RETOUR : Entretiens de La Mètis

Entretien avec André-Georges Haudricourt.

Cet entretien entre André-Georges Haudricourt et La Mètis (Irène Pennacchioni et Françoise Bourdarias) a été publié primitivement dans la revue La Mètis, que dirigeait alors Maryline Desbiolles (nº 6 « Le Travail », juin 1991).

Nous remercions vivement Madame Sylvie Guiffault, Irène Pennacchioni, Françoise Bourdarias et Maryline Desbiolles de nous avoir autorisé à reprendre cet entretien sur ce site.

André-Georges Haudricourt (1911-1996) fut un éminent linguiste et ethnologue, trop peu connu du grand public. Il a joué un rôle fondamental dans le développement de l'anthropologie des techniques, de l'ethnoscience et de l'ethnolinguistique. Cet amoureux de la flore, des langues et des objets techniques a laissé une œuvre difficile à classer par l'immense variété des sujets qu'elle embrasse, depuis l'origine et l'histoire de l'attelage ou des plantes cultivées, la phonologie des langues austronésiennes, les rapports entre le traitement des plantes et le traitement d'autrui, jusqu'à l'écologie des poux ou la forme des boutons. De cette profusion on retiendra notamment le magistral L'Homme et la Charrue à travers le monde, avec J.B. Delamarre (1955, réédition de la Manufacture, 1986) ; L'Homme et les plantes cultivées, avec L. Hédin (1943, réédition Métaillé, 1987) ; La Notation des langues. Phonétique et phonologie, avec J.M.C. Tomas (Institut Géographique National, 1972) ; Problèmes de phonologie diachronique (Selaf, 1967) ; La Phonologie panchronique, avec C. Hagège (PUF, 1978) et Technologie science humaine. Recherches d'histoire et d'ethnologie des techniques (MSH, 1987).
[Éléments d'information empruntés à la notice publiée sur le site du Centre André-Georges Haudricourt - CNRS.]

Mis en ligne le 30 octobre 2008.

© Sylvie Guiffault et Maryline Desbiolles.


Faire ou travailler… Savoir voir

Entretien d'André-Georges Haudricourt avec La Mètis

Mon modèle, c'était mon père

André-Georges Haudricourt - Leroi-Gourhan dont j'étais l'assistant était un type actif, bricoleur, en bonne santé, donc… il voyait l'outil. Il n'a pas vu le bonhomme parce que c'était lui, le bonhomme !!! Tandis que, pour moi, le bonhomme, le modèle, c'était mon père. Il avait raté son bachot, n'avait pas pu entrer à l'Agro… Il était propriétaire exploitant d'une ferme, il ferrait les chevaux, il réparait les toits… et moi je m'amusais à tourner le machin de sa forge, à le voir travailler. Alors, je vois donc le bonhomme, j'appelle ça le moteur… Sous les techniques, il y a un moteur. Le premier moteur, c'est le moteur humain. À ce moment-là, il faut classer les mouvements, le moteur c'est une contraction de muscles, n'est-ce pas, il faut donc avoir un vocabulaire pour classer les mouvements, parce que les mouvements sont les ancêtres des outils. L'outil prolonge le mouvement si vous voulez…

La Mètis (Irène Pennacchioni et Françoise Bourdarias) - Vous voulez dire qu'il faudrait arriver à trouver une espèce de syntaxe des mouvements, arriver à les décrire un peu comme on décrit une langue ?

A.-G. H. - Oui, justement. Pour moi, la linguistique a été un modèle, en ce sens que vous utilisez un alphabet phonétique qui indique les mouvements. Quand vous prononcez [m], ça veut dire que vous fermez la bouche et que vous abaissez le voile du palais, et c'est tellement automatique que vous ne vous apercevez pas que vous pouvez remuer le voile du palais ; pour savoir qu'il remue, vous êtes obligé de passer par l'écriture… C'est invraisemblable, mais c'est comme ça. Les techniques, il n'y a pas de vocabulaire pour les retranscrire, ce n'est pas fait. Le vocabulaire des mouvements a été commencé avec les danses, alors, il y a un alphabet des danses, mais c'est de la sténo… Et puis, il y a eu la taylorisation dans les usines : j'ai écrit un article là-dessus autrefois[1], en disant que ces braves têtes de la taylorisation en sont restées à l'écriture chinoise. Ils vous décrivent le but mais ne vous indiquent pas comment on fait. Vous avez un signe indiquant « remettre les clés en place », on ne sait pas comment les remettre, ce n'est pas décrit. Comment faire une science si on n'a pas les éléments de base… ? Un de mes premiers articles a été sur « le moteur humain en agriculture ».

L. M. - Pouvez-vous nous raconter l'expérience d'observation qui vous a le plus apporté pour analyser les mouvements techniques ?

L'homme n'est pas un être religieux, c'est un animal cuisinier

A.-G. H. - Oui, c'est mon père comme je vous l'ai dit. À part ça, j'ai peine à écouter, sans rire, bien des discours sur la technique… Il ya une technique qui est importante, même si ce n'est pas mon rayon, c'est la cuisine. L'homme n'est pas un être religieux, c'est un animal cuisinier. La preuve est que les Américains arrivent à enseigner à un singe à parler, avec les mains ou autre chose, mais ils ne lui ont pas enseigné la maîtrise du feu… Dans les langues d'Extrême-Orient, le vocabulaire est très riche dans ce domaine, et pour « cuire », vous avez peut-être une vingtaine de mots.

L. M. - Vous avez dit une fois qu'une invention est une imitation ratée, expliquez-nous un peu cela…

A.-G. H. - Il faut être, là, matérialiste, et ne pas oublier le rôle du cerveau. Pourquoi l'homme a-t-il le plus grand cerveau chez les mammifères ? C'est parce qu'il a des pieds, finalement. Pourquoi les pieds sont-ils différents des mains ? Parce que les arbres étaient espacés dans la savane primitive, il fallait aussi bien courir avec les pieds que grimper aux arbres avec les mains. Les singes qui ont quatre mains vivent dans les arbres, et les herbivores ont quatre pieds et vivent dans la savane… Entre les deux, ceux qui ont fait l'équilibre, nous autres !! Cet équilibre qui consistait à tenir debout a permis à la tête de grossir parce qu'elle était en équilibre, alors que chez les singes, ils ont des muscles énormes pour tenir la tête, ce qui empêche la possibilité de développement du cerveau. Du coup, la limite anatomique devient le bassin de la femme, il faut que l'enfant puisse sortir… Mais alors, quand la tête est bien en équilibre sur le corps, vous vous étranglez en mangeant !!! Il faut exercer les muscles du larynx pour ne pas s'étrangler. C'est ainsi que l'homme arrive à parler. Donc, en même temps, acquisition de mouvements musculaires, à la fois volontaires et transmis socialement[2]. Ne pas oublier le cerveau… En Nouvelle Calédonie, figurez-vous… (oui, quand je décris une langue inconnue, je dois recueillir des textes) les gens racontent : « II y avait des géants là-bas autrefois… » En Nouvelle Calédonie, il y a des géants plus ou moins anthropophages. Chez nous, les géants sont mauvais ou bons, mais là-bas — comme dans toutes les civilisations d'Extrême-Orient — ils sont ambivalents et ambigus. Alors les géants ont deux sortes de dents. Ils mettent des dents d'anthropophage quand ils veulent manger le promeneur, et quand ils font « ami-ami », ils mettent des dents de mangeur d'igname… Ces gens-là n'ont jamais vu de dentiste, on ne leur a jamais fait de dentiers ! Ils vous parlent de ça dans les textes les plus anciens recueillis par les missionnaires. Les gens sont capables d'imaginer des choses…

Quand ils ont une idée nouvelle, ce n'est pas une idée nouvelle, c'est une chose qu'ils avaient oubliée

Mais comment se représentent-ils cela ? Eh bien, quand ils ont une idée nouvelle, ce n'est pas une idée nouvelle, c'est une chose qu'ils avaient oubliée !!! Ou ils l'avaient rêvée… Après, ils peuplent l'univers de « mammifères gazeux » (je les appelle ainsi), de génies, de dieux, qui leur dictent les choses… Voyez-vous, l'invention réelle, c'est une chose difficile à penser, n'est-ce-pas… « Inventer des idées » soi-même, c'est tout à fait récent… Enfin… le XVIe siècle… Les gens, dans leurs mythologies, ont des inventeurs imaginaires, et ce sont des êtres ambigus souvent, comme le fameux « trickster » dont parle Lévi-Strauss[3].

L. M. - Être « inventeur », aujourd'hui, qu'est-ce que c'est ? Est-ce un travail ?

On ne peut pas distinguer le jeu du travail

A.-G. H. - « L'invention » aujourd'hui doit rapporter, ce n'est pas l'invention, cela… Et puis, on croit être celui qui « a inventé »… On n'est pas le seul à trouver, les inventions se font par étapes… On dit « travail ceci », « travail cela !… » Ce brave Engels dit même que c'est le travail qui a fabriqué l'homme !!! (rires…) On ne peut pas distinguer, en technologie, le jeu du travail. Il ne faut pas oublier le jeu !!! D'abord, les petits mammifères jouent, et le jeu c'est l'apprentissage de ce que sera l'adulte…

L. M. - Différencier jeu et travail, c'est donc plutôt le fait de notre civilisation occidentale ?

A.-G. H. - Oui !!! À partir du moment où vous payez un acte technique, vous appelez cela « travail ». Par exemple, la langue Canaque est obligée d'utiliser le mot français pour désigner cela. Les Canaques n'ont pas le mot dans leur langue. Ainsi, lors d'une enquête de linguistique, j'avais un questionnaire à vérifier, et on me raconte une histoire répandue en Océanie[4]. Cette histoire que j'ai mis deux ans à comprendre est l'histoire de deux animaux : la roussette (une chauve-souris frugivore) et la buse vont faire une maison. Là-bas une maison se fait en végétal. La buse dit à la roussette : « Tiens, aujourd'hui, il y a un bon vent ! Je vais faire un petit tour… » Pendant ce temps-là, la roussette travaille (si on peut dire !)… Le second jour « Ah ben aujourd'hui, on va transporter les matériaux… » Alors la buse : « Aujourd'hui, il ne pleut pas, je vais me promener… » Finalement, la maison se fait sans que la buse y participe. Là-dessus, un typhon arrive. La roussette se réfugie dans la maison, mais la buse ne peut pas entrer… Elle reste dehors.

« Par où on peut entrer ? » demande-t-elle. « C'est ici !!! » répond la roussette. La buse ne peut pas entrer… La tempête arrive et la buse meurt de froid. Je demande à la tribu qui parlait bien le français pourquoi la buse ne trouve pas la porte. Réponse : « Parce que la porte est en haut ! » Et alors — c'est peut-être un ou deux ans après — j'ai vu une roussette enfermée dans une cage, elle avait la tête en bas !!! Donc, la tête en bas, elle a construit sa maison à l'envers. Je croyais que c'était une histoire morale, mais non ! Pour récompenser mon premier informateur, je lui ai raconté « La cigale et la fourmi »… Ça l'a fait rigoler !!! (rires…) Inénarrable !!!

L. M. - La paresse existe-t-elle là-bas ?

Il faut faire ce qu'il y a à faire au moment où il faut

A.-G. H. - Il y a une notion qui signifie qu'on n'a pas envie de faire quelque chose. Dans la nature, il ne s'agit pas d'être travailleur ou paresseux, il faut faire ce qu'il ya à faire au moment où il faut.

L. M. - Est-ce que cela vous agace, cette injonction au travail qui est propre à nos sociétés, vous qui dites que vous vous êtes toujours amusé ?

A.-G. H. - Travailler est une chose embêtante qu'on fait pour gagner de l'argent, ça n'a rien à voir ni avec la technique ni avec le jeu… L'impératif catégorique de Kant, sa moralité, est une invention européenne qui provient de la conscience professionnelle. Autrement dit, la conscience morale dérive de la conscience professionnelle. Dans les pays « normaux » — si je puis dire —, quand vous fabriquez un objet, c'est pour vous ou pour quelqu'un qui l'a commandé, un ami par exemple, pour lui faire plaisir. C'est ainsi que cela se passe en Extrême-Orient ! Il n'y a pas d'impératif catégorique, juste un impératif de communication avec autrui.

L. M. - Cet impératif n'est même pas formulé sans doute…

Quand vous fabriquez des objets dont vous ne connaissez pas l'acheteur, vous fabriquez un acheteur théorique qui est votre conscience professionnelle

A.-G. H. - Oui, vous ne fabriquez pas une chaise si vous ne savez pas pour qui elle est : qui va s'asseoir dessus, a-t-il de grandes jambes ou de petites jambes ? Quand vous fabriquez des objets dont vous ne connaissez pas l'acheteur, vous fabriquez un acheteur théorique qui est votre conscience professionnelle.

L. M. - Est-ce une pratique technique, pour vous, de fabriquer un tableau, une sculpture, ou de se servir des outils-mots pour écrire un roman ?

A.-G. H. - Le véritable artiste est le type qui s'amuse… On aboutit ici à quelque chose qui m'intéresse, ce sont les dessins de plantes. Pendant plusieurs siècles et dans de nombreuses civilisations, les gens sont incapables de dessiner une plante réelle. Ils dessinent quelque chose qu'ils imaginent en croyant ne pas l'imaginer. La première plante qui ressemble à quelque chose, c'est la touffe d'herbe d'Albert Dürer, en 1502… Pour moi, c'est capital, parce que c'est le commencement de la science… Albert Dürer… Une touffe d'herbe… Une vraie touffe d'herbe !… Quelque chose qui ne sert à rien… Quelque chose qui n'a pas de nom !… Il l'a dessinée avec tous les détails, les petites feuilles tournées dans ce sens-là, l'une cassée… Il a vu la réalité, et il l'a mise en vraies couleurs. Évidemment il y a des dessins chinois valables, mais ce sont des dessins…

Le modèle pour les Chinois, c'est la plante

En comparant la Chine et l'Europe, j'ai vu que les différences essentielles n'étaient pas une question de race, bien sûr, ni une question de langue, c'est une question de rapports avec les autres êtres vivants… Les Occidentaux ont domestiqué des herbivores… Si on leur tape dessus, aux herbivores, ça obéit. En Orient, les animaux domestiques se sont domestiqués eux-mêmes, le chien et le cochon[5]… Donc, le modèle pour les Chinois, c'est la plante. Et la plante… J'ai le texte de Mencius, l'histoire de l'homme du pays de Song, qui avait voulu aider ses plantes à pousser : il a été toute la journée dans les champs, à tirer sur les plantes pour qu'elles poussent plus vite. Le soir, il dit à ses enfants : « J'ai bien travaillé aujourd'hui ! J'ai aidé les plantes à pousser. » Morale : le lendemain, toutes les plantes étaient crevées. Vous ne trouverez pas ça dans les histoires du folklore européen !

L. M. - Alors, pour les Chinois, qu'est-ce que le travail ?

A.-G. H. - Le Chinois, pour faire un jardin, il pince certains bourgeons, afin d'obtenir des formes… Au lieu de tailler avec un couteau, des ciseaux.

L. M. - … Il pince…

Les plantes, elles, n'obéissent pas au doigt et à l'œil…

A.-G. H. - Oui, le modèle végétal est essentiel pour le Chinois. Dans les éloges de Mao, on lit quĠil est « un soleil qui fait pousser les plantes ». L'obéissance doit être humaine, c'est-à-dire en raisonnement. Les plantes, elles, n'obéissent pas au doigt et à l'œil…

L. M. - Mais les conséquences de cette différence entre l'Orient et l'Occident… ?

A.-G. H. - Le mécanisme. Le mouvement humain, c'est toujours le mouvement adapté. Les mains, c'est aller et retour, tandis que l'animal, si vous l'attachez, il tourne en rond… Vous obtenez des mécanismes continus… On retrouve là le problème de l'invention en Occident et en Chine… La musique… Je me suis occupé de la gamme en Chine et en Europe. La gamme tempérée a été inventée à la même période. En Chine, elle a été inventée par un prince de la famille des Ming, et elle n'a pas été appliquée. Ils ont gardé leurs anciens instruments… Tandis qu'en Occident… Le piano !

Tenez, c'est cela qui est intéressant, voir ce qui n'est pas pareil, voir les différences…



[1] André-Georges Haudricourt. « La technologie, science humaine », in La Technologie science humaine. Paris MSH, 1988, pp. 37-46 et « Gestes et mouvements », id., pp. 47-49.

[2] « L'analogie entre l'évolution des êtres vivants et l'évolution des techniques peut être poussée assez loin sans paradoxe, à condition de comprendre que l'objet n'est comparable qu'au squelette du vertébré ou à la coquille du mollusque. De la même façon que le naturaliste essaie de rétablir les parties molles : muscles et viscères de l'animal, il faut mettre autour de l'objet l'ensemble des gestes humains qui le produisent et qui le font fonctionner. » - La Technologie science humaine, op. cit. p. 41.

[3] Un thème revient constamment dans les mythologies, celui de la ruse (mètis dans la mythologie de la Grèce ancienne). L'inventeur (le héros civilisateur) est souvent un tricheur (un trickster). Technique et ruse sont étroitement associées.

[4] Le recueil de récits permet d'étudier une langue dans les cultures de lĠoral.

[5] André-Georges Haudricourt. « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d'autrui », in La Technologie science humaine, op. cit., pp. 277-285 et « Note d'ethnozoologie. Le rôle des excréta dans la domestication », id., pp. 301-302.

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