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Pierre Campion

Aspects d'un bicentenaire. Hugo aux risques de la prophétie
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 13 février 2002.

 


ASPECTS D'UN BICENTENAIRE

Hugo aux risques de la prophétie


Le prophète et le poète

Affirment l’être au néant[1].

 

Devant la postérité, tout prophète court deux risques également dommageables et presque certainement fatals, celui du ridicule et celui du malentendu. Regardé de notre fenêtre, il aura mal vu, ou trop bien vu : tout faux, ou tellement vrai que cela en devient suspect, suspect d’interpétation abusive, de notre part. Témoin Victor Hugo, tantôt moqué, tantôt récupéré, outrageusement parfois.

Nous voici donc presque au cœur de son année, ou plutôt de notre année de son bicentenaire. On le lit officiellement dans les écoles, tels jours. On se félicite de son génie : on exalte la justesse de ses prédictions, chacun et chaque cause au passage et au besoin l’enrôlent, et apparemment ça marche. Rien là que de très ordinaire.

Voyons cela de plus près, et sur deux types de textes, politiques et poétiques.

Actes et paroles

D’abord les textes souvent évoqués sur l’avenir de l’Europe. La pure coïncidence du bicentenaire et de l’effervescence européenne alimente la thèse du visionnaire, non sans quelques délires, de notre côté. D’où sort en effet la vision européenne de Hugo ? Bien sûr du principe et du mythe importés et transposés, assez cavalièrement, des États-Unis. Ainsi, en 1872 : « Nous aurons ces grands États-Unis d’Europe, qui couronneront le vieux monde comme les États-Unis d’Amérique couronnent le nouveau. Nous aurons l’esprit de conquête transfiguré en esprit de découverte […][2]. » Et, vingt ans auparavant : « Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe (Applaudissements), placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ! (Longs applaudissements[3].) »

D’autre part, le même texte de 1872 assignait l’obligation et le moyen de l’Europe future à la guerre récente entre la France et l’Allemagne :

L’équilibre rompu d’un continent ne peut se reformer que par une transformation. […] Le dilemme suprême est posé. Désormais, il n’y a plus de possible pour l’Europe que deux avenirs : devenir Allemagne ou France, je veux dire être un empire ou une république. […]

L’Europe empire ou l’Europe république : l’un de ces deux avenirs est le passé.

Peut-on revivre le passé ?

Évidemment non.

Donc nous aurons l’Europe république.

Comment l’aurons-nous ?

Par une guerre ou par une révolution.

Par une guerre, si l’Allemagne y force la France. Par une révolution, si les rois y forcent les peuples. Mais, à coup sûr, cette chose immense, la République européenne, nous l’aurons.

De manière encore plus brutale, et dans des circonstances dramatiques, le discours prononcé devant l’Assemblée nationale, le 1er mars 1871, indiquait déjà la voie de cet avenir : par la guerre[4]. Devant l’Assemblée élue le 8 février précédent et réunie à Bordeaux, dans la ville où se sera repliée soixante-neuf ans plus tard telle autre Assemblée, Victor Hugo, député de la Seine (gauche), prend la parole dans le débat sur la ratification du traité de paix. Militairement la France est écrasée ; Paris assiégé est aux mains du peuple, et la Commune va bientôt être proclamée ; le pays vient d’élire « une assemblée rurale », très majoritairement en faveur de la paix. Selon une dialectique dont nous connaîtrons par la suite bien des exemples, l’orateur proclame :

Je ne voterai point cette paix, parce que, avant tout, il faut sauver l’honneur de son pays ; je ne la voterai point, parce qu’une paix infâme est une paix terrible. Et pourtant, peut-être aurait-elle un mérite à mes yeux : c’est qu’une telle paix, ce n’est plus la guerre, mais c’est la haine. (Mouvement.) La haine contre qui ? Contre les peuples ? non ! contre les rois ! […]

Oh ! une heure sonnera — nous la sentons venir — cette revanche prodigieuse. Nous entendons dès à présent notre triomphant avenir marcher à grands pas dans l’histoire. Oui, dès demain, cela va commencer ; dès demain, la France n’aura plus qu’une pensée : se recueillir, se reposer dans la rêverie redoutable du désespoir, reprendre des forces ; élever ses enfants, nourrir de saintes colères ces petits qui deviendront grands ; forger des canons et former des citoyens, créer une armée qui soit un peuple ; appeler la science au secours de la guerre ; étudier le procédé prussien comme Rome a étudié le procédé punique ; se fortifier, s’affermir, se régénérer, redevenir la grande France, la France de 92, la France de l’idée et la France de l’épée. (Très-bien ! Très-bien !)

Puis tout à coup, un jour, elle se dressera ! Oh ! elle sera formidable ; on la verra, d’un bond, ressaisir la Lorraine, ressaisir l’Alsace !

Est-ce tout ? non ! non ! saisir — écoutez-moi, — saisir Trèves, Mayence, Cologne, Coblentz…

Sur divers bancs. — Non ! non ! […]

M. Victor hugo. — […] Et on entendra la France crier : C’est mon tour ! Allemagne, me voilà ! suis-je ton ennemie ? Non ! je suis ta sœur. (Très- bien ! Très-bien !) Je t’ai tout repris, et je te rends tout, à une condition : c’est que nous ne ferons plus qu’un seul peuple, qu’une seule famille, qu’une seule république. (Mouvements divers.) Je vais démolir mes forteresses, tu vas démolir les tiennes. Ma vengeance, c’est la fraternité ! (À gauche : Bravo ! bravo !) Plus de frontières ! Le Rhin à tous. Soyons la même République, soyons les États-Unis d’Europe, soyons la fédération continentale, soyons la liberté européenne, soyons la paix universelle ! Et maintenant serrons-nous la main, car nous nous sommes rendu service l’une à l’autre : tu m’as délivrée de mon empereur, et je te délivre du tien. (Bravo ! bravo ! Applaudissements.)

On voit bien comment il faut prendre cette déclaration, c’est-à-dire comment on peut respecter vraiment son prophétisme. Le fait que notre Europe à six puis à quinze, soit sortie des trois guerres enchaînées entre la France et l’Allemagne — et d’une révolution — et qu’elle doive essentiellement à la réconciliation et à la proposition de nos deux nations, et que cette Europe-là intéresse la paix du monde, cela n’est que trop évident maintenant, et sur ce point capital Hugo ici avait bien vu : c’est un coup réussi de sa dialectique poétique et de sa dramaturgie parlementaire, qui valait bien celle du théâtre.

Mais il y aura fallu deux guerres et non pas une, deux guerres mondiales, qui, liées à bien d’autres événements, firent surgir puis disparaître, en Europe et dans le monde, des formes de pouvoir et de société que Hugo ne pouvait pas soupçonner : tellement l’histoire réelle est plus inventive que le plus inventif des poètes, et souvent bien plus retorse[5] ! On voit aussi combien son modèle de l’avenir doit au passé : à la Révolution française et au premier des Napoléons, non nommé dans le discours de Bordeaux, et pour cause[6]. On voit enfin comment ce discours de combat doit à la circonstance politique et au sens hugolien de la tribune, à son sens du verbe et de la provocation. À la honte aussi et à la douleur qui annonçaient, mais là encore sans le savoir, les mois de mai et juin 40, quand les gens, paraît-il, pleuraient aux carrefours sur cette défaite jamais vue de la France.

Discours superbe de tactique, de stratégie, et de tempérament, qui, bien sûr, ne fut pas suivi par ses collègues, mais qui traçait à la nation le programme qu’elle allait suivre en effet, à la lettre mais non dans l’esprit, pendant plus de quarante ans : le programme politique d’une guerre à outrance, bourrée de propagande républicaniste, qui devait aboutir à l’effondrement de plusieurs empires et à certaine paix dictée aux lieux mêmes où avait été proclamé le IIReich allemand, à une paix grosse des rêveries d’une nouvelle Europe — nazie —, puis d’une nouvelle guerre. Entre-temps et sur un autre front, 17 aurait retourné les idées, les conditions et les objectifs de 92 et modifié la face de l’Europe et du monde.

Mais aujourd’hui que, pour la première fois et par leur ironie souveraine, à travers l’acte symbolique et concret de leur nouvelle monnaie, les deux peuples, et plusieurs autres, se sont saisis, enfin eux-mêmes, de leur destin commun, avec une sorte de naturel, de facilité et de gaieté imprévus, nous voyons aussi, à plein, comment notre Europe fut d’abord le projet d’un complot finalement réussi — certes intelligent et généreux, mais rien moins que démocratique, et d’abord ourdi presque à l’insu des peuples, dont on se méfiait —, celui de quelques amis patients puis de technocrates visionnaires, puis de gouvernements obstinés, conduits certains par un général formé dans les idées de l’Action française. Hugo, peut-être, contrairement à beaucoup de nos penseurs plus ou moins dégoûtés, aurait apprécié l’ironie, et le fait que l’Europe des peuples cristallise aujourd’hui autour d’une monnaie délibérément conceptuelle et calculée à la cinquième décimale près. Car il y a là quelque chose, sur le théâtre de notre Europe, de ce qu’annonçait, à vingt-cinq ans, l’auteur de Cromwell : l’union éruptive du grotesque et du sublime, telle qu’elle marque toujours les grandes phases de l’Histoire et la réalité du réel.

Cependant on voit bien les limites de ces prédictions sur l’Europe, et, sous un autre point de vue, comment ces textes, ainsi que bien d’autres, empêcheraient de décrire avec précision et de manière univoque un Hugo pacifiste et/ou révolutionnaire, un Hugo selon nos catégories et selon nos vœux. Par exemple, dans la phraséologie hugolienne, les images de la république et de la révolution le plus souvent récusent la violence et le désordre : « Le temps des sanglantes et terribles nécessités révolutionnaires est passé[7]. ». Ou encore, en juin 1848, en un moment crucial et dans la discussion sur le sujet sensible des ateliers nationaux, s’adressant aux socialistes et non sans rouerie :

Puisque le peuple croit en vous, puisque vous avez ce doux et cher bonheur d’être aimés et écoutés de lui, oh ! je vous en conjure, dites-lui de ne point se hâter vers la rupture et la colère, dites-lui de ne rien précipiter, dites-lui de revenir à l’ordre, aux idées de travail et de paix, car l’avenir est pour tous, car l’avenir est pour le peuple ! Il ne faut qu’un peu de patience et de fraternité ; et il serait horrible que, par une révolte d’équipage, la France, ce premier navire des nations sombrât en vue de ce port magnifique que nous percevons tous, dans la lumière qui attend le genre humain. (Très-bien ! Très-bien[8] !)

Cependant rendons au prophétisme de Hugo au moins cette justice, que, s’il était bien entendu, il remettrait notre histoire présente dans le cours de l’histoire réelle, c’est-à-dire dans celui que recompose a posteriori la prise en considération des utopies prophétiques, pourvu qu’on les traite comme des actes de leur moment, soumis comme tous les actes aux risques et aux ruses de la raison historique, et aux jugements arbitraires des générations. Parmi ces actes, il en est qui demeureront de purs et simples appels à l’avenir, au désespoir du présent et aux risques et périls du futur : et c’est par là qu’ils appartiennent à l’histoire, que firent aussi les protestations, même ensuite désavouées par les événements. Moments fascinants où l’on voit agir pleinement l’esprit de la décision, dans l’instant où il tente à l’aveuglette les formules du futur. Moments souvent oubliés ou trahis, dans la mesure où beaucoup de ces formulations n’eurent pas d’effet : car nous n’aimons nous rappeler et célébrer que les prophéties qui ont réussi, ou celles que nous pensons pouvoir approprier à nos préjugés et réengager dans nos stratégies[9].

Autrement dit, la présence si forte de Hugo à son présent ne sera vraiment effective pour nous que si nous l’entendons, ici et maintenant, comme une incitation à nous laisser, à notre tour, surprendre par l’événement : à prendre nos propres risques sous le regard énigmatique mais attentif de notre propre avenir.

Les actes de la parole lyrique

Pensons maintenant à certains grands poèmes hugoliens de l’avenir. On en trouve partout dans l’œuvre mais notamment dans Les Châtiments, et ce n’est pas par hasard. Car ce qu’on y lit, c’est moins la description, même idéale, d’un monde réconcilié que la protestation active contre un monde dénié. Les aubes radieuses et les éblouissements, les navires appareillant vers l’Étoile, le trajet qui conduit de Nox à Lux, la vision même, par la suite, de Dieu et de la fin de Satan, toutes ces formes prédictives s’inscrivent, en creux et en clarté, dans le trop-plein fangeux du Second Empire et de son événement fondateur. De même que, pour le passé, le neveu force à revisiter la légende de l’oncle et notamment les champs d’Austerlitz et de Waterloo, symétriquement ce régime de malfrats suscite les images heureuses d’un avenir, mais en ce qu’il souille et annihile tout présent :

 

Ainsi pas de printemps ! ainsi pas de ciel bleu !

Ô bandits, et toi, fils d’Hortense de Saint-Leu,

Soyez maudits, d’abord d’être ce que vous êtes,

Et puis soyez maudits d’obséder les poëtes !

Soyez maudits, Troplong, Fould, Magnan, Faustin deux,

De faire au penseur triste un cortège hideux,

De le suivre au désert, dans les champs, sous les ormes,

De mêler aux forêts vos figures difformes !

Soyez maudits, bourreaux qui lui masquez le jour,

D’emplir de haine un cœur qui déborde d’amour[10] !

 

À l’instar des prophètes d’Israël attachés l’injure à la bouche aux mauvais pas de leurs rois, le poète en appelle à toute transcendance imaginable : à Dieu, à la Nature, à l’Avenir.

C’est une supplication et une malédiction, c’est l’expression d’un droit bafoué qui cherche le tribunal de son appel, et, selon ce que disait Marx de la religion, certes un peu auparavant et à sa manière sarcastique et renversante de briseur d’utopies, « le soupir de la créature accablée, le cœur d’un homme sans cœur, l’esprit des temps privés d’esprit[11] ». Ainsi, comme dans le discours de Bordeaux, la protestation est-elle profondément marquée de son actualité. Elle ne se réclame pas d’un futur historiquement envisageable, et par nous vérifiable.

C’est une action, ici et maintenant, dont l’efficacité se mesure à celle de la parole poétique. Dire, c’est faire. Entendons : c’est faire advenir, ici et maintenant, certaines valeurs, et sur le seul mode qui convienne à la fondation de valeurs, celui de l’exigence qu’elles soient, en présence de leur manque à être. On dit volontiers, et à juste titre, que Hugo avait beaucoup changé ; que, d’abord légitimiste sous la Restauration, puis pair de France sous la Monarchie de Juillet, puis républicain modéré entre 48 et 51, il avait évolué tardivement vers des positions que nous dirions, en trop gros, d’extrême gauche ; et que cette évolution n’aurait pas été sans rapport avec la déception de certains espoirs et de certains intérêts. Il faut ajouter, à mon sens, que le poète découvre des valeurs nouvelles à travers l’avènement d’un régime et d’une société haïs et à travers l’épreuve nouvelle de l’exil. Tellement l’éthique, et c’est là son régime adéquat, entend les valeurs comme des inventions morales à opposer à ce qui est, et à éprouver aux risques de l’agir.

Mais ici on est dans un, dans des poèmes ; et les risques se prennent au nom de la parole poétique. Car, quelle autre légitimité Hugo aurait-il à opposer à l’Empire ? Quelle garantie et quelles preuves apporter à son affirmation prophétique ? Quel calcul, au sein de quel pari ?

 

Ah ! quelqu’un parlera. La muse, c’est l’histoire.

Quelqu’un élèvera la voix dans la nuit noire.

Riez, bourreaux bouffons !

Quelqu’un te vengera, pauvre France abattue,

Ma mère ! et l’on verra la parole qui tue

Sortir des cieux profonds[12] !

 

Cela s’entend. Contre la force brutale, le poète scandera dans le verbe la force indivisible du divin, de l’histoire, de la poésie, de cette masse électrisée et mortelle à l’ennemi. Ici Hugo est pleinement à son affaire : mêler les voix des huit autres Muses dans celle de Clio qui sait toute l’Histoire, faire rouler les strophes dans le ciel des valeurs, en frapper les bourreaux et leurs maîtres, voilà un défi presque sans risque pour cet hercule auquel jusqu’ici le vers n’a jamais manqué.

Mais si cette mère, elle, venait à manquer à son fils ? Dès le début de l’exil, le poète attend vainement le mouvement populaire qui, balayant le tyran, le ramènera en France. Autour de lui, dans le petit milieu des émigrés, très vite, apparaissent des défections. Encore ne savent-ils pas qu’ils sont là pour vingt ans ! Le moment est redoutable, car Napoléon III a confirmé, contre bien des avis, paraît-il, le suffrage universel, du moins celui des citoyens, les citoyennes en étant écartées encore pour longtemps. Et jusqu’au bout les voix du peuple ne lui manqueront pas, même et justement à la veille de Sedan. (C’est sans doute la raison pour laquelle, nouveau précédent, le député Victor Hugo n’aura attendu que des armes ennemies la chute du régime[13].) Déjà le peuple déçoit le poète, et il lui oppose volontiers l’océan :

 

Il te ressemble ; il est terrible et pacifique.

Il est sous l’infini le niveau magnifique ;

Il a le mouvement, il a l’immensité.

[…]

Ô peuple ; seulement, lui, ne trompe jamais

Quand l’œil fixe, et debout sur sa grève sacrée,

Et pensif, on attend l’heure de sa marée[14].

 

Pour une fois, la comparaison descend du peuple à l’océan, ce dernier tirant du premier tous les traits qui pourtant paraissent le décrire dans sa nature même : l’accointance à l’infini sous la ligne d’horizon, le genre de son mouvement, ses humeurs, ses violences et ses calmes, et sa versatilité. Vingt-trois vers pour détailler la pertinence de cette étrange homologie, qui évoque le physique par le métaphysique et l’obscurité mystérieuse de l’Océan par celle du Peuple, celle-ci encore plus profondément fondatrice, encore moins connaissable, encore plus inhumaine. Car, sur sa grève d'exil, le poète attend vainement le soulèvement, là-bas, de cette mer humaine : il ne pense plus le flot qu’à travers ce silence. Ce que nous révèle cette métaphore qui, marchant contre le topos invétéré des flots imprévisibles et contre le sens naturel de la comparaison, oppose la carence du peuple à la constance de la mer, c’est le péril nouveau et spécial de l’âge démocratique. Le doute sur l’avenir s’est reporté au sein de la conviction du poète tout nouvellement acquise et d’autant plus forte. Sous le peuple, l’alea de l’Histoire demeure, avec cette condition inédite et aggravante que l’incertitude se trouverait désormais dans les mouvements du dernier souverain possible et du plus légitime qui soit, du seul même qui soit légitime. Alors, en attendant sans doute de refonder la souveraineté populaire et l’avenir de l’humanité dans un autre événement que dans le coup d’État (dans la défaite, « divine surprise », puis dans la revanche…), quel recours et quelles probabilités s’offrent-ils aux accents de la prophétie ?

Le dernier poème des Châtiments, ou du moins celui qui précède de ses doutes et de sa certitude les affirmations fidéistes de Lux (« Dieu nous essaie, amis. Ayons foi, soyons calmes/ Et marchons. »), cet avant-dernier poème du livre VII nous suggère comment Hugo lève le danger qui mine son assurance[15]. Certes ces ultima verba évoquent l’affaiblissement des exilés, mais on ne peut s’empêcher d’y lire aussi la crise de confiance dans le peuple lui-même.

 

[…]

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme,

Sans chercher à savoir et sans considérer

Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,

Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.

 

Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même

Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;

S’il en demeure dix, je serai le dixième ;

Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

 

Cette fois, la prophétie ne concerne plus que le poète lui-même, que l’assurance et le recours qu’il se procure à lui-même dans le risque que court la démocratie à peine inaugurée : la garantie de sa capacité poétique telle qu’elle s’exerce dans la solitude, telle qu’elle se chante fermement dans le noir. Tant que la masse de mes alexandrins — entre autres de ceux-ci, déployés selon ces seize strophes —, tant qu’elle s’avance, ordonnée en carrés de quatrains et roulant ses tambours, je suis fondé à prophétiser, au besoin contre mes derniers amis, et contre les scrutins menteurs, contre le silence des rues et des campagnes françaises, et contre cette mer humaine qui se refuse à observer les lois de la nature. L’élection poétique est ma garantie métaphysique, elle-même matériellement attachée aux mesures solidement métrées du vers national : tel est mon pari, tel est le calcul rythmé de mes probabilités, tel est aussi le défi lancé au sourire des esprits condescendants : essayez donc d’en faire autant. De produire ce dernier vers-là, plus facile à moquer qu’à inventer, tel qu’il est porté par ceux qui le précèdent et garanti par une œuvre comme la mienne, mais non vraiment certain pourtant de ceux qui viendront après lui. Car la capacité poétique se prouve chaque matin, debout au pupitre où les vers viennent s’inscrire — ou ne viennent pas.

Mais justement, déjà les dés de la crise roulaient, y compris dans la poésie. Le vers lui-même était menacé, auquel Hugo avait lié son sort, et il ne s’en doutait pas. Comme ces extra-lucides qui ne voient pas venir leur propre mort, il se confiait à une parole qui avait peut-être déjà perdu ses vertus. Néanmoins, encore une fois et pour tout le temps qu’il lui restait à vivre, il avait eu raison de ne douter ni de sa capacité ni du vers français, car comme quelqu’un de beaucoup plus inquiet que lui devait le noter, quelque temps après sa mort : « Le vers, je crois, avec respect attendit que le géant qui l’identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer ; pour, lui, se rompre[16]. » Et puis, Mallarmé lui-même jusqu’à ses derniers jours, et puis bien d’autres jusqu’à nous, allaient se confier encore au puissant instrument. Et puis nous, maintenant, les lecteurs de la poésie, nous nous plaisons toujours au verbe hugolien, comme quoi nous lui faisons toujours confiance.

La vertu des prophéties, et le sens des risques que prirent les prophètes devant l’avenir, c’est de rappeler à chacun et à chaque époque, dans le présent de chaque époque et de chacun, que ceux-ci ont eux-mêmes des risques à prendre vis-à-vis de leur futur. Si c’est ce rappel aux obligations de l’avenir qui fonde vraiment la validité de toutes prévisions, alors celles de Hugo valent encore, moins par la lettre de ce qu’elles nous annoncent que par ce qu’elles nous font penser, dire et faire en présence de l’incertitude. Daniel Bensaïd :

La prophétie élabore une image critique et polémique de la tradition. Elle harcèle le présent au nom d’un passé authentique oublié. Elle ne prédit pas, elle ne se prévaut pas de signes et de miracles ; elle dit seulement la probabilité de la catastrophe, rançon de l’infidélité. Son temps est discontinu, haché d’exils et de restaurations, réversible, étranger à toute prédiction d’un futur toujours décidé. L’intelligence de l’avenir dépend de celle du présent[17].

Pierre Campion


 

Notes

[1] Victor Hugo, Dernière gerbe, LXXXV.

[2] « L’Avenir de l’Europe », message adressé au Congrès de la Paix de Lugano (1872), dans Victor Hugo, coll. Bouquins, Robert Laffont, volume Politique, 1985, Actes et paroles IV, pp. 858-859.

[3] Discours d’ouverture du Congrès de la Paix à Paris, 1849, ibid., p. 301. Depuis Tocqueville et sa Démocratie en Amérique (1835-1840), le destin américain de l’Europe est devenu un lieu commun, en bien ou en mal. Sur ce thème de l’Europe et de l’Amérique, voir encore, par exemple, la conférence de 1876, « L’Exposition de Philadelphie », ibid., pp. 908-911.

[4] « Pour la guerre dans le présent et pour la paix dans l’avenir », ibid., pp. 752-756. Texte moins cité que le précédent, et pour cause. Voir encore « La Question de la paix remplacée par la question de la guerre », message au Congrès de la Paix à Genève (1874), ibid., pp. 882-884, et notamment ceci : « Nous, préparateurs des faits futurs, nous eussions désiré une autre issue ; mais les événements ne nous écoutent pas ; ils vont au même but que nous, mais par d’autres moyens. Où nous emploierions la paix, ils emploient la guerre. Pour des motifs inconnus, ils préfèrent les solutions de haute lutte. Ce que nous ferions à l’amiable, ils le font par effraction. La Providence a de ces brusqueries. »

[5] Julien Gracq : « Il y a dans l’Histoire un poète puissant et multiforme, et la plupart du temps un poète noir […] » En lisant en écrivant, José Corti, 1980, p. 221. Un poète plus hugolien que nature.

[6] Il est évoqué dans le message au Congrès de la Paix de 1872 évoqué ci-dessus.

[7] Discours du 23 avril 1853 sur la tombe de l’exilé Jean Bousquet, reproduit dans la note V des Châtiments et dans Actes et paroles, ibid., p. 436. La même phrase se retrouvera, en 1879, dans la lettre adressée au Congrès libre et laïque de l’éducation (Victor Hugo, Œuvres complètes, Le Club Français du Livre, tome XVI, 1970, p. 550).

[8] Discours à l’Assemblée constituante, sur les ateliers nationaux, 20 juin 1848, Actes et paroles, ibid., p. 173.

[9] Des philosophes comme Walter Benjamin et Daniel Bensaïd, une historienne comme Michèle Riot-Sarcey se montrent très sensibles à cette dimension imprévisible et risquée du présent. Voir particulièrement D. Bensaïd, Walter Benjamin sentinelle messianique, Plon, 1990 et M. Riot-Sarcey, Le Réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Albin Michel, 1998.

[10] Les Châtiments, VI, XVI, « Floréal ».

[11] Marx, Critique de la philosophie héglienne du droit (1843).

[12] Les Châtiments, III, IX, « Joyeuse vie ».

[13] Ajouté après les cinq « Notes » qui achevaient les Châtiments, le poème « La Fin » daté du 9 octobre 1853, exprime les grands espoirs que l’auteur met dans certain conflit qui s’annonce entre les puissances européennes, et qui n’éclata pas. L’édition de 1870 conserve ce poème, et le confirme à cette place. Comme l’écrit Guy Rosa dans son édition (Les Châtiments, Le Livre de Poche, LGF, 1972, p. 439) « Mais, ce qui, en 1853, était dénégation magique de l’histoire est, en 1870, ultime et véridique prophétie que les faits ont vérifiée, puisque c’est bien une guerrre perdue qui vient de mettre fin à l’empire. »

[14] Les Châtiments, VI, IX, « Au peuple ».

[15] Les Châtiments, VII, XVII, « Ultima verba ».

[16] Mallarmé, Crise de vers (1892-1895), dans Igitur, Divagations, Un coup de dés, Poésie/Gallimard, p. 240.

[17] D. Bensaïd, op. cit., p. 201.

 


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