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ILS ONT ÉCRIT… (3)

PIERRE MICHON

[…] Booz est le dernier rejeton de la lignée d'Abraham, qui doit s'éteindre avec lui. Ce que lui offre l'Étrangère, qui croit n'offrir que son corps, c'est de relancer la lignée d'Abraham, d'aider à faire venir ce pour quoi cette lignée existe, de rendre possible l'Incarnation. Après le poème, après l'accouplement dans le noir, après les rimes embrassées et les corps embrassés, naîtra Obed, qui aura pour petit-fils David, roi, qui aura lui-même pour lointaine progéniture Jésus de Nazareth, qui clora une fois pour toutes la lignée d'Abaraham un vendredi à trois heures de l'après-midi — mais qu'importe la lignée d'Abraham dès lors qu'en trente-trois ans de vie on a installé l'Éternité dans le temps, l'incommensurable dans la mesure, le Créateur dans la créature, l'infigurable dans la figure, l'ineffable dans la parole, l'incirconscriptible dans le lieu, l'invisible dans les yeux des hommes. C'est cela que joue l'Étrangère qui s'offre, c'est l'Incarnation, l'événement prodigieux, le cœur battant de l'Occident, la raison et la folie de l'Occident.

 

Je suis sûr d'avoir entendu pour la première fois Booz endormi au début de juillet, juste avant les vacances d'été, à l'école de Mourioux, vers dix ans. […]

C'était l'été, c'était un texte d'été. L'été de juillet, celui des tilleuls et de la moisson. Pourtant quand je lis Booz, ce que j'entends sourdement, ce ne sont pas les cris d'enfants glanant le tilleul dans la cour de l'école, ni les bruits des faucheurs ou de la grande faucheuse mécanique ; j'entends un autre moment de l'été : ce qui en bruit de fond dans ma mémoire scande les vers ou l'intervalle entre les vers, c'est le bruit des batteuses.

Corps du roi, Lagrasse, Verdier, 2002, pp. 81-83.


PHILIPPE FOREST

[…] Peut-être l'œuvre de Victor Hugo ne nous était-elle pas destinée, à nous, hommes et femmes du vieux vingtième siècle. Nous ne la méritions pas. Elle appartient à d'autres, avant et après nous. Elle nous vient d'adultes nés de l'avant-dernier siècle. Elle est destinée à des enfants en principe promis au prochain. Qui vous a lu Victor Hugo ? À qui l'avez-vous lu ? Répondez à ces deux questions formidablement indiscrètes et vous saurez ce qui, pensivement, sentimentalement, se tient vraiment debout dans le temps de votre vie.

Victor Hugo vivant, Nantes, Éditions Pleins Feux, 2002, p. 26.


BERNARD CHAMBAZ

[Mallarmé] envie le Hugo de Hauteville-House qui retourne à Guernesey pour y écrire Quatrevingt-treize. Il comprend l'écœurement qui l'y a poussé. Il imagine la pièce nommée look out, au sommet de la maison, il écoute les vibrations de ces deux mots, look out, il devine les lointains au dehors, le fantôme fraternel de Shakespeare qui campe solidement sur le territoire des énigmes essentielles. Il se poste, en pensée, dans ce donjon marin, au-dessus de l'écume, idéal certainement pour « ajuster des pensées lointaines autrement et éparses ». Il rêve à la verrière, à la lumière vive puis atténuée pour son vers toujours préféré, « le soleil s'est couché ce soir dans les nuées ». Ce n'est pas par hasard s'il le voit encore renaître, Hugo, « parmi des ramiers ou l'espace ». Il sait bien que le bonhomme s'est réfugié à Guernesey pour écrire son Livre. Et il sait bien qu'il ne l'a pas écrit, qu'il en a écrit un autre, ou un morceau, Quatrevingt-treize.

Victor Hugo vivant, Nantes, Éditions Pleins Feux, 2002, pp. 31-32.


MATHIEU BÉNÉZET

Puis tu l'imagines séparé de sa mère. Pour toi seul, tu prononces : Les Feuillantines. Tu l'imagines abandonné par sa mère durant un an. Un an.
— Oui. Un an. En Corse.
Mais une vie versée dans l'écriture. Il ne reverra plus son père.
— Oui.
Hugo/Adèle ne racontera pas cela. Non. Pas de séparation-privation. Il en fait une image réparée. Petite icône. Petite véronique.
Les voyages de la jeunesse sont en lui. Pour lui. Il les écrira pour l'édification de ses futurs biographes. C'est signé Adèle/Hugo.
Qui est le témoin de sa vie ?
Il semble que quelqu'un pose le mot : énigme. Pourquoi écrit-il : « Le suicide est un bris de prison » ? La chute.
Le gouffre. « […] ce qu'ils ont de plus beau, c'est leur chute ». Mais il y a des flambeaux. Oui, les flambeaux « échevelés du souffle des ténèbres ».

Victor Hugo vivant, Nantes, Éditions Pleins Feux, 2002, pp. 50-51.

 

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