RETOUR : Entretiens de La Mètis

Entretien avec Claude Gaignebet.

Cet entretien entre Claude Gaignebet et La Mètis (Maryline Desbiolles, Jean-Louis Cantin et Philippe De Georges) a été publié primitivement dans la revue La Mètis, que dirigeait alors Maryline Desbiolles (nº 9 « Les Noces », automne 1992).

Nous remercions vivement Claude Gaignebet, Maryline Desbiolles, Jean-Louis Cantin et Philippe De Georges de nous avoir autorisé à reprendre cet entretien sur ce site.

Mis en ligne le 5 janvier 2009.

© : Claude Gaignebet, Maryline Desbiolles, Jean-Louis Cantin et Philippe De Georges.

Note du 30 mars 2012 : Claude Gaignebet est mort le 5 février 2012.


Du mariage comme accès au divin

Entretien de Claude Gaignebet avec La Mètis

Si officiellement il enseigne l'ethnologie à la faculté de Nice, le discours universitaire n'est pas de mise dans la bouche de Claude Gaignebet. Il est trop habité par son sujet. Son sujet ? Quel sujet ? Les « sujets » de Gaignebet ne tiennent souvent qu'à un fil mais c'est justement ce fil qui pour finir le retient. Sa pensée semble avoir horreur du fragmentaire, du séparé, elle n'a de cesse qu'elle ne relie, recouse, marie et appareille.

 

La Mètis : On plonge dans les Noces ?

La jalousie des dieux nous coupe en deux

Claude Gaignebet : On plonge dans les Noces. Ce qui vient à l'esprit en premier, c'est ce discours populaire qui lie les quinze jours du mariage aux quinze douleurs de la vierge. Le mariage, comme chez Rabelais, semble se faire toujours dans la perspective d'être battu, cocu, volé, moqué. Rabelais reprend le thème médiéval des douleurs du mariage : le mariage de Panurge va se décider à une date précise, la canicule ; le mariage de Pantagruel va probablement se dérouler dans les mêmes conditions : la date est importante. Il faut imaginer une lutte entre les Dieux et les hommes pour le destin des Noces.

Cette tradition renoue avec ce qu'on observe dans le mythe de l'Androgyne : la jalousie des Dieux nous coupe en deux. Le mariage semble reconstituer l'Androgyne primitif, comme un défi aux Dieux. C'est la reconstitution d'un être sphérique, donc parfait. Aussi, le nombre nuptial est-il le nombre d'or, chez Platon.

LM : Les maux qui entourent le mariage, ces plaies, c'est peut-être pour calmer la jalousie des Dieux ?

C. G. : C'est peut-être pour éviter que les Dieux ne recoupent. Chez Platon, les Dieux disent « Toi, l'homme, si tu continues à essayer de nous atteindre, on va te recouper en deux. Et tu seras pareil aux reliefs qu'on voit chez les Égyptiens. » Ces profils, ce sont ceux qu'on voit sur les vases grecs : l'homme de profil.

Le résultat du mariage, c'est un être sphérique qui monte vers les Dieux, avec une force extraordinaire.

LÕhomme risque d'être divinisé. Le mariage est notre accès au divin. Mariés, nous sommes cul par-dessus tête. Nous pouvons mêler haut et bas, commencer l'Ascension.

Deux images sont à l'arrière-plan, deux images à la fois effrayantes et rassurantes : Gorgone, et le poulpe, le « huit-pieds ». On en trouve trace chez Hésiode dans Les Travaux et les jours.

Coupure, ficelle, découture et nœud…

Figurez-vous que dans la tradition populaire, le récit de l'Androgyne est bien plus philosophique et intelligent que chez Platon. Les paysans, actuellement, connaissent l'histoire : ils disent qu'au début il y avait une boule, une boule à quatre bras et quatre jambes. Et puis Dieu a voulu couper la boule. Pas question de sexe, comme chez Platon. Et puis Dieu répare, avec une ficelle, coupée avec les dents. Il recoud… mais il n'a pas coupé la ficelle au milieu ! Pour le premier être, il n'a pas assez de fil ; alors il reste une découture au bas. Et pour le deuxième, il en a trop, alors il fait un nœud avec le bout de ficelle en trop, et il laisse tomber.

La sexualité, c'est une erreur de mesure de Dieu

Voilà le récit qu'on m'a fait à la campagne, alors qu'on s'occupait tranquillement de ma•s. Vous le voyez : la sexualité, c'est une erreur de mesure de Dieu ! Au point de vue topologique, c'est fondamental : ça montre, avec ce bout de ficelle en trop, que lorsqu'on reconstitue l'androgyne primitif, l'ensemble est lié et on revient à la mesure. D'autre part, ça veut dire que « l'égalité » des deux parties n'a aucune importance. C'est une théorie de la rupture.

Une rupture amoureuse, par exemple, ne se guérit bien que par rupture. On s'aperçoit qu'en fait la création du monde, c'est la même chose : Dieu passe son temps à séparer. Et la séparation de l'homme et de la femme, cette histoire de côte, qu'est-ce que ça peut faire ? L'important c'est que la plaie par laquelle nous sommes séparés de la femme éternellement, là où nous avons été, et là où on a rompu, c'est la même chose.

Dieu sépare constamment, pour l'homme et la femme, la nuit et le jour, le ciel et la terre, le sec et l'humide. L'important, c'est la rupture, et le mariage c'est la reconstitution.

Mon père avait écrit un livre de mécanique et de philosophie qui s'appelait : « Cassé d'avance ». Son idée était que si les hommes souffrent tant, c'est qu'ils ne prévoient pas le pointillé le long du papier, le pointillé de la rupture. Alors, au lieu de bien se rompre, les choses se déchirent. Le pointillé préalable permet le jeu, un certain degré de liberté au lieu d'un ensemble rigide. Il faudrait y penser, dans le mariage.

Revenons aux Dieux : ils ne supportent pas de voir un être de face. La face les effraie, poulpe ou Gorgone. Pour ne pas les effrayer, on va créer… les masques. Le masque a pour effet de diviser en deux, et d'être mobiles. Pour calmer les dieux, au moment de créer, au moment du mariage, on évoque la mort. Les pleureuses sont aussi auprès de la jeune mariée. L'enterrement de la vie de garçon ne se fait pas n'importe comment : on met le garçon dans un cercueil. Au-dessus du cercueil on ouvre une lunette, qui est celle des cabinets et qui représente aussi la lune. Le futur marié est dans la position d'un mort, d'un demi-mort comme les vampires, et il ne parvient au mariage qu'en passant à travers la lunette.

Sébastien au cloaque

Ce qui est frappant, c'est que les mariages en Occident se déroulaient surtout dans la période du carnaval. Le saint patron qui apparaît à ce moment, c'est saint Sébastien. Or Sébastien est envoyé au cloaque. Il est en rapport avec la mort et l'homosexualité. On note sur ses représentations qu'il montre toujours son aisselle. Ce creux me paraît très féminin.

Tous ces éléments relient le mariage, la mort, et les rites scatologiques : je pense au rituel plus connu où on porte aux mariés un pot de chambre et des choses qui miment les excréments.

Alors quel sens donner à ceci ? Faut-il penser que les Dieux n'acceptent le mariage que s'il reste d'une certaine manière infécond ? Sodomie et scatologie jouent un rôle constant. On a des allusions aussi, dans l'expression latine « ganyméder », faire comme Ganymède : c'est un conseil donné aux jeunes mariés de passer lors de la nuit de noces du registre anal au registre sexuel.

« Ganyméder »  : passer du registre anal au registre sexuel

LM : Vous parlez justement de « passer ». Enterrer la vie de garçon n'est-ce pas se séparer de quelque chose, marqué par l'homosexualité imaginaire, la vie entre garçons ; quitter scatologie et sodomie pour passer à autre chose ?

C. G. : Rien ne m'énerve plus que cette idée de passage. C'est Freud contre Groddeck, l'armée en marche… pour Freud, les pulsions partielles restent comme des villes conquises. L'armée en marche m'insupporte.

Or la mythologie fourmille d'engendrements sodomistiques. Le héros s'engendre comme ça, à commencer par Œdipe : La•os sait que ça lui est interdit, que ce serait dangereux ; Jocaste l'enivre et il accepte, parce qu'il pense qu'elle n'osera pas le séduire dans cette période où elle est menstruée. Il engendre alors à ce moment-là un être à rebours, revenant à son ancien péché, la sodomie. Et il engendre donc un être qui va vivre « à rebours ». Ça, le psychanalyste qui l'a soupçonné depuis longtemps, c'est Jones, dans son étude sur la vierge et l'oreille : le plus grand mythe d'engendrement par le souffle anal, c'est le mythe de la virginité. Mais on retrouve ce thème chez Rabelais, à propos de la naissance de Gargantua : « Oh, belles matières fécales qui devaient boursoufler en elle ! »… Je pense de plus en plus que le héros est ainsi engendré, pendant les menstrues, mais analement. Ça éclaire les coutumes scatologiques au moment du mariage. J'ai longtemps cru, moi aussi, qu'il s'agissait d'abandonner les relations sodomistiques avec le groupe de jeunesse, puisque saint Sébastien dirige le groupe de jeunesse, et de passer à des relations fécondes, au mariage. Mais je le crois de moins en moins.

Une date pour le mariage

Ainsi, il y a une date, pour se marier. On vient de voir l'importance mythique des menstrues. Il y a des peuples où un seul jour est bon pour le mariage : c'est le jour où les dieux craignent le plus qu'on les atteigne. Ce jour-là, si tout le monde se marie, tout le monde reconstitue l'androgyne et c'est le grand moment de l'Ascension : c'est le jour où les cieux sont ouverts. Il y a plusieurs dates, selon les civilisations. Chez les Grecs, il y a au moins un moment où on entend l'harmonie des sphères, c'est la canicule. Chez Hippocrate, on parle des menstrues caniculaires des jeunes filles qui sont très dangereuses et déclenchent des épidémies de pendaisons à Athènes. C'est un moment interdit pour le mariage, car un mariage à ce moment déclencherait l'Ascension. On est entre le 20 et le 25 juillet. On se met « la corde au cou ». Se mettre la corde au cou, c'est faire circuler le souffle par le bas. C'est le propre des pendus : devant, il y a la mandragore ; derrière, le pet.

Judas se pend, et c'est l'affaire d'entrailles. Jésus est pendu au même moment et rencontre une mandragore, c'est-à-dire un être associé à l'amour, qui a de grands cheveux et qu'il ne faut pas toucher : c'est Marie-Madeleine.

Cette thèse sur Marie-Madeleine en forme de mandragore se trouve chez des auteurs du XVe siècle. Si on s'interroge sur les autres naissances à ces dates on trouve Aphrodite. Elle naît un 25 avril, et Amour est conçu lors d'un banquet pour l'anniversaire d'Aphrodite. Lacan dit qu'une question importante, c'est la date de naissance d'Amour. Eh bien, il naît donc un 25 janvier, qui est en même temps la date… de pendaison de Nerval, après qu'il a écrit : « Suis-je Amour ou Phébus ? »… Nerval avait calculé la date.

Ces dates forment une croix, 25 janvier, 25 juillet. Aphrodite naît neuf mois après la castration d'Ouranos, d'après Hésiode. On retrouve cette même croix entre les naissances de Jean et du Christ, entre Solstice et Équinoxe, avec l'étoile qui se lève, l'étoile des mages, au moment de la canicule.

Et Jean-Baptiste, sauvage, velu, errant, est le même qu'Amour décrit par Platon. Amour, le dieu sauvage…

Ainsi, pour revenir à notre point de départ, la règle du mariage c'est de refaire la sphère. Pas tout le temps, car on en mourrait, comme dit Platon.

Il y a aussi un mariage extraordinaire, qui est peu considéré et qui doit être le seul sérieux : c'est le mariage avec soi-même, avec sa propre part féminine. On parle toujours de notre nature double, mais personne n'essaie de s'épouser sérieusement, n'essaie de reconstituer un ensemble sphérique, parfait, invincible. Soi-même réconcilié avec soi-même, ça fait peur de toute évidence.

Groddeck nous invite à être enfantin, pas infantile, à se mettre le pouce dans la bouche et se retrouver complet comme l'enfant tranquille.

Les dieux, lorsque nous nous approchons d'eux, nous veulent boiteux, bègues, bossus, coupés en deux. Pour essayer de les tromper, nous jouons à la marelle : on va au ciel sur un pied.

RETOUR : Entretiens de La Mètis