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ILS ONT ÉCRIT…

Julien GRACQ

Hugo impose l'idée difficile à admettre, et même choquante, d'un grand poète d'étoffe commune. Il n'y a aucun grand poète français — Villon n'en est pas le moindre exemple — qui soit indemne de quelque forme d'aristocratisme, aucun, sauf lui. […]

Lettrines 2, José Corti, 1974, p. 118.


Hugo von HOFMANNSTHAL

Ce qui a le plus d'action sur l'homme, c'est l'homme ; c'est lui qui est, en poésie, le centre de la vision du monde ; aussi, dès ses premiers tâtonnements, est-ce à chanter la grandeur humaine que Victor Hugo se sent poussé par son instinct poétique. Et il pense que l'essence de cette grandeur est l'union du génie et de la parole et du vers. En effet la puissance oratoire a un tel rôle en son esprit qu'il ne saurait concevoir sans elle aucune grandeur spirituelle. Dans ses personnages la supériorité de l'âme se manifeste par la supériorité de la parole. Ses plus grandes créations psychologiques ne sont pas des amoureux, ni à proprement parler des hommes d'action, ni des martyrs : ce sont des orateurs. Les forces de la nature, qui se dressent contre l'homme, sont également dotées de la puissance de la parole, et Dieu est pour lui « Celui qui a toujours le dernier mot ».

Victor Hugo, trad. de l'allemand par M. Ley-Deutsch, préf. par J.-Y. Masson, La Différence, 1990, pp. 55-56.


Philippe JACCOTTET

Hugo, dans l'admirable poème qu'est « La Vision de Dante », évoquant le cortège des rois :

          « Devant chaque fantôme, en la brume glacée,
          Ayant le vague aspect d'une croix renversée,
          Venait un glaive nu, ferme et droit dans le vent,
          Qu'aucun bras ne tenait et qui semblait vivant. »

Ce cortège dans un espace indsitinct m'a rappelé un des passages les plus puissants des Misérables, celui où Jean Valjean et Cosette, un peu avant l'aube, dans un faubourg de Paris, voient passer la « cadena » des bagnards. Hugo n'est jamais plus grand que lorsqu'il regarde dans l'indistinct, la brume, le crépuscule ou les ténèbres. L'illimité l'exalte. Il s'y égare souvent.
Dans le même grand poème, un peu plus haut, des vers qui annoncent Péguy :

          « Car vous êtes l'espoir de ceux qu'on a chassés,
          Car vous êtes patrie à celui qu'on exile,
          Car vous êtes le port, la demeure et l'asile…»

Carnets 1995-1998, (La Semaison III), Gallimard, 2001, pp. 68-69.


Mme de Villeparisis dans PROUST

Quant à Victor Hugo, elle nous disait que M. de Bouillon, son père, qui avait des camarades dans la jeunesse romantique, était entré grâce à eux à la première d'Hernani mais qu'il n'avait pu rester jusqu'au bout, tant il avait trouvé ridicules les vers de cet écrivain doué mais exagéré et qui n'a reçu le titre de grand poète qu'en vertu d'un marché fait, et comme récompense de l'indulgence intéressée qu'il a professée pour les dangereuses divagations des socialistes.

À l'ombre des jeunes filles en fleurs,
dans À la recherche du temps perdu, La Pléiade, tome II, 1988, p. 82.


… et SAINTE-BEUVE

Hugo ne fait cas, au fond, que de la puissance ; il accepte les Dumas, les Balzac à ce titre, presque comme ses pairs, ou du poins comme doués d'une puissance de talent qui lui semble le premier des mérites. Les délicats pour lui ne viennent que de bien loin à la suite, et quand tous ces forts de la Halle sont placés. J'admire aussi très volontiers la puissance, mais il faut pour cela que je sente avoir affaire à la véritable puissance de l'esprit, et non à une je ne sais quelle force purement robuste de santé et de tempérament. J'apprécie la puissance et non la carrure. Lequel a plus de valeur, Gengiskan traînant à sa suite toutes les hordes d'Asie, ou M. de Turenne à la tête de trente mille hommes ?
Hugo est-il de la vraie grande famille des poètes ? Oui et non ; en même temps qu'il en est par certaines qualités très hautes, et même par des qualités fines, il en sort, il en déchoit tout aussitôt par des énormités et des grossièretés de goût et d'esprit. Il n'en est donc véritablement pas, et il laisse à qui l'examine sincèrement une impression pénible d'incertitude et de chaos. — Il est de ceux dont on peut dire : Lucanus est Apulus anceps. Est-il de Macédoine ? ou bien est-il de Pannonie ?

Carnets intimes, extraits relatifs à Victor Hugo,
dans Victor Hugo, Œuvres complètes,
Club Français du Livre, tome VII, 1968, pp. 1254-1255.


… encore SAINTE-BEUVE [est-il plus bel hommage, trente ans après ?]

J'essaierais en vain de le dissimuler par les politesses : je me suis séparé, il y a vingt-sept ou vingt-huit ans de Victor Hugo (1833) ; je l'ai admiré jusqu'aux Feuilles d'automne inclusivement ; je ne l'ai plus suivi sans de fortes réserves dans les recueils de vers qui ont succédé à celui-là, ni dans ses drames qui ont succédé aux deux premiers ; m'étant ainsi séparé du gros de l'arbre dont les fruits ne me plaisaient plus, on me demandera comment ensuite, après bien des années, j'ai pu m'accommoder de fruits qui n'étaient plus les siens, mais qui étaient ceux de branches greffées sur le tronc et après que je m'en étais séparé. Il est bien vrai que j'ai fini par accepter de guerre lasse… […] C'est qu'en littérature comme en politique il y a aussi ce qu'on peut appeler les faits accomplis. Un critique, sous peine de s'arrêter et de s'annuler, ne peut méconnaître les talents existants, qui font leurs preuves, qui font acte de science, d'habileté, de grâce ou de force. Il doit prendre sur lui et triompher de ses antipathies premières, ou même de ses restrictions théoriques persistantes.

Mes poisons, préf. de P. Drachline, José Corti, 1988, pp. 63-64.

 

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