'est-à-dire à l'époque de la multiplication des arts et de leurs mélanges, de leurs rencontres, de leurs correspondances ou de leurs croisements (arts plastiques, cinéma, photographie, littérature, musique) qui rend problématique l'unité que l'esthétique spéculative de l'idéalisme allemand avait construite. Face à l'opéra, à la musique de Wagner, au Livre de Mallarmé d'une part, face à la dissémination et l'hybridité des pratiques contemporaines se posent les questions suivantes : pourquoi chaque art se confronte-t-il aux autres et cherche-t-il à intégrer en son sein une altérité devenant la paradoxale condition de son identité ? Par quelles opérations s'effectuent cet échange et cette délimitation du visible, de l'audible et du lisible dans les œuvres de l'art moderne et contemporain ? J'ai tenté d'aborder ces questions notamment sur une analyse de la photographie (photographie de paysage de montagne des frères Bisson) et sur celle du cinéma (Albert Lewin, Jean-Luc Godard, Johan van der Keuken). L'ensemble des dimensions ci-dessus résumées se trouve enfin enveloppé dans (et présupposé par) une dernière perspective consacrée à l'esquisse d'une pensée de l'existence en sa double dimension esthétique et éthique que j'ai ébauchée dans Alpinisme et photographie (1860-1940) et dans mon De l'alpinisme. Cette pensée s'adosse à l'idée de crise, à l'idée d'un immanentisme radical, à celle enfin d'une liberté dans la finitude. La négation à l'œuvre chez Mallarmé engageait cette réflexion sur l'ensemble de l'existence humaine à partir de l'idée de son caractère précaire qui la voue fondamentalement à la temporalité et à la mortalité. À ce caractère précaire de l'existence humaine, c'est-à-dire à son absence de fondement et à sa contingence, l'œuvre d'art tente d'apporter de façon aporétique, inquiète, mélancolique, à la fois un remède et un approfondissement, et comme un pharmakon platonicien. En cherchant à rejoindre la vie quotidienne vouée à la fugitivité et à la caducité, l'œuvre d'art se pense et s'effectue au creux de cette fragilité, de ce caractère cassant et frêle qui semble nous condamner à la bigarrure et au fragment c'est-à-dire à une irrémissible blessure. L'homme et l'art sont alors, non seulement précaires et fragiles. Ils sont aussi vulnérables. Le reconnaître pour débuter — surtout dans notre société prométhéenne, scientifique et technique —, n'est-il pas le commencement de la sagesse ? AltitudoComme la philosophie dans sa face théorique et dans sa dimension pratique, comme l'art en tant que pensée sensible de l'existence, l'alpinisme fait directement et de façon brutale l'expérience de la liberté, de la persévérance, c'est-à-dire de la précarité et de la fragilité humaines au creux d'une vie dont le sens n'est jamais donné, jamais préalablement disponible, jamais définitivement acquis : une vie à l'essai. Il est une voie de sagesse en ses dimensions que Walter Bonatti, vainqueur du K 2 en 1954 et du pilier sud-ouest du Dru en 1955 et en solo, a bien identifiées comme étant tout à la fois philosophique, éthique, esthétique et historique. Philosophie, arts et alpinisme explorent donc tous les trois cette précarité et cette mortalité ; ils en dégagent les significations et y remédient partiellement — continuellement — en une tâche et un entretien infinis. Le grand peintre allemand de la première moitié du XXe siècle Paul Klee, écrivait de façon très célèbre : « Werk ist Weg; L'œuvre est chemin. » Il voulait dire par là que l'œuvre d'art moderne, à l'opposé du chef-d'œuvre classique solitaire et immuable dans sa perfection, ne résorbe pas les traces du processus qui l'a rendue possible. L'œuvre d'art moderne, au contraire, manifeste la genèse et la croissance qui la constituent et qui font d'elle, non quelque chose d'achevé en soi et de fixe, mais quelque chose en mouvement et d'ouvert, une force en devenir, une forme en train de se former. Mais, si l'œuvre est chemin, alors il faut dire aussi « Weg ist Werk, le chemin est œuvre. » C'est vrai de la philosophie, qu'elle soit celle du dialogue platonicien jamais assuré de lui-même, qu'elle soit celle de la méditation cartésienne toujours inquiétée et animée par le doute, qu'elle soit celle de la phénoménologie hégélienne comme douloureux processus infini de manifestation et de récollection de l'esprit. Dans toute philosophie authentique, il y a bien un mouvement et une allure, un allant et une « force qui va », un voyage, un cheminement, une divagation même, et des voies multiples à découvrir et à parcourir afin de constater des impasses ou, inversement, de ménager des sorties. C'est vrai également de l'alpinisme, qu'il soit l'alpinisme de celui qui conquiert pour la première fois un sommet ou une nouvelle voie, ou qu'il soit celui, bien plus modeste et courant, de ceux qui refont pour eux-mêmes et après bien d'autres, ce même sommet ou cette même voie. Dans le souvenir universel de la première conquête ou de « l'invention » d'un sommet (le Mont Blanc en 1786, le Cervin en 1865, l'Everest en 1953), comme dans le souvenir particulier de l'ascension d'une montagne lors d'un beau jour d'été, le chemin fait œuvre : grandiose monument de la culture quand on s'appelle Balmat, Saussure, Whymper, Mummery, Hillary, Bonatti, Messner, Berhaut, Profit, Destivelle; minuscule et singulier souvenir de l'alpiniste amateur, mais souvenir tout aussi constitutif de lui-même, de son existence et de sa culture individuelles. (Rappelons-nous que si, étymologiquement, un monument est un instrument de mémoire et de commémoration, un souvenir est, en retour, un monument.) Dans les deux cas, la voie est œuvre ; et l'œuvre est la voie de soi-même. On voit ainsi comment une philosophie de l'alpinisme doit s'entendre en deux sens circulairement enchaînés l'un à l'autre. Au sens où la pensée, qu'elle passe par la construction des idées ou par le corps sensible des images, s'efforce de dégager les significations d'une activité sportive historiquement située, activité d'autant plus importante qu'elle semble être un fait social et culturel total et global : total par toutes les dimensions humaines, existentielles et symboliques qu'il enveloppe ; global par le processus de mondialisation qu'il manifeste du XIXe siècle à nos jours à partir de ses origines alpines internationales (à la fois française, suisse, italienne, autrichienne). Mais une philosophie de l'alpinisme doit également s'entendre au sens où l'alpinisme est une activité en elle-même philosophique. Elle est comme une philosophie en acte parce qu'elle contraint celui qui s'y adonne, ou qui s'y donne, à réfléchir sur lui-même, à comprendre « une logique avec nos fibres », à penser ce qu'il fait parce que ce qu'il fait ne va justement pas de soi et lui apparaît même comme tout à fait problématique, contradictoire, voire incompréhensible. Telle est le sens de l'admirable et définitive définition si l'on ose dire de l'alpinisme que donne René Daumal dans Le Mont Analogue : « Définitions. — L'alpinisme est l'art de parcourir les montagnes en affrontant les plus grands dangers avec la plus grande prudence. On appelle ici art l'accomplissement d'un savoir dans une action. On ne peut pas rester toujours sur les sommets. Il faut redescendre… À quoi bon, alors ? […]. » Or, cette interrogation est au fondement de l'éducation de l'alpiniste, au principe de son accomplissement et de son propre épanouissement, c'est-à-dire de l'institution ou de la construction de soi-même. Et cette construction s'effectue dans un double horizon : l'horizon d'une liberté comme maîtrise théorique et pratique de soi et du monde d'abord ; l'horizon, ensuite, d'une tradition culturelle, littéraire et photographique qui fait de cette liberté un objet ou un motif historique de réflexion et de représentation. L'alpinisme est philosophique parce qu'il est, dans l'exercice même du corps, dans celui de l'art d'escalader, dans celui de raconter, d'imager et de penser toutes les aventures auxquelles cet art donne lieu, un exercice spirituel. L'image photographique de l'homme en haute montagne sur laquelle j'ai travaillé à la fois historiquement et interprétativement n'est donc pas, ainsi que le récit d'ascension, une simple illustration documentaire de la conquête des sommets, du paysage de montagne et de l'alpinisme. Pour une part, elle les constitue parce que, dans leur modestie d'image mécaniquement advenue, elle exprime et porte le sens du surmontement de la liberté et l'expérience de notre indépassable corporéité ou de notre irrémissible mortalité. À l'époque de la conquête des sommets alpins, la photographie est apparue en 1839 comme un instrument de conquête représentationnelle et d'archivage du réel par lequel l'homme accomplit le projet cartésien de se rendre « comme maître et possesseur de la nature ». Cette conquête est apparue d'autant plus parfaite qu'elle utilise une machine produisant des images objectives, excessivement précises et détaillées, enregistrant et fixant la trace de la réalité qui vient s'imprimer sur « un carré durable, portatif, quelque chose désormais et pour à jamais à notre disposition » selon l'expression de Paul Claudel. De nature indicielle et indexicale — empreinte de la réalité, elle montre, sous le voile des apparences immédiatement captées, les forces qui sont la trame de la réalité —, toute photographie est spontanément « d'ordre métonymique », non seulement parce qu'elle fait entrer le monde gigantesque et lointain dans une de ses parties et dans la quotidienneté, mais surtout parce qu'elle « procède à la manière d'une immersion et d'une continuation ». Alors que toute peinture ou tout récit sont de nature métaphorique ou épiphorique supposant un saut, un transport et une reconstruction dans un espace autre qui est celui de la fiction, de la mémoire et du symbolique, la photographie, à même le monde qu'elle capte, produit au contraire une vidange du symbolique ou de l'imaginaire. Elle engendre une réduction du monde à sa propre corporéité et à sa pure visibilité. Comme art profane de l'immanence et de l'exposition, elle est donc à la fois la rétine du savant (les photos d'Aimé Civiale par exemple) ; « l'œil de l'histoire » ; enfin l'œil de l'alpiniste qui prend des documents et qui témoigne par l'intermédiaire d'une image-machine « dépouillée des idées qui l'accompagnent ». Mais, pour ce faire, il faut que le photographe-alpiniste soit là, à l'intérieur de la réalité qu'il prend, qu'il capte et qu'il découpe. Au sein de la montagne, le photographe fait de façon précaire des images précaires, multiples, variant les points de vue, se rapprochant ou s'éloignant, entrant plus ou moins dans la trame désordonnée et contingente de la matière de la réalité, dans le grain de la roche, dans les anfractuosités de la paroi, dans la rugosité crevassée du glacier, dans les découpes des aiguilles ou des rimayes, dans l'empilement des blocs, dans la rapidité aussi des gestes de l'alpiniste. Le photographe-alpiniste prélève, par coupes successives, des images qui sont des prises, des fragments disséminés et sérialisés d'espace et de temps. Alors que toute peinture suppose, conformément à la logique immanente du médium, un transport et une reconstruction dans un espace qui est entièrement agencé et pensé (et qui est celui de la fiction avec ces propres règles et frontières par lesquelles elle constitue un monde), la photographie procède à la manière d'une immersion et d'une continuation du fait de l'enveloppement de l'appareil enregistreur transporté et porté au sein même de l'espace et du monde corporel auquel il appartient. C'est en ce sens que la photographie — on pourrait le dire aussi du cinéma qui ajoute la dimension narrative — est un art du prolongement, et à un triple chef : prolongement des choses et des corps matériels et sensibles dont elle est faite ; prolongement de leur présence et de leur contact ; émanation de leur être même auquel ils sont profondément arrimés. C'est en ce sens aussi qu'elle est bien un art de l'exploration du réel qui suppose le transport de l'appareil en tous ses endroits — des plus communs aux plus inaccessibles et aux plus dangereux —, et de tous les points de vue — des plus serrés aux plus larges et aux plus panoramiques. Dans leur silence, dans leur immobilité, dans leur platitude et leur minceur, dans leur dissémination (car la photographie n'existe que dans la multiplicité indéfinie des images sérialisées et imprimées), enfin, dans la réduction du temps qu'elles engendrent à la seule fragilité de l'instant et de l'événement de leur prise, les photographies de l'homme en haute montagne indiquent la naturalisation de l'homme, de l'image du monde et de leur relation d'interactions. En montrant les hommes au sein du chaos des pics, des gouffres, des sommets, des glaces et des rochers amoncelés et fissurés, en nous indiquant qu'elles s'originent dans ce chaos et qu'elles ont couru les mêmes risques que ceux des hommes qu'elles représentent, les photographies de l'homme en haute montagne nous ouvrent à l'aventure, à l'engagement, à l'indétermination, à la contingence, aux occasions, aux dangers, à la variété de l'expérience environnementale de la montagne. Par leur vision incarnée procédant aussi du geste, par la dimension chasseresse de leur prise, elles nous plongent dans l'épaisseur de cette expérience, là où « les choses ne sont pas des êtres plats, mais des êtres en profondeur, inaccessible à un sujet de survol ». Conscient qu'il habite dans un milieu entendu aux trois sens « de situation médiane, de fluide de sustentation, d'environnement vital », le photographe-alpiniste se pense alors au milieu du monde et non plus en son centre. Il se pense engagé dans un réseau complexe d'interactions avec le milieu terrestre et les milieux géographiques : il est un sujet biologique et non plus métaphysique ou substantiel. Il n'est plus « avec le monde en relation de survol, mais en relation de surveillance » comme le dit Canguilhem. Il devient un mode de la réalité qui ne doit pas seulement se conserver mais « affronter des risques et en triompher » afin de persévérer dans son être. À mon sens, cette persévérance que montrent les images photographiques de l'homme en haute montagne, acquiert en les superposant trois sens éthiques de l'alpinisme qui se sont créés au XIXe siècle et qui valent encore aujourd'hui dans les récits de montagne contemporains où s'emmêlent des symboles liés à la hauteur, à la verticalité, à la conquête, à la volonté, à la vertu aristocratique de l'effort et du courage, à la pureté naturelle, à la beauté, au sublime, à l'intensité, à la liberté, au risque de mort, à la limite, à la modestie, à la démesure, à l'orgueil, au combat, à l'intensité, à la vanité, etc. Ces significations extrêmement diverses, paradoxales voire contradictoires, constituent les trois couches de significations qui composent de façon concrète, musicale, polyphonique et vibrante, ce que j'appellerais une philosophie alpiniste que je ne fais qu'évoquer pour finir. Le sens le plus superficiel est celui de ce que Nietzsche appelle un « devenir davantage » ou un « débordement nécessaire par-delà toutes les limites ». L'exigence ici est celle du dépassement de soi et de la démesure comme ce fond abyssal de notre culture contemporaine lui conférant cette sorte d'irrationalité contre laquelle John Ruskin protestait de façon véhémente et que l'on retrouve dans de nombreux récits de montagne comme ceux de Louis Lachenal, Lionel Terray, Maurice Herzog par exemple. Sous le discours de l'hybris se tient cependant encore le discours de l'épanouissement et de la formation de soi qui correspond au legs humaniste. L'homme, semblable à un germe doit être développé par l'effort corporel. Il s'éduque comme individu perfectible mais aussi comme société, culture et histoire. La construction (Bildung) de l'individu n'est pas indépendante de l'institution d‘une relation à autrui que la cordée manifeste et construit tout à la fois. C'est dans la perspective de cette construction de soi qu'il faut comprendre les textes qui vont de Stephen à Bonatti, l'alpiniste italien considérant que la pratique de l'alpinisme « marque d‘une façon indélébile l'âme d'un jeune homme et déstabilise son assiette encore insuffisamment affermie ». On peut estimer, alors et pour clore ce texte, que, sous ce discours se tient encore la plus profonde et la plus antique parole de l'athlon (combat) et de l'askèsis (exercice réglé) ; la parole où s'exprime une pensée de l'accomplissement et de l'épreuve qui faisait dire au grand anthropologue Marcel Mauss : « Je crois que l'éducation fondamentale dans toutes ses techniques consiste à faire adapter le corps à son usage. Par exemple, les grandes épreuves du stoïcisme qui constituent l'initiation dans la plus grande partie de l'humanité, ont pour but d'apprendre le sang-froid, la résistance, le sérieux, la présence d'esprit, la dignité, etc. La principale utilité que je vois à mon alpinisme d'autrefois fut cette éducation de mon sang-froid qui me permit de dormir debout sur le moindre replat au bord de l'abîme. » Il ne s'agit plus évidemment d'advenir à la perfection du corps glorieux du héros ou de l'athlète grec ; il il ne s'agit plus de participer au cosmos ni au logos dans une éternité qui tend à s'effacer. Il s'agit pourtant encore de faire l'épreuve du corps afin de s'essayer et de se connaître comme le dit Bonatti, afin de connaître ce qu'il appelle son moi réalisé et sa valeur, conçus tous les deux sur le modèle, non d'une assise pérenne, mais d'une simple assiette. La métaphore est équestre et profondément montanienne, au sens où elle se trouve chez Montaigne mais au sens aussi où Montaigne signifie bien montagne si l'on me permet ce trait d'humour. Cette métaphore suppose la perte irrémissible de tout fondement. Elle nous indique que le moi et la valeur qui lui est attachée ne sont qu'un simple équilibre nécessairement mouvant, approximatif, fragile et toujours à refaire, dans le risque toujours présent et toujours conjuré de sa perte. Marc-Aurèle, le philosophe-empereur stoïcien le formulait de façon extrêmement condensée : « Il te reste peu de temps. Vis comme sur une montagne. » ConclusionCette rapide autobiographie intellectuelle dont les trois premières parties constituaient l'introduction du mémoire de synthèse présenté en 2009 lors de la soutenance de mon habilitation à diriger des recherches (HDR) permet de comprendre — pour soi mais aussi peut-être pour les autres — l'allure générale, non pas tant d'une carrière universitaire, qu'un mouvement de philosophie (je n'ose dire une philosophie) touchant à l'art et à l'existence même. Sur des objets aussi différents que la critique d'art, la musique de Monteverdi, la pensée de Mallarmé, la théorie des rapports entre les arts à l'époque contemporaine ou la photographie du paysage de montagne et de l'homme en haute montagne, ce mouvement philosophique a engendré une pensée, je crois cohérente et pertinente, de l'existence humaine en ses aspects artistiques, esthétiques et éthiques. Cette pensée dont j'espère avoir dessiné l'allure générale mais aussi et surtout avoir fait sentir son allant, présuppose et pose à la fois une philosophie de la liberté et de la persévérance fondée sur l'idée d'une fragilité (le risque de la brisure), d'une vulnérabilité (le risque de la blessure) et d'une précarité (le risque du passage et de l'interruption) de la vie humaine. Cette dernière est toujours à l'essai, en efforts sans cesse réitérés. Elle est un processus jamais assuré de lui-même. Elle n'est pas un état stable, mais une activité qui n'est jamais donnée, fixe et toute faite. Elle est une fragile et risquée conquête nous obligeant, je le répète comme le voulait Spinoza, à persévérer : à persévérer dans l'être. En un mot, elle est une aventure reposant comme l'indique l'étymologie du mot, sur le sens de l'avenir, sur le sens de l'advenir dans la claire conscience de son interruption. Il m'a semblé que, pour la saisir en toutes ses dimensions, il fallait une philosophie qui fasse place à l'expérience même, à l'épaisseur de la pensée mais aussi du sentiment, à l'Erlebnis comme disent les Allemands, et pas seulement à la puissance généralisante du concept ou à un système de concepts. Cette philosophie n'est donc pas fondamentalement une pensée disciplinaire ou académique, comme celle que j'enseigne à l'université et celle que je publie depuis longtemps comme directeur de collection d'ouvrages scientifiques (la collection Aesthetica des PUR), et, depuis peu, comme éditeur de toutes les sciences humaines et sociales, c'est-à-dire comme directeur des Presses universitaires de Rennes. Cette pensée ne saurait être exclusivement abstraite puisqu'elle se construit, certes dans le cercle de la réflexion et de la construction rationnelle des idées et des arguments, mais aussi à même les images de la peinture, de la photographie et des textes littéraires. Ces images et ces textes pensent à leur manière. Ils pensent à même les formes plastiques et poétiques qui les constituent et qu'elles sont. Ces images et la littérature font donc un travail de pensée et de vérité, un travail philosophique. Elles produisent du philosophique. Inversement alors, la philosophie semble se constituer aussi comme une littérature et il serait fâcheux qu'elle l'oublie. Qu'elle oublie ce sur quoi et de quoi elle est faite : l'écriture, ses opérations et son expérience souvent difficile. Cette expérience littéraire et philosophique à la fois qui tente de dire, de fixer, de déplier et d'éclairer — ne serait-ce que partiellement et transitoirement — l'opacité de la vie et de la réalité elle-même. Pierre-Henry Frangne [1] Ce texte est la version française (allégée de ses notes) d'un article publié grâce aux bons et amicaux soins de Stéphane Huchet, son traducteur en portugais. Il est paru sous le titre « A filosofia, a arte e a montanha », dans la revue « Palindromo », n° 30, printemps 2021, p. 23-47, Florianòpolis, Brésil. |