LA FONTAINE EN ÉTÉ
Entièrement récrites et augmentées de nouvelles études et d'un essai,
les études qui sont en ligne sur ce site ont été reprises en volume :
Se rafraîchir à La Fontaine. L'animalité de l'homme dans les Fables, Rennes, éd. Ennoïa, juillet 2004.
Voir à ce sujet la page nouvelle sur La Fontaine.
L'IVROGNE ET SA FEMME Chacun a son défaut, où toujours il revient : Fables, III, VII. Voilà une épouse désireuse de sauver son mari et son mariage, et douée d'imagination. Sans avoir forcément lu Aristote, elle suppose que l'on peut soigner les passions par une espèce de représentation qui administrerait au patient la honte de son défaut et la peur de son destin, le plonger en quelque sorte aux Enfers pour le ramener de son enfer et se sauver aussi soi-même. Mais c'est manqué, et la fable le disait d'avance. Et pourtant Sachant pertinemment qu'on ne peut ni parler ni jouer de scène à un homme plein de vin, la femme comptait sur le moment du réveil et de cette lucidité trouble et inquiète, qui aurait rendu son mari accessible aux affects cathartiques de la fiction. Certes, d'emblée, celui-ci reconnaît bien les objets et le motif de la mort, mais la question qui lui échappe énonce seulement le symptôme et en annonce la pérennité : « Ma Femme est-elle veuve ? » Cet homme n'a pas peur d'être mort et il n'a cure de savoir ni comment ni pourquoi il est mort : il n'a d'obsession que de sa femme ; il ne se représente sa mort à lui que par rapport à elle. D'ailleurs il se pourrait bien qu'il n'y croie pas vraiment, car, s'il craint, c'est seulement d'avoir à lui rendre compte une dernière fois de sa situation à elle : désormais elle est seule et « au bout de leurs écus ». S'il fallait une analyse de la situation, au moins est-elle faite : cet homme est, comme on dit, malade de son couple et la question d'argent, sans être sans doute déterminante, n'y est pas pour rien. Mais, comme l'on sait, et malgré Freud, il ne suffit pas toujours de verbaliser le point d'application du mal pour commencer à guérir. La fin le confirmera. Très bien, mais alors pourquoi écrire des fables, de ces fictions justement qui cherchent à remédier aux défauts et aux vices ? C'est que la fable ne cherche ni à faire honte ni à faire peur mais à faire plaisir. C'est la fonction des apologues en général, et de celui-ci en particulier : de surprendre par les péripéties d'un drame minime, de pénétrer dans les événements d'une conscience butée, de jouer les variations de la diction et de distribuer ainsi les durées d'une cure dans le temps propre de la Fable. (Pourquoi donc les diseurs de La Fontaine s'ingénient-ils à lire ses vers comme de la prose ? Il faut les réciter, mais comme à de petits enfants : leur restituer leurs silences à la rime, Mesdames et Messieurs ! , leurs syncopes du sens, les différences de longueur entre eux, leur fausse naïveté : traiter les passions par la joie*.) Néanmoins la question demeure, ici comme ailleurs : celle justement du lien entre le plaisir et la leçon, que matérialise le problème de l'articulation entre l'histoire et la moralité. Ici, comme en se jouant, le fabuliste préfère s'en débarrasser tout de suite, mais non sans explications ironiquement sentencieuses et en veillant à entrer dans le récit au sein d'un décasyllabe, in medium versum** : L'éthique n'est pas de rien dans La Fontaine. C'est le problème de chaque fable. Pierre Campion
* «
Sa Femme l'enferma dans un certain tombeau.
Là, les vapeurs du vin nouveau Cuvèrent à loisir. À son réveil il treuve L'attirail de la mort à l'entour de son corps : Un luminaire, un drap des morts. Oh ! dit-il, qu'est ceci ? ma Femme est-elle veuve ? » Pause à « tombeau », attente de la rime en [eau], attente allongée par le décalage de l'octosyllabe : silence dans ce tombeau. Puis suspension du temps après « nouveau ». Puis cette accélération dans l'alexandrin (pas de pause à l'hémistiche, seulement un accent !) et, à la rime qui attend sa rime, surviennent une forme vieille de « trouve », et la pause. Puis divers effets de longueur et de rime (« son corps » appartient « [aux] morts » !) avant la survenue de la première parole, laquelle trouve la rime à « treuve ». Mais quelle aberration, quelle rage de prosaïsme et de « naturel » font que les diseurs s'arrêtent de préférence après « à loisir », en plein milieu du vers ? S'il faut du temps pour le dégrisement (temps marqué entre les deux vers), il n'y a pas de durée dans la conscience endormie de l'ivrogne : mais soudain il sait qu'il est réveillé, il va être présent aux choses, il va se poser des questions. ** À nouveau : pas de pause, pas de silence à l'accent interne du vers ! On s'amuse à décaler les obligations syntaxiques. Et on file à l'histoire. |