Serge Meitinger À propos de Julien Gracq : Les Eaux étroites, José Corti, Paris, 1976.
PLAISIRS MÉMORIAUXLe voyageur de la mémoire senfonce dans les strates imbriquées du temps et des textes, soulevant au passage des épaisseurs pulvérulentes de sensations suspendues et dimages comme décollées de tout support fixe, emblèmes erratiques du secret. Le sentiment domine que le tout-connu, le familier le plus intime devient, grâce à un imperceptible déplacement, lamorce de létrangeté même, le double inspiré dun avers aimable ou anodin, comme lombre portée (ou porteuse) des choses quotidiennes. Comment des moments à la fois personnels et ordinaires peuvent-ils être ainsi redoublés, portés à un degré supérieur de vérité par leur ricochet sur le miroir sans tain de la mémoire dite culturelle ? Quelques vers de Nerval accompagnent la vision dun parc et dun château en eux-mêmes peu intéressants, mais ne se contentent pas de les jouxter, de les adorner, ils les transmuent en une matière autre plus précieuse comme si des couches telluriques de la mémoire, dun temps plus solidement noué à lêtre, sélevait, intacte de tout pressentiment, la forme pure, lidée même dun château essentiel et toujours-déjà perdu, enfin concrétisée sous le double corps de la bâtisse présente et des sages décasyllabes des Odelettes, figure doutre-mémoire Doù vient-elle, cette figure ? Que penser de cette concrétion instantanée du réel et dune obscure antériorité préservée par le souvenir apparemment le moins intime qui soit ? Il faut se faire ici larchéologue de sa propre pensée, sonder ce que lon veut encore appeler son intériorité ou sa personnalité, procédant en un seul et même mouvement décriture à la libre association qui porte la figure à son incandescence et à lanalyse de ses cristaux. Ce double mouvement, propre au texte qui sécrit, semble sapproprier le sens même du temps : Gracq pressent quil peut lire ainsi, sur la grille quil déchiffre lentement, autant son avenir et ses voies que les détours de son passé. Il ny a plus de temporalité effective hors celle du texte : le présent de lécrire (puis du lire), sans âge propre, ramasse en lui les diverses polarités du temps. Lintériorité, de ce fait, ne renvoie plus quà lantériorité plus ou moins opaque mise à nu par le procès de lécriture. Le moi défini comme personnel et censément responsable de ses souvenirs est aboli. Il ny a pas non plus de lieu de retraite, de lieu où lon puisse avoir le sentiment quil faudrait revenir pour sy calfeutrer en la clôture dun gîte essentiel. Aucune différence napparaît plus entre la promenade familière que prétend évoquer le texte et « le voyage sans idée de retour ». Le texte exhume, au long cours et dans la présence même du plaisir, des « séries sédimentaires rompues » par son propre travail, provoquant à lendroit net de leur cassure linfini dépaysement dun décrochage, dun passage au-delà Cette écriture se propose à nous comme delle-même, comme si elle navait pas dorigine extérieure à son propre allant. Imposant et/ou inventant sa mémoire propre, elle se produit elle-même et produit en même temps ce qui prétendument la rend possible : elle place sur le devant, pour la révéler comme pour la première fois, la promenade qui fut lun des rites de lenfance, la dérive immémoriale de la barque chargée de souvenirs. Ce flux progressif et régressif ne se fixe que par instants, dans des blasons les figures ci-dessus évoquées qui ramassent en un chiffre unique la complexité indéfinie du réel présent et des diverses couches mémorielles effleurées. Se constitue ainsi en réseau un continuum de lespace et du temps dans lequel les deux catégories, indéfiniment, sinversent. Il ny a pas à déchiffrer ces boîtes fermées et secrètes dont le sens ne diffère en rien de lexistence le texte nous les produit et ménage avec elles notre rencontre : Mon esprit est ainsi fait quil est sans résistance devant ces agrégats de rencontre, ces précipités adhésifs que le choc dune image préférée condense autour delle anarchiquement ; bizarres stéréotypes poétiques qui coagulent dans notre imagination, autour dune vision denfance, pêle-mêle des fragments de poésie, de peinture ou de musique. De telles constellations fixes (les liens emblématiques qui se nouèrent dès les commencements des anciennes familles entre le nom, les armes, les couleurs et la devise ne seraient pas sans jeter un jour sur leur origine), si arbitraires quelles paraissent dabord, jouent pour limagination le rôle de transformateurs dénergie poétique singuliers : cest à travers les connexions qui se nouent en elles que lémotion née dun spectacle naturel peut se brancher avec liberté sur le réseau plastique, poétique ou musical où elle trouvera à voyager le plus loin, avec la moindre perte dénergie. Ainsi le pré-texte de nos émotions en apparence les plus naturelles est déjà un texte ou un tissu qui inscrit celles-ci dans sa trame. Mais au-delà des « constellations » ou des concrétions qui, par instants ou par endroits, nouent et arrêtent le temps, se poursuit le voyage interminable de ce texte qui, sur la portée indéfinie et mouvante des fils infinis, porte toujours plus loin et déporte sans cesse le plaisir comme le souvenir. Ici le plaisir naît du jeu de ces quelques pages prenant distance par rapport à toutes les autres, sécrivant, pour mieux les faire tomber en leur piège, à lécart et comme en secret. Le texte qui savance et se déploie ainsi se nourrit des souvenirs intimes et culturels et les caviarde à sa façon : il oblitère les messages trop connus, déjà reconnus, et privilégie laspect et la forme emblématiques qui lui conviennent le mieux pour nous offrir, en ses temps et lieu propres, en ce tissu inextricable de mémoire du plaisir et de plaisir de la mémoire, ici et maintenant , ces eaux étroites dont, pour nous, la lecture reste la seule remontée possible Serge Meitinger |