RETOUR : Coups de cœur

 

Catherine Kintzler

Le Cid de Corneille (mise en scène de Brigitte Jaques).
© : Catherine Kintzler.

Mis en ligne le 29 novembre 2005.

Ce texte est publié sur le blog de Catherine Kintzler. Il est reproduit ici avec son autorisation, dont nous la remercions vivement.

Catherine Kintzler est Professeur de philosophie à l'Université de Lille 3 (philosophie générale et esthétique). Nombreuses publications, dont la dernière : Théâtre et opéra à l'âge classique. Une familière étrangeté, Paris, Fayard, 2004.


Le Cid de Corneille (mise en scène de Brigitte Jaques)

Comédie française, novembre 2005 (jusqu'en avril 2006)

Tragédie de l'héroïsme étouffant et obligé
Tragédie et comédie de la raison impuissante

La pièce, c'est bien connu, se présente comme une escalade sans fin. Escalade des personnages emportés par la surenchère du « point d'honneur » en forme de moteur qui s'emballe : Rodrigue et Chimène ne peuvent s'extraire du labyrinthe à une seule voie dans lequel ils sont pris que par la décision royale. Mais l'auteur lui-même est pris dans un circuit dramatique qui le contraint à monter toujours plus haut : le moteur repart à chaque fois à un régime qu'on aurait cru impossible. Dans le registre du « forcé », qui a fait mieux ? On voit pourquoi Scudéry et l'Académie ont trouvé tout cela outré (en particulier la scène monstrueuse où Rodrigue vient « faire des pointes » dans la chambre de Chimène, l'épée à la main). Mais nous sommes à la torture, délicieusement, comme Voltaire : à la fois agacés et époustouflés. À côté de cela, Rodogune sera une petite promenade en moyenne montagne… On s'essouffle à suivre l'auteur en même temps qu'on serait fâché qu'il nous attende. Hors d'haleine, on fait halte sur une plate-forme en contrebas, les yeux rivés sur le grimpeur, et on se dit (même si on sait par cœur la fin) : comment va-t-il redescendre ? Mais il ne redescend pas, il fait imploser la pièce, il la dégonfle brusquement — « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi » — par un génial coup d'arbitraire.

Je découvre pour la première fois un Rodrigue dépressif, qui ne croit pas vraiment à l'héroïsme qu'on lui impose ou plutôt qui accuse le caractère extérieur et factice de l'héroïsme obligé. De quel œil il regarde son père ! Il le plaindrait presque, non pas de n'avoir pu soutenir son nom (du reste le vieux trépigne piteusement « Ô rage, ô désespoir »), mais tout au contraire de croire que le tout est de soutenir ainsi son nom. On l'entendrait presque chuchoter in petto « Ah ! f…-moi la paix, j'y vais… », et il ramasse son épée d'un geste las, excédé. Rodrigue se place délibérément à côté (ou au-dessus ?) de l'héroïsme « dans les travaux guerriers » dont on aurait pu le croire constitué. Et du même coup il excuse magnifiquement Corneille de l'invraisemblance qui lui fut tant reprochée : n'est-ce pas la moindre des choses en une seule journée 1º de venger son père 2º de gagner une bataille 3º d'affronter un rival en duel ? Ok, ok, mais ce n'est pas le tout…

Tragédie de l'héroïsme étouffant qui étouffe aussi Chimène, mais elle, elle y croit, elle s'engouffre avec ivresse dans l'irrespirable et parvient à tenir en apnée jusqu'au bout, même que ça finit par faire rire tout le monde… Et lui n'arrive pas à lui faire entendre que ce n'est pas par là que ça passe, pas seulement.

Pièce de la surdité. Les deux vieux au début, sourds à toute raison, à toute médiation. Don Diègue, après la mort du comte, qui n'entend pas Rodrigue, et qui lui fait le coup cruel que Corneille réitèrera dans une atroce scène entre Camille et le vieil Horace : « Ce n'est vraiment pas le moment de pleurer, réjouis-toi ! » Chimène, sourde, aveugle, obstinée dans la lamentation hargneuse, figure antique avec ses cheveux épars et sa chemise écrue, comme prise dans une cellule blanche où toute perception extérieure est abolie. Tragiquement sourde à la vérité de Rodrigue, qu'elle va finir par enterrer sous le Cid, béate d'admiration (et de suffisance ?) — ça ne va pas être très marrant de vivre avec elle, déjà elle le débaptise. Tragiquement sourde à une magnifique Elvire qui pourtant a bien raison. Comiquement sourde, on retrouve ici nos classiques, aux discours des politiques, des « raisonnables », jusqu'à fermer la bouche à ce petit lèche-cul de Don Sanche au moment où il a un rapport tout ce qu'il y a de décisif à lui faire — et lui de pleurnicher : « Je n'ai même pas pu en placer une ! »

Deux vieux et deux jeunes pris, pour des motifs différents, dans des tourbillons parallèles d'aveuglement volontaire ou obligé, et les autres au milieu qui s'arrachent les cheveux, et dans la salle on se sent pris à témoin : « Vous voyez comment ils sont… » !

La tragédie d'une raison impuissante. Et la comédie surgit chaque fois que la raison se fait entendre — par une espèce de connivence atterrée, désolée, connivence de dérision entre les personnages que l'on dit « secondaires » et les spectateurs, complicité de « ceux qui voient ». Car, comme dans Britannicus, Brigitte Jaques a eu l'art de donner tout leur éclat aux personnages dits secondaires, Elvire, le roi, l'Infante — superbe voyante extra-lucide sur elle-même et sur les autres. Ce qui une fois de plus souligne l'audace cornélienne : car la confidente est ici à la même hauteur que les grands. C'est tout simplement une hauteur de vue.

Catherine Kintzler


Catherine Salviat

Léonor

Claude Mathieu

Elvire

Jean-Baptiste Malartre

le Roi de Castille

Christian Blanc

le Comte

Alexandre Pavloff

Don Rodrigue

Roger Mollien

Don Diègue

Audrey Bonnet

Chimène

Loïc Corbery

Don Sanche

Léonie Simaga

L'Infante

Jacques Bourgaud

Don Arias

Alain Umhauer

Don Alonse

Sarah Le Picard et Marion Picard

Pages

Décor et costumes

Emmanuel Peduzzi

Musique

Marc-Olivier Dupin

Lumières

Jean Kalman

 

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