Retour page précédente


 

UN EXERCICE D'ÉCRITURE AU LYCÉE

EN CLASSE DE SECONDE

DEUXIÈME MONTAGE


Yvon Logéat présente ici les textes d'élèves en continuité, au regard de la totalité du passage d'Hélène Cixous.
Successivement un texte réunissant les textes d'élèves écrits à la première personne puis un autre texte réunissant ceux écrits à la deuxième personne.



IL ENTEND LE CHANT DES OISEAUX

 

Voilà bientôt un an que Hugo, 4 ans et demi, est porteur d'un implant cochléaire et nous voudrions, en quelques mots, faire partager les grands changements que cette implantation a engendrés pour Hugo et pour notre famille.
Pour nous, implanter Hugo était primordial : « Puisque le monde des entendants ne vient pas vers celui des sourds, offrons à notre fils, sourd, la chance de pouvoir communiquer avec les entendants. »
Lorsque Hugo portait des prothèses auditives, il percevait très peu de choses, elles étaient peu efficaces par rapport à sa surdité profonde. En conséquence il criait beaucoup et était très remuant.
Aujourd'hui, un an après son implantation, Hugo est beaucoup plus calme et posé : en effet, avant, pour nous situer ou comprendre une situation, Hugo devait se déplacer, maintenant il sait nous situer au son de notre voix et n'a donc plus besoin de bouger pour savoir où nous sommes.
D'autre part nous apprécions quotidiennement le fait de pouvoir l'appeler d'un bout à l'autre de la maison sans avoir à nous déplacer.
Qui n'a pas, un jour, couru un 100 mètres en voyant son enfant partir vers la route ? Depuis que Hugo a son implant, il nous suffit de l'appeler, il se retourne et nous n'avons plus qu'à lui expliquer de s'arrêter.
Que de fatigue et de stress en moins…
Notre première grosse émotion fut environ trois mois après l'implantation lorsque, nous promenant au bord d'un lac, nous avons vu Hugo s'arrêter, surpris… Nous avons regardé, puis écouté : dans un fourré à 100 mètres une vingtaine d'oiseaux piaillaient : Pour la première fois notre fils entendait le chant des oiseaux…
Maintenant il découvre chaque jour de nouveaux bruits et nous signe triomphant : « J'entends, j'entends », et il essaye de reproduire le même son.

Hugo porte aujourd'hui son implant depuis onze mois, il aime le porter, il y fait beaucoup plus attention qu'au début, et demande à ce qu'on change les piles tout de suite quand celles-ci sont déchargées.
Il est devenu très épanoui et communique de plus en plus avec tout le monde : A table, à l'école, il prend la parole et d'une voix posée raconte des choses.
Depuis une semaine, il passe 5-10 minutes le soir à nous parler, il a les yeux brillants de bonheur de pouvoir s'exprimer et, même si nous ne comprenons pas grand chose de ce qu'il raconte (il ne signe pas tout ce qu'il dit !!), c'est vraiment extraordinaire de le voir faire l'effort de vouloir parler comme nous.

Hugo ne parlait pas du tout il y a un an. Aujourd'hui il sait dire quelques mots : papa, maman, attends, pipi, Adèle (sa sœur), chat… et il devient avide d'apprendre de nouveaux mots, il essaye de répéter après nous, c'est très prometteur…

Par ce témoignage nous espérons avoir montré combien l'implant cochléaire est bénéfique pour notre enfant, tous les bonheurs que cette implantation a favorisés et combien aussi notre vie de famille a été transformée par la diminution du stress et de la fatigue.
Nous nous rendons compte que nous n'avons même pas parlé de l'opération. Pour nous cela semble déjà un vieux souvenir, presque un bon souvenir !! Le seul souci fut sans doute de garder notre enfant 5 jours à l'hôpital, le deuxième jour après l'opération, une infirmière nous le ramenant déjà : il jouait avec un autre enfant dans l'ascenseur…

Nous remercions tout particulièrement l'association Cochlée Bretagne qui au départ nous a soutenus dans notre démarche : rencontre avec des adultes et des enfants implantés, ce qui nous a permis de nous préparer à ce qui nous attendait.
Maintenant encore, l'association nous permet de nous retrouver entre familles implantées, ce qui est essentiel pour nous et nos enfants.

Aujourd'hui nous sommes sûrs que bientôt Hugo pourra parler avec les entendants et communiquer avec les sourds…


Pascaline et Christophe Hoï
parents de Hugo
19 septembre 2001


Textes d'élèves imités du texte d'Hélène Cixous

Extraits du texte d'Hélène Cixous
« Savoir », dans Voiles, en collaboration avec Jacques Derrida, Galilée, 1998.

La surdité était ma faute, ma laisse, mon problème. Ce qui était bizarre, c'est que j'entendais que je n'entendais pas mais je n'entendais pas bien. Chaque jour était un combat pour reconnaître au son les différents bruits fantastiques. Pas de chance, j'étais né avec un voile dans l'oreille, une de ces choses imperceptibles qui vous coupe du monde et je croyais que cela durerait à jamais.
Heureusement, on m'installa un implant cochléaire et cela me permit de découvrir un monde nouveau, un monde merveilleux, un monde fantastique. Pour la première fois de ma vie, je pouvais crier : « J'entends, j'entends. » Mais qu'est-ce qu'entendre si ce n'est que pouvoir écouter émerveillé les sons  ? Ah, les sons, enfin, je les entendais, même si je ne savais pas détecter à quoi correspondait chacun d'eux. Puis souvent, j'entendais une belle voix, fine et douce. On me disait : « Est-ce que tu entends ta voix  ? » Je répondais : « C'est quel son, ma voix  ? » Je compris au bout d'un moment que la voix douce et belle était en fait la mienne.

« Entendre » est-il la jouissance suprême ? Ou bien est-ce: cesser de-ne-pas-entendre ? J'entendis le chant d'un oiseau dans les fourrés, celui d'une mère pour son enfant, c'était inentendu, c'était inattendu ! Ça n'arrêtait pas de toucher mon oreille, d'auditionner. L'auditionnement se poursuivait. C'est ce qui me transportait : le bruyant pas de l'Audition. La bruyante venue à Entendre. Et qui vient ? moi ou toi ? C'était entendre-à-l'oreille-ouverte, une oreille découverte, découvrante, le miracle. Voilà ce qui me transportait. Car je n'avais jamais entendu, juste perçu des bribes de mots, une lettre, un son et sans grand intérêt: audition cachée, écoute désirée. Mais à cette matinée sans subterfuge, j'entendais de mes propres oreilles le monde, comme jamais, avec mes propres appareils auditifs naturels fonctionnels. La continuité de mon attention à écouter et de l'exaltation du monde, c'était toucher le monde de l'oreille. Ah ! Je n'avais pas su la veille que les oreilles sont les mains miraculeuses, n'avais jamais joui du délicat tact des tympans, des lobes, les mains les plus puissantes, ces mains qui touchent impondérablement les sons proches et lointains. Je venais de toucher le monde de l'oreille, et je pensai : « C'est moi qui entends. » Moi serait donc mes oreilles ? Moi serait la rencontre, le point de rencontre entre mon âme auditionnante et toi. Violente douceur, brusque son, je lève le voile devant mes pavillons et : le monde m'est donné dans la main des oreilles. Et ce qui me fut donné en ce premier jour, ce fut le don même, la dation. Non, la joie n'est pas « trouver l'audition », c'est faire connaissance avec « entendre-à-l'oreille-ouverte ». Quel est l'équivalent d'inouï ? inentendu ? Il n'y avait encore jamais eu de l'inentendu. C'était une invention. Cela venait de commencer. Et dire que ce miracle ne frappait que les miens, ma tribu, la sourde. Pouvait-on appeler cela de la chance ? Mais si l'on ne pouvait que cacher la surdité, c'est donc qu'elle n'était pas étrangère. Je l'avais parfois pressenti : ma surdité est parfois ma force, ma chance, mon aide intérieure. Mon amie. Elle m'aide à surmonter les paroles des autres, elle n'était pas sortie à jamais de mon corps. Elle restait cousue à mon âme, à mon équilibre personnel nécessaire éternel. En ce jour, je compris la différence entre « entendre » et « écouter ». L'échange n'avait pas le même sens : on entendait par hasard, cela arrivait à nos oreilles; on écoutait par intérêt, de façon spontanée. Entendre ne restait qu'au bord du lobe, écouter s'en allait dans les profondeurs, au sein même de l'âme. Je possédais les deux. Les deux étaient pour moi la profondeur même, je ne pouvais pas ne pas prêter l'oreille, alors qu'elle me manquait déjà. J'entendais le chant des oiseaux, j'écoutais les oiseaux chanter, l'échange m'était devenu familier, on se donnait sans retenue.
Le lendemain au sortir du silence de la nuit, j'entendis subitement le bruit de mes pas sur le plancher. Ensuite vint doucement le bruit du grincement de la porte. Hier encore c'était moi qui l'ouvrais de façon très brusque pour que ce grincement puisse se faire un peu entendre. Ainsi le monde sortait de derrière son mur isolé, de son silence cruel. Le bruit montait à moi. Toute la journée.
Cela venait tellement vite que je m'entendais ouïr. J'entendais venir l'ouïe. Peu à peu les voix venaient à moi tout d'abord un gazouillement puis des paroles claires et bien nettes.
Ce qui n'était pas est. La présence sort de l'absence, j'entendais cela, les bruits du monde se levaient tout autour de moi, émergeant du silence inépuisable, j'entendais le lever du monde.
Est-ce par chance que j'assistais à l'éclosion de la création ? Oui. C'est par ce que c'était ce jour-là que j'entendais ; entendre, écouter et s'entendre parler formaient la jouissance suprême.
Sous le coup de la première audition, j'éclatais de rire ! Ce qui me faisais jubiler c'était le « Je suis là, oui ! » de la présence, le non-refus, le non-retrait. Oui disait le monde, oui disaient fébrilement les petits oiseaux, même moi je disais oui !

Aujourd'hui mourait le poignant regret qui avait été le secret de mon enfance : j'avais été l'élu de ma famille, le malentendant dans un monde de communication. C'était une malédiction, un enchantement intérieur, une impuissance imméritée qui était et contre laquelle je me révoltais, je faisais partie d'une autre planète, la planète des malentendants, cette planète liée par un seul point à la planète des entendants, ce point d' espoir s'appelle la science. Je devais affronter les paroles, les critiques des autres. Maintenant, je pouvais aimer ma nuisance, je pouvais même la regretter. Cette coupure. Soudain, cette nuisance, cette malvenue, l'autre s'est dévoilée : l'autre n'était nulle autre que ma mie, ma sœur, ma mère, une partie de moi même. C'était comme l'éclosion de la création, et surtout, la joie de l'oreille débridée. On voit mieux ainsi. Pour bien voir il faut bien entendre. Maintenant je pouvais voir, car je pouvais entendre. Aujourd'hui, mourait le poignant regret qui avait été le secret de mon enfance ; j'étais l'élu de la famille, le sourd parmi les signes. C'était une malédiction, un enchantement intérieur, une impuissance imméritée qui était moi-même et contre laquelle je me révoltais de toutes mes fortes forces vaines ; la forme la plus subtile de l'injustice car cette surdité qui m'élisait et me mettait à part était aussi indétachable de moi que mon sang dans ma veine.
Aujourd'hui, mourait la colère ma sœur.
Maintenant c'était l'heure des adieux cruels et tendres au voile que j'avais tant maudit.
« Maintenant enfin je peux aimer ma surdité, ce don à l'envers, je peux l'aimer parce qu'il va s'achever. »
J'étais tombé dans un état d'adieu.
Le deuil de l'oreille qui devient une autre oreille. «  Je ne serai plus jamais sourd ! »
Mais le supplément de légèreté à passer dans l'audible sans avoir à enfoncer la porte à chaque instant. La joie de l'oreille délivrée : on voit mieux aussi. Pour voir, il faut bien entendre.
Maintenant je voyais bien avec mon implant cochléaire. Mais pendant que mon âme déliée s'élançait, se formait un élan de descension : en s'éloignant de ma « ma-surdité » ; je découvrais les bizarres bienfaits que mon étrangère intérieure me prodiguait « avant », et dont je n'avais jamais pu jouir avec joie, seulement avec angoisse : l'inarrivée de l'audible à l'aube, le passage par le non-entendre, toujours il y a eu un seuil, franchir à la nage le détroit entre le continent inaudible et le continent audible, entre deux mondes ; un pas marqué, venir du dehors, un pas encore, une imperfection, je tendais l'oreille et entendais le pas encore, il y avait ce mouvement…
Ce que les entendants n'ont jamais entendu : la brise avant la tempête. Mais avant, ne sachant pas que j'entendais cela, l'entendais-je ? Les entendants savent-ils qu'ils entendent ? Les mal-entendants savent-ils qu'ils entendent autrement  ? Qu'entendons-nous ? Les oreilles entendent-elles qu'elles entendent ? Les uns entendent mais ne savent pas qu'ils entendent. Ils ont des oreilles et ils n'entendent pas. A l'aube, je m'entendis encore une dernière fois entendre que je n'entendais pas encore ce que plus tard j'entendrais d'un coup. Et tout cela seule la surdité qui-passe-du-non-entendre-à-entendre, celle-là seule en est le témoin. Mais c'est un témoin qui passe. Je vais l'oublier. Mais témoin conscient ? Non. Seule cette surdité d'un mardi de janvier — celle qui s'en allait, celle qui se retirait de moi comme une lente mer intérieure apercevait les deux rives. Car il n'est pas permis aux mortels d'être des deux côtés. Une telle expérience ne pouvait avoir lieu qu'une fois, c'est ce qui me bouleversait. La surdité ne repousserait pas, l'étrangère ne me reviendrait pas.



Il était né avec ce voile imperceptible, il n'entendait pas. On pouvait crier, on pouvait hurler mais il n'entendait pas. Sa surdité était entre lui et le monde. Il n'entendait pas les bruits de pas courant vers lui ni même la propre voix de sa mère, il vivait dans ce monde vide de sons, silencieux et pesant.
Mais un jour, sa mère décida d'en finir avec la surdité de son enfant et sans tarder elle prit rendez-vous avec le chirurgien. C'est qu'elle avait appris l'incroyable nouvelle : la science venait de rompre le silence.
Tout ce qui est impossible sera possible !
Ce fut fait, il entendait. Son implant avait cassé ce mur infranchissable qui le séparait des bruits, des voix et de la musique si belle faisant rêver les hommes. L'implant l'avait mené à cette musique.
Sous le coup de la musique, il éclatait de rire. Le rire des accouchements. Ce qui le faisait jubiler c'était le « je suis là » de la présence, le non-refus, le non-retrait. Oui, dit le monde. Oui, dit timide le bruit du vent. Oui je viens, disent les gazouillements joyeux des oiseaux.
C'était drôle, sa maman avait une voix si douce qui lui caressait les oreilles, le cœur… Mais, tout était bruit, tout était chahut et il se sentait perdu face à ce monde nouveau totalement différent de son propre monde.
Entendre est-il jouissance suprême ? Ou est-ce : cesser de ne pas entendre.
La musique des ailes des oiseaux passa de droite à gauche, dans le ciel des flottes de nuages filèrent de gauche à droite, c'était inouï, invu !
Viens, futur, viens toi qui ne cesses de venir, n'arrivant jamais, viens, venant !
Ça n'arrêtait pas de venir, d'auditionner. L'auditionnement se poursuivait.


C'est ce qui le transportait : le pas de l'audition. La venue d'entendre. Et qui vient ? Moi ou toi. C'était entendre d'une seule oreille, le miracle.
Voilà ce qui le transportait. Car il avait déjà entendu tout cela avec des prothèses auditives et sans exaltation : entendre d'emprunt, écoute séparée. Mais à cette aube sans subterfuge il avait entendu avec ses propres oreilles le monde, sans intermédiaire, sans les prothèses mais avec des implants cochléaires. Il n'avait pas su la veille que les oreilles sont les mains miraculeuses, n'avait jamais joui du délicat tact du tympan, les mains les plus puissantes, ces mains qui touchent impondérablement, les icis proches et lointains. Il venait de toucher le monde de l'ouïe, et il pensa « C'est moi qui entends. » Moi serait donc mes oreilles  ? Moi serait la rencontre, le point de rencontre entre mon âme entendant et toi  ? Violente douceur, brusque audition, il tend les oreilles et le monde qui lui est donné dans la mains des entendants. Et ce qui lui fut donné en ce premier jour, ce fut le don même, la dation. Non la joie n'est pas « retrouver l'ouïe », c'est faire connaissance avec « entendre-avec-un-implant ».


Avant il n'était pas un petit garçon, d'abord il était un mal-entendant.
Dans ce monde sans bruits et sans sons, il attendait vainement la communication avec les entendants. Mais seulement, cet espoir, personne ne le perçoit derrière ces cris et ce remous. On disait de lui qu'il était mignon. Mais il n'entendait pas. On disait de lui qu'il était énervé. Mais il ne comprenait pas. Alors il avait décidé de changer cette non-discutité (mot inventé… comme H. Cixous…). De faire le pas. De rentrer dans le monde des entendants. De s'ouvrir à eux. Il était venu au monde et grimpait désormais les degrés de l'audition. Chaque jour diminuait l'imprécision de l'imprécision. Avec lenteur, avec rapidité selon le point d'entente (est ce que ça se dit « point d'entente »  ?), il non-entendait un peu moins de jours en jours. Depuis quelle profondeur ancienne insondable, parcourant des milliers de kilomètres les entendants venaient vers lui  ? C'est alors qu'il tressaillit sous l'annonce d'un deuil tant attendu : il était en train de perdre sa « non-ouïe ». — J'entends ! J'entends ! criait-il. Mais… j'entends ! cria-t-il.
Lui, l'élu de sa famille, le sourd parmi les cygnes, perdait ce qui avait été le secret de son enfance. Mais désormais, autour de lui, ça n'arrêtait plus d'auditionner : il entendait même le chant des oiseaux venir à lui… !

Trois mois après l'opération, au cours d'une promenade auprès d'un lac, Hugo entendit des oiseaux piailler, surpris, il entendait le chant des oiseaux. Quelques mois auparavant, Hugo avait des prothèses auditives avec lesquelles il percevait peu de choses, il aurait eu du mal à percevoir ces piaillements. Ainsi le monde sortait de sa réserve lointaine. Le monde montait à lui, précisant les sons. Toute la journée. Cela avançait tellement vite, qu'il était devenu très épanoui et communiquait de plus en plus avec les gens. Il entendait les bruits, les sons du « nouveau » monde. Il pouvait entendre à travers les oreilles du monde, tous ces bruits émergeant du silence, Hugo entendait le monde. Mais aujourd'hui, il avait entendu avec ses propres oreilles le monde, sans intermédiaire, sans les prothèses. L'ouïe, donc c'était le bonheur, et là était le miracle ! « Maintenant enfin je peux aimer ma surdité, ce don à l'envers, je peux l'aimer parce qu'il va s'achever. » Il était tombé dans un état d'adieu. Le deuil de l'oreille qui devient une autre oreille : « je ne serai plus jamais sourd ! » Mais le supplément de légèreté à passer dans l'audible sans avoir à tendre l'oreille à chaque instant. La joie de l'oreille délivrée physiquement : une sensation délicieuse de boules quies dégagées : car la surdité c'est comme des piles qui ne fonctionnent plus, elle, l'oreille, c'est comme une énorme porte, courage, audace, insistance, effort vain pour passer la porte et entendre celui qui était derrière. La joie de l'oreille délivrée, on voit aussi. Pour entendre il faut bien voir. Maintenant il voyait bien même sans prothèses. Mais pendant que son âme déliée s'élançait, se formait un élan de descension : en s'éloignant de sa « ma surdité », il découvrait les bizarres bienfaits que son étrangère lui prodiguait « avant » et dont il n'avait jamais pu jouir avec joie, seulement avec angoisse.

La myopie était sa faute, sa laisse, son voile natal imperceptible. Chose étrange, elle voyait qu'elle ne voyait pas, mais elle ne voyait pas bien. Chaque jour il y avait refus, mais qui pouvait dire d'où partait le refus : qui se refusait, était-ce le monde ou elle  ? Elle était de cette race obscure subreptice qui va désemparée devant le grand tableau du monde, toute la journée en posture d'aveu : je ne vois pas le nom de la rue, je ne vois pas le visage, je ne vois pas la porte, je ne vois pas venir et c'est moi qui ne vois pas ce que je devrais voir. Elle avait des yeux et elle était aveugle. Elle devait passer tous les jours au large du château. L'aide venait de la statue de Jeanne d'Arc. La grande femme en or brandissait sa lance flamboyante et lui montrait la direction du château. En suivant l'indication d'or elle finissait par y arriver. Jusqu'au jour où. Un matin sur la place il n'y avait rien. La statue n'était pas là. Il n'y avait pas trace de château. A la place du saint cheval une pénombre mondiale. Tout était perdu. Chaque pas augmenterait l'égarement. Elle resta pétrifiée, privée de l'aide de sa statue. Elle se vit arrêtée au sein de l'invisible. De toutes parts elle voyait ce rien pâle sans limites, c'était comme si par un faux pas elle était entrée vivante chez la mort. L'ici néant durait, et personne. Elle saisie, tombée debout dans l'étendue insondable d'un voile, et voilà tout ce qui restait de la ville et du temps. La catastrophe s'était produite en silence.
Et maintenant qui était-elle  ? Seule. Un petit clou de travers dans l'intervalle.
Plus tard dans l'intervalle quelqu'un abruptement surgi du rien lui affirma que les choses n'avaient pas fui du tout. Elles étaient à leur place assurément. Ainsi c'était elle qui ne voyait pas la statue ni le château ni les rebords du monde ni l'autobus  ? Une voilette de brume avait eu raison des existences à ses pauvres yeux crédules. La grande statue d'or n'avait pas résisté. Ce fut sa première apocalypse. La ville perdit de sa solidité.

Elle était née avec le voile dans l'œil. Une très puissante myopie étendait entre elle et le monde ses magies affolantes. Elle était née avec le voile dans l'âme. Les lunettes sont de faibles fourchettes bonnes tout juste à attraper des petits bouts de réalité. Comme le sait le peuple des myopes, la myopie a son siège branlant dans le jugement. Elle fait régner une éternelle incertitude qu'aucune prothèse ne dissipe. Désormais elle ne savait pas. Le Doute et elle furent toujours inséparables : les choses étaient-elles parties ou bien était-ce elle qui les mévoyait  ? Jamais elle ne vit en sûreté. Voir était un croire chancelant. Tout était peut-être. Vivre était en état d'alerte. En courant à toutes jambes vers sa mère elle se réservait la possibilité de l'erreur jusqu'à la dernière seconde. Et si sa mère n'était soudain pas sa mère à l'instant où elle atteignait son visage ? La douleur de n'avoir pas reconnu que l'inconnue ne pouvait être ma mère, la honte de prendre une inconnue pour la connue par excellence, le sang n'a donc pas crié, pas senti ? La trahison du sang du sens ainsi on peut se tromper de mère être trompée jusqu'à la mère ? La rage du corps contre ces deux-là, les yeux qui ne peuvent pas courir plus vite, ils ont la bride innée, toute l'énergie du monde ne peut pousser leur pas. Les vérités se démasquaient une seconde avant la fin. Vois-je ce que je vois ? Ce qui n'était pas là était peut-être là. Être et ne pas être ne s'excluaient jamais. Afin de pouvoir vivre, elle choisissait de croire et cela se terminait souvent par de mauvaises découvertes. Elle faisait confiance à une folle dont elle se méfiait mais en vain. Il y a un profit dans la confiance aveugle dont elle était privée. La myopie ébranlait jusqu'à la propre paix qu'établit l'aveuglement. Elle était la première à s'accuser. Même les yeux fermés elle était myope.
Myopie maîtresse d'erreur et d'inquiétude.
Mais elle règne aussi sur autrui, vous qui n'êtes pas myopes et vous qui êtes myopes, vous aussi elle vous jouait, vous qui jamais ne la vîtes, vous qui jamais ne sûtes qu'elle étendait ses voiles ambigus entre la femme et vous. Elle était toujours là l'invisible qui séparait à jamais la femme. Comme si elle était le génie même de la séparation. Cette femme était une autre et vous ne le saviez pas.
Moi aussi j'ai été myope. Je puis l'attester : certaines personnes gravement blessées de myopie peuvent parfaitement cacher aux yeux du public les actions et l'existence de leur très folle fatalité.

Mais un jour cette femme décida d'en finir avec sa myopie et sans tarder elle prit rendez-vous avec le chirurgien. C'est qu'elle avait appris l'incroyable nouvelle : la science venait de vaincre l'invincible. En dix minutes ce fut fait. Fin de l'infinie. Une possibilité encore impossible il y a trois ans. Dans la liste des invincibles promis à la défaite, on venait d'arriver à la myopie. Tout ce qui est impossible sera possible, il suffit d'attendre les milliers d'années. Elle, par chance, avait connu cela de son vivant : son propre renversement astral. Cela faisait tout le temps jusqu'à ce jour qu'elle avait vécu dans la caverne de l'espèce, docile à la fatalité. Elle était prisonnière et lunaire de naissance ; les autres avaient toutes leurs ailes. Jamais ne lui était venu à l'esprit qu'elle puisse changer son lot. Le sang une fois versé dans la poussière, il ne remonte pas dans les veines. Personne n'aurait contredit Eschyle. Voici que le sang remonta. Elle renaquit.
C'est ainsi que l'on passe au monde sans avoir jamais imaginé avant cette heure pouvoir devenir l'habitant du jour. Personne n'avait encore jamais mis les pieds sur cette planète. Cet événement est daté. De nos jours des humains changent de monde chaque mois. Il n'y a plus de myopes par fatalité. Elle qui ne s'y était jamais attendue avait vécu ses anciennes vies en tremblant comme tremblaient les guerriers qui mouraient de myopie devant les remparts de Troie pour n'avoir même pas vu se dresser l'ennemi à trois pas.


Le lendemain au sortir de la nuit elle vit subitement le motif du tapis qu'elle n'avait jamais vu. Ensuite vinrent doucement les étagères, elles vinrent les premières la saluer en souriant. Hier encore c'était elle qui tournait ses lunettes vers la gauche afin que les étagères qui n'étaient jamais là puissent faire leur apparition. Ainsi le monde sortait de sa réserve lointaine, de ses absences cruelles. Le monde montait à elle, précisant ses visages. Toute la journée.
Cela avançait tellement vite qu' elle se voyait voir. Elle voyait venir la vue. Devant elle flottaient les titres des livres encore invisibles sirènes, et puis ils se dégageaient de la peau floue et voici : ils surgissaient, les traits dessinés. Ce qui n'était pas est. La présence sort de l'absence, elle voyait cela, les traits du visage du monde se lèvent à la fenêtre, émergeant de l'effacement, elle voyait se lever le monde.
— Est-ce que par chance j'assiste, se demanda-t-elle, à l'éclosion de la création ? Oui. C'est parce que c'était ce jour-là qu'elle voyait, depuis sa myopie qui s'en allant était encore un peu là.
Sous le coup de l'apparition elle éclatait de rire. Le rire des accouchements. Ce qui la faisait jubiler c'était le « je suis là, oui » de la présence, le non-refus, le non-retrait. Oui, dit le monde. Oui, dit timide le clocheton derrière les immeubles. Oui je viens, dit une fenêtre puis l'autre.


Voir est-il la jouissance suprême  ? Ou bien est-ce : cesser-de-ne-pas-voir  ?
Des oiseaux visibles passèrent de droite à gauche dans le ciel des flottes de nuages filèrent de gauche à droite, c'était invu ! Viens, futur, viens, toi qui ne cesse de venir, n'arrivant jamais, viens, venant !
Ça n'arrêtait pas de venir, d'apparitionner. L'apparitionnement se poursuivait. C'est ce qui la transportait : le pas de l'Apparition. La venue à Voir. Et qui vient  ? moi ou toi  ?
C'était voir-à-l'œil-nu, le miracle.
Voilà ce qui la transportait. Car elle avait déjà vu tout cela sous verre avec lunettes et sans exaltation : vision d'emprunt, vue séparée.
Mais à cette aube sans subterfuge elle avait vu avec ses propres yeux le monde, sans intermédiaire, sans les verres de non-contact. La continuité de sa chair et de la chair du monde, le toucher donc, c'était l'amour, et là était le miracle, la donation. Ah ! Elle n'avait pas su la veille que les yeux sont les mains miraculeuses, n'avait jamais joui du délicat tact de la cornée, des cils, les mains les plus puissantes, ces mains qui touchent impondérablement les icis proches et lointains. Elle n'avait pas su que les yeux sont les lèvres sur les lèvres de Dieu.
Elle venait de toucher le monde de l'œil, et elle pensa : « C'est moi qui vois. » Moi serait donc mes yeux  ? Moi serait la rencontre, le point de rencontre entre mon âme voyante et toi. Violente douceur, brusque apparition, elle lève les paupières et : le monde lui est donné dans la main des yeux. Et ce qui lui fut donné en ce premier jour, ce fut le don même, la dation. Non, la joie n'est pas « retrouver la vue », c'est faire connaissance avec voir-à-l'œil-nu. Quel est l'équivalent d'inouï  ? Invu  ? Il n'y avait encore jamais eu de l'invu. C'était une invention. Cela venait de commencer.
Et dire que ce miracle ne frappait que les siens, sa tribu, la myope. Mais si l'on pouvait expulser la myopie, c'est donc qu'elle était une étrangère  ? Elle l'avait toujours pressenti : sa myopie était sa propre étrangère, son étrangèreté essentielle, sa propre faiblesse nécessaire accidentelle. Son sort. Et elle était sortie d'un bond de son sort  ? De sa peau. De la paupière dans laquelle son âme gisait cousue.


Avant elle n'était pas une femme d'abord elle était une myope c'est-à-dire une masquée. Les yeux personne ne les voit derrière le masque de verre. Oh ! elle s'était bien battue. Avec contre son propre corps étranger sa cornée têtue. Un temps elle fut la première à se démasquer. Les lentilles lui parurent une fraude. On lui dit : vous avez de beaux yeux, elle répondait : je suis myope. On ne la crut pas : on ne l'écoutait pas. On ne savait pas. Elle disait « la vérité ». Elle dé-mentait son visage, ses yeux. Comme si ses vrais… Comme si ses faux… Comme si elle mentait. Errance, clignement du mensonge. Où est la vérité. La myopie était sa vérité.
« Je viens au monde, je grimpe jour après jour les degrés de la visibilité. Chaque jour diminue l'imprécision de l'imprécision. » Avec lenteur, avec rapidité, selon le point de vue, elle non-voyait un peu moins d'heure en heure. Depuis quelle profondeur ancienne insondable, parcourant des nuits de milliards de kilomètres les visibles montaient vers elle  ? Comment mesurer cet advenir lent et puissant  ?
Et irréversible.
C'est alors qu'elle tressaillit sous le coup d'aiguillon d'un deuil inattendu : mais je suis en train de perdre ma myopie ! … Vite, miracle ! criait-elle. Holà ! doucement miracle ! cria-t-elle.


Aujourd'hui mourait le poignant regret qui avait été le secret de son enfance : elle avait été l'élue de la famille, la myope parmi les cygnes. C'était une malédiction, un enchantement intérieur, une impuissance imméritée qui était elle-même et contre laquelle elle se révoltait de toutes ses fortes forces vaines, la forme la plus subtile de l'injustice : car cette myopie qui l'élisait et la mettait à part était aussi indétachable d'elle que son sang de sa veine, c'était elle, elle était elle, son murmure inaudible incessant.
Aujourd'hui mourait la colère sa sœur.
Soudain la myopie, « l'autre » la malvenue, s'est dévoilée : l'autre n'était nulle autre que sa mie, sa modeste compagne née. Son cher secret. Déjà la mystérieuse toundra brumeuse de toujours était effacée. Adieu ma mie ma mère.
Maintenant c'était l'heure des adieux cruels et tendres au voile qu'elle avait tant maudit.
« Maintenant enfin je peux aimer ma myopie, ce don à l'envers, je peux l'aimer parce qu'elle va s'achever. » Elle était tombée dans un état d'adieu.
Le deuil de l'œil qui devient un autre œil : « Je ne serai plus jamais myope ! » Mais le supplément de légèreté à passer dans le visible sans avoir à enfoncer la porte à chaque instant. La joie de l'œil délivré physiquement : une sensation délicieuse d'agrafes ôtées : car la myopie a de petites serres, elle tient l'œil sous un voile serré, vissements de paupières, insistances, efforts vains pour passer le voile et voir, front froncé. La joie de l'œil débridé : on entend mieux aussi. Pour entendre il faut bien voir.
Maintenant elle entendait bien même sans lunettes.

Mais pendant que son âme déliée s'élançait, se formait un élan de descension : en s'éloignant de sa « ma-myopie », elle découvrait les bizarres bienfaits que son étrangère intérieure lui prodiguait « avant », et dont elle n'avait jamais pu jouir avec joie, seulement avec angoisse : l'inarrivée du visible à l'aube, le passage par le non-voir, toujours il y a eu un seuil, franchir à la nage le détroit entre le continent aveugle et le continent voyant, entre deux mondes, un pas marqué, venir du dehors, un pas encore, une imperfection, elle ouvrait les yeux et elle voyait le pas encore, il y avait ce mouvement de porte à exécuter pour accéder au monde visible. Ne-pas-voir c'est défaut pénurie assoiffement mais ne-pas-se-voir-vue c'est virginité force indépendance. Ne voyant pas elle ne se voyait pas vue, c'est ce qui lui avait donné sa légèreté d'aveugle, la grande liberté de l'effacement de soi. Jamais elle n'avait été jetée dans la guerre des faces, elle vivait dans l'au-dessus sans images où courent les grands nuages indistincts.
Et aussi ne-pas-se-voir-soi-même est chose de paix. Elle n'avait jamais eu à subir son propre visage. Elle se mettait le visage aimé pour visage, non qu'elle n'en ait pas un, mais elle ne le voyait pas. Sauf de très près. De très près elle voyait sa bouche, sa joue, mais non son visage. Voir-de-près est-ce voir  ? C'était le visage de l'aimé qui était son visage.


Bientôt auraient disparu le flou, le chaos avant la genèse, l'intervalle, l'étape, l'amortissement, l'appartenance à la non-voyance, le silence pesanteur, le passage quotidien de frontière, l'errance dans les limbes.
Limbes : la région des myopes, purgatoire et promesse, lisière douteuse, séjour des âmes des justes avant la rédemption. Et maintenant elle perdait ses limbes, qui étaient les eaux dans lesquelles elle surnageait. Elle était en train d'être brutalement sauvée. Rédemption sans délai ! Mais est-on sauvé par un coup de grâce  ? Ou bien frappé, jeté, foudroyé ! ?
— En t'en allant, ma pauvre fée, ma myopie, tu me retires les dons ambigus qui m'angoissaient et m'accordaient des états que les voyants ne connaissent pas, murmurait-elle.
— Ne m'oublie pas. Garde à jamais le monde suspendu, désirable, refusé, cet enchanté que je t'avais donné, murmurait la myopie.
— Si je t'oublie ô Jérusalem, que mon œil droit, etc. — Ah ! je vois s'annoncer à la place de mon règne diffus un règne sans hésitation.
— J'hésiterai toujours. Je ne quitterai pas mon peuple. Je suis du peuple des non-voyants.

Ce que les voyants n'ont jamais vu : la présence-avant-le-monde. Mais « avant » ne sachant pas qu'elle voyait cela, le voyait-elle ?
Les voyants savent-ils qu'ils voient ? Les non-voyants savent-ils qu'ils voient autrement ? Que voyons-nous ? Les yeux voient-ils qu'ils voient ? Les uns voient et ne savent pas qu'ils voient. Ils ont des yeux et ils ne voient pas qu'ils ne non-voient pas.
À l'aube elle se vit encore — une dernière fois  — voir qu'elle ne voyait pas encore ce que plus tard elle verrait « d'un coup ». Et tout cela seule la myopie-qui-passe-du-non-voir-au-voir, celle-là seule en est le témoin. Mais c'est un témoin qui passe. Elle va oublier. Mais témoin conscient ? Non. Seule cette myopie d'un mardi de janvier, — celle qui s'en allait, celle qui se retirait de la femme comme une lente mer intérieure,— apercevait les deux rives. Car il n'est pas permis aux mortels d'être des deux côtés.
Une telle expérience ne pouvait avoir lieu qu'une fois, c'est ce qui la bouleversait. La myopie ne repousserait pas, l'étrangère ne lui reviendrait jamais, sa myopie si forte, — une force qu'elle avait toujours appelée faiblesse et infirmité ; mais voici que sa force, son étrange force, lui était révélée, rétrospectivement au moment même où elle lui était retirée.
La nostalgie de la secrète non-voyance se levait.
Et cependant, on veut tellement voir, n'est-ce pas ?
Voir ! On veut : voir ! Peut-être n'avons-nous jamais eu d'autre vouloir que voir ?


Retour page précédente