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LA FONTAINE EN ÉTÉ

LES DEUX RATS, LE RENARD ET L'ŒUF
(fin du Discours à Mme de la Sablière)

      [vers 1-178 du Discours à Mme de la Sablière]

     Deux Rats cherchaient leur vie ; ils trouvèrent un Œuf.
180 Le dîné suffisait à gens de cette espèce !
     Il n'était pas besoin qu'ils trouvassent un Bœuf.
             Pleins d'appétit, et d'allégresse,
     Ils allaient de leur Œuf manger chacun sa part,
     Quand un quidam parut. C'était maître Renard ;
185         Rencontre incommode et fâcheuse.
     Car comment sauver l'Œuf ? Le bien empaqueter,
     Puis des pieds de devant ensemble le porter,
             Ou le rouler, ou le traîner,
     C'était chose impossible autant que hasardeuse.
190         Nécessité l'ingénieuse
             Leur fournit une invention.
     Comme ils pouvaient gagner leur habitation,
     L'écornifleur étant à demi-quart de lieue,
     L'un se mit sur le dos, prit l'Œuf entre ses bras,
195 Puis, malgré quelques heurts, et quelques mauvais pas,
             L'autre le traîna par la queue.
     Qu'on m'aille soutenir après un tel récit,
             Que les bêtes n'ont point d'esprit !
             Pour moi si j'en étais le maître,
200 Je leur en donnerais aussi bien qu'aux enfants.
     Ceux-ci pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans ?
     Quelqu'un peut donc penser ne se pouvant connaître.
             Par un exemple tout égal,
             J'attribuerais à l'animal,
205 Non point une raison selon notre manière,
     Mais beaucoup plus aussi qu'un aveugle ressort :
     Je subtiliserais un morceau de matière,
     Que l'on ne pourrait plus concevoir sans effort,
     Quintessence d'atome, extrait de la lumière,
210 Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
     Que le feu ; car enfin, si le bois fait la flamme,
     La flamme, en s'épurant, peut-elle pas de l'âme
     Nous donner quelque idée ? et sort-il pas de l'or
     Des entrailles du plomb ? Je rendrais mon ouvrage
215 Capable de sentir, juger, rien davantage,
            Et juger imparfaitement,
     Sans qu'un singe jamais fît le moindre argument.
            À l'égard de nous autres hommes,
     Je ferais notre lot infiniment plus fort :
220        Nous aurions un double trésor ;
     L'un cette âme pareille en tout-tant que nous sommes,
            Sages, fous, enfants, idiots,
     Hôtes de l'univers sous le nom d'animaux ;
     L'autre encore une autre âme, entre nous et les anges
225        Commune en un certain degré
            Et ce trésor à part créé
     Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,
     Entrerait dans un point sans en être pressé,
     Ne finirait jamais, quoique ayant commencé,
230        Choses réelles, quoique étranges.
            Tant que l'enfance durerait,
     Cette fille du Ciel en nous ne paraîtrait
            Qu'une tendre et faible lumière ;
     L'organe étant plus fort, la raison percerait
 
235       Les ténèbres de la matière,
            Qui toujours envelopperait
            L'autre âme imparfaite et grossière.

Fables, IX, IX


   Cette fable et son développement appartiennent au Discours à Mme de la Sablière dont, après cent soixante-dix-huit vers, ils constituent l'aboutissement (1). Dédié à cette « Iris » savante et cultivée qui logea le fabuliste chez elle, ce Discours ambitieux par ses dimensions et son objet entend réfuter la doctrine cartésienne des animaux-machines. On n'attendait pas forcément là notre La Fontaine.

   Dans la philosophie de Descartes (« Descartes ce mortel dont on eût fait un dieu/ Chez les païens » v. 54-55), La Fontaine va au point qui le touche, la question de la raison dans les animaux (2). Il expose drôlement la pensée du cartésianisme, mais en somme sans la trahir. Selon Descartes, l'instinct des animaux serait donc un mécanisme inconscient de lui-même et des choses, inerte et de pure étendue, une horloge « qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps, plus justement que nous avec toute notre prudence (3) » :

                                         […] Ils disent donc
                         Que la bête est une machine ;
           Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts ;
           Nul sentiment, point d'âme, en elle tout est corps.
                         Telle est la montre qui chemine,
           À pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
                         Ouvrez-la, lisez dans son sein ;
           Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde.
                         La première y meut la seconde,
           Une troisième suit, elle sonne à la fin. (v. 29-37)

  Et bien vite, La Fontaine va avec sûreté aux fondements de la position de Descartes, son idée de la raison comme pensée réfléchie :

           Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur.
           Sur tous les animaux, enfants du Créateur,
           J'ai le don de penser ; et je sais que je pense. […] (v. 58-60)

   Relevant ainsi l'une des oppositions radicales que pose la philosophie cartésienne, le fabuliste la renvoie ensuite à une autre distinction, celle que cette philosophie postule entre l'âme et le corps, distinction claire aux yeux de La Fontaine mais dont le fonctionnement demeure obscur, même à Descartes :

           Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts :
           L'impression se fait. Le moyen, je l'ignore :
           On ne l'apprend qu'au sein de la Divinité ;
           Et, s'il faut en parler avec sincérité,
                        Descartes l'ignorait encore.
           Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux. (v. 166-170)

   Difficulté pour difficulté, La Fontaine préfère donc encore supposer une continuité entre les ordres du vivant, quitte à distinguer, pour chacun de ces ordres, un mode spécifique de l'esprit. Déjà il a avancé l'exemple des ruses du cerf quand il est aux abois, celles dont use la perdrix pour sauver sa couvée, les travaux des castors et les stratégies guerrières de certains animaux du nord. C'est ici qu'intervient notre fable, que l'auteur annonce comme définitivement probante :

           Ce que je sais, Iris, c'est qu'en ces animaux
                        Dont je viens de citer l'exemple,
           Cet esprit n'agit pas, l'homme seul est son temple.
           Aussi faut-il donner à l'animal un point
                        Que la plante après tout n'a point (4).
                        Cependant la plante respire :
           Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire ? (v. 171-178)

  Notons d'abord que les deux rats sont les seuls acteurs de la fable : l'œuf et le renard ne sont que les données d'un problème imposé à leur pensée.
  Comment l'esprit vient-il aux rats ? Comme aux humains : sous l'empire de la nécessité et par l'invention d'un moyen qui ne soit pas de hasard. La situation est inédite : il leur va falloir créer un procédé pour sauver leur nourriture du gobeur d'œufs et accessoirement mangeur de rats. Délibérer à deux : dénombrer et évaluer les données, projeter et prévenir certaine action par leurs propres actions, comparer des solutions sur le plan de leurs possibilités de réalisation et de leurs chances de réussite, déterminer une conduite complexe puis l'exécuter. Solidairement nos deux héros vont mettre en œuvre leurs propres corps, chacun diversement utilisé, pour former un outil unique, cela dans l'étendue d'un certain espace qui leur offre la ressource d'un certain temps. Le succès n'est pas raconté, il va de soi.
  Toutes ces pensées nous sont rapportées au style indirect d'une parole déjà un peu archaïque, même à l'époque de La Fontaine : ces animaux ne parlent pas, mais leurs opérations mentales sont, elles, exposables dans la langue d'un homme familier des êtres vivants, qui dit que les animaux comme poules, vaches, cochons et rats « cherchent leur vie » – les végétaux, eux, étant assignés à leur lieu –, dont le repas principal à midi s'appelle le dîné, et dont les rimes retrouvent sans peine les locutions anciennes comme celle de « Qui vole un œuf vole un bœuf ».
  Ainsi cette fable revêt-elle une pertinence démonstrative, selon sa dramaturgie et selon le mode de réalisation de son discours.

   Ensuite, la fable donne lieu à développements spéculatifs. L'enfance d'abord fournit la notion intermédiaire d'une pensée qui ne se pense pas (5). Puis vient l'effort d'abstraction, qui consiste à esquisser la notion encore non nommable d'une sorte d'intelligence animale, cela par distinctions (de deux âmes dans l'homme et de trois ordres dans les créatures : les anges, les hommes, les animaux), par images (celles de la flamme à l'égard du bois, de l'or à l'égard du plomb), par passages à la limite sur le modèle des alchimistes (distillation de la matière, quintessence, extrait…), par décisions démiurgiques (« Je rendrais mon ouvrage […]. Je ferais notre lot […] et ce trésor […] suivrait […] entrerait […] ne finirait jamais […]. »)

   Mais quelle peut bien être réellement la force probante d'une fable et de ses développements, dont l'auteur se montre pourtant si assuré ?
  Dans celle-ci – et dans toutes les fables –, l'esprit se met en mouvement vers la vérité. C'est cela qui fait que la fable, en général, va à une morale ou, comme ici, à des développements spéculatifs qui ont trait à la métaphysique. La vérité n'est pas ni chose que l'on posséderait ni une notion que l'on puisse se donner à la force du raisonnement, mais une question de conviction et d'action ; elle s'établit dans le processus narratif d'une histoire et jusque dans la marche des mètres ; elle demande une confiance dans « le pouvoir des fables ».
  Ainsi la fable tire-t-elle sa force démonstrative de l'ordre organique de la vie. Elle lui emprunte ses personnages (deux rats, un renard et un œuf, et aussi un loup et un agneau, un berger et la mer…), ses idéalités (l'homme et son image, l'amour et la folie, les vertus et les vices…), ses figures et ses logiques (les tropes qui structurent les organismes en eux-mêmes et entre eux), ses accidents et retournements et le genre de ses conclusions, tirées de la logique de ces drames. En un mot, elle établit ses vérités dans l'impossibilité où se trouve la pensée de séparer l'esprit de la matière et le corps de l'âme. Or, selon Descartes  :

                       Je sens en moi certain agent
                       Tout obéit en ma machine
                       À ce principe intelligent.
           Il est distinct du corps, se conçoit nettement,
                       Se conçoit mieux que le corps même. (v. 155-158)

  Telle est bien l'insuffisance de Descartes, aux yeux de La Fontaine, avouée par le philosophe lui-même et ironiquement dénoncée en cet octosyllabe du vers 158 (6) : c'est le corps qui fait problème au rationalisme cartésien, et le fait qu'il y ait du corps dans l'esprit de tout ce qui respire.

   La philosophie cartésienne mettait en cause l'ordre et le fait même des fables. Contre elle, et non sans de bonnes raisons, La Fontaine veut maintenir une pensée non discursive – si ce n'est selon le discours narratif –, soucieuse des continuités, nuances et dégradés des choses entre elles, entre elles et l'homme, entre l'homme et l'Esprit. Un genre de pensée qui croie à la force probante des corps et de leurs mille histoires, et à leur capacité de pensée.

Pierre Campion
2 septembre 2003


(1) Sur ce Discours, voir les éclaircissements de J.-P. Collinet dans son édition de La Pléiade, pp. 1239-1247
(2) L'exposé de Descartes sur cette question se trouve à la fin de la cinquième partie du Discours de la méthode. Faisant la supposition de machines « qui eussent la ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible », le philosophe soutient que « nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu'elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. […] Et le second est que, bien qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux, qu'aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes : car au lieu que la raison est un instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière. » Il poursuit : « Or par ces deux mêmes moyens on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. […] Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout […] » Descartes, Œuvres, Le Club Français du Livre, 1966, tome I, pp. 448-449.
(3) Descartes, ibid., p. 450.
(4) Entendons : par opposition aux deux autres règnes du vivant, il faut reconnaître aussi une espèce d'esprit à l'animal. Il y a tout ce qui respire et qui, comme tel, participe au spiritus. Ainsi la considération du règne végétal dans cette totalité fait que l'on doit accorder à l'animal un trait de raisonnement comme à l'homme, mais distinct de celui de l'homme. Cela s'appelle un raisonnement dialectique.
(5) Pour Descartes au contraire, « […] il n'est pas croyable qu'un singe ou un perroquet qui serait des plus parfaits de son espèce n'égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n'était d'une nature du tout différente de la nôtre » ibid., p. 449. Cf. encore Descartes : « Bien que Montaigne et Charron aient dit qu'il y a plus de différence d'homme à homme que d'homme à bête, il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite qu'elle ait usé de quelque signe pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions ; et il n'y a point d'homme si imparfait qu'il n'en use […] » Lettre à Newcastle, 23 novembre 1646, ibid., tome II, p. 279.
(6) Descartes : « […] en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui et qu'encore qu'il ne fût point elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est » Quatrième partie du Discours de la méthode, ibid., tome I, p. 430.

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